Je ne sais pas trop comment attaquer. Il n'y a pas de règles pour ça. Ou s'il y en a, personne n'a jamais pris la peine de me les expliquer. En fait, j'imagine que c'est le genre de choses dont on parle dans les cours de littérature : "comment bien commencer un récit, le b-a-ba". En réalité, j'en sais rien : il n'y a pas ce genre de cours là où je vis. Ce qui nous amène à Indians Fall. Il faut sans doute que je commence par là.

Donc la jolie bourgade d'Indians Fall... Elle porte bien son nom, car il y a effectivement une chute d'eau, tout à l'Ouest de la ville. Ça pourrait attirer des touristes, mais comparé aux chutes du Niagara, eh bien, c'est pas comparable justement. En fait, c'est plus une attraction pour les gamins. Je crois qu'on y est tous passé à un moment à un autre. Les plus bravaches pour s'y baigner et combattre la force du courant, et pour tous les autres, ce qui m'inclut moi, pour y regarder nos bateaux improvisés être aspirés puis fracasser par la force de l'eau. Dan Parkins avait amené une vraie maquette télécommandée. Je ne sais pas où il avait pu la trouver, ses parents avaient pas de quoi lui offrir, ça c'est certain : c'était une vraie réplique d'un gros bateau de plaisance, là, un yacht... Avec des tas de petites vitres et une grande antenne. On a passé l'après-midi a jouer avec. Enfin, surtout Dan, vu qu'il voulait pas nous laisser la télécommande. Mais on profitait quand même, c'était quelque chose de voir ça. Dan rapprochait le bateau de la zone de turbulence et s'échinait ensuite à l'en sortir. On savait tous comment ça allait finir, on n'attendait que ça. Et en même temps c'était un combat remarquable. Je crois qu'on avait au fond de nous l'espoir que ce bateau, si beau et si parfait, puisse s'en sortir. Je ne sais plus combien on était, une petite dizaine, je me souviens juste qu'on est tous restés à profiter du spectacle. Il y a que Mindy Larson qui soit partie avant la fin, mais bon c'était une pleurnicheuse...

Et les Indiens ? Il y a bien une réserve indienne, des Lakotas. On ne les voit pas beaucoup. Officiellement, on partage la terre mais on les côtoie pas. Ils ne descendent jamais en ville. C'est comme des chiens attachés par une chaîne et qui se regardent de travers, montrant les crocs quand l'autre bouge. Les gens d'ici les traitent de voleurs. C'est peut-être vrai, j'en sais rien. C'est sûr que c'est un peu exagéré parce qu'une partie des méfaits qu'on leur attribue, c'est les mômes de la ville qui en sont responsable. Et ça je le sais, j'ai été môme aussi. Même si c'était pas le pire, on savait tous que Dean Carter, le propre fils du Shérif, volait des cigarettes à la supérette des Millard. Mais nous autres, on avait aucune raison de moufter et si les adultes voulaient accuser les Lakotas, pourquoi pas ? Et de leur côté, ces peaux-rouges devaient en avoir autant à notre égard... Leur shaman devait nous balancer toutes les malédictions qu'il pouvait. Mais dommage, ces conneries-là de magie ne marchent pas. C'est pour ça qu'ils sont en train de disparaître, alors que nous on prospère. Enfin, on prospère pas spécialement à Indians Fall, je veux dire l'homme blanc en général.

Parce que c'est sûr qu'Indians Fall est pas franchement en expansion. Pas du tout même... Mais on survit. Miss Pennywurth en serait étonnée mais j'ai une théorie là dessus. J'ai vu des documentaires, j'ai lu quelques revues. Et je sais que c'est une métaphore, c'est à dire une figure de style, et je crois que notre ville n'est pas vraiment une ville. Je crois que c'est un trou noir. Un endroit qui est tellement sombre que rien n'en sort. Tout finit par y tomber, un jour ou l'autre, comme dans un grand dépotoir. Et une fois que c'est là, trop tard, c'est pris au piège. Et ça, c'est vrai : les gens qui naissent ici, vivent ici. Et ils y meurent. C'est aussi simple que ça. Un trou noir. Et parfois des gens qui sont nés ailleurs sont attirés ici, et s'ils restent un peu trop dans les parages, c'est pareil. Leur destin est scellé. C'est le cas de ma mère. Elle était de Philadelphie. C'est plutôt loin, pourtant. Elle faisait des études d'Arts. Peinture si j'ai bien compris, même si j'ai jamais rien vu de ses créations. Elle revenait du Canada quand sa voiture est tombée en rade juste devant le garage de Vernon "Bolt" Bolstein. Le "juste devant", c'est sans doute une exagération, un truc pour embellir l'histoire. Mais je le raconte comme on me l'a raconté, rien de plus. En tout cas, ce jour-là, c'est Mike Symes qui trimait au Bolt. Il était doué en mécanique, c'est ce que tout le monde vous dira. Mais ma mère conduisait une des ces européennes capricieuses : exotiques, mais peu fiables. Ce pauvre Mike avait beau s'échiner, le cabriolet de ma mère était en rade. Ou peut-être que l'histoire dit vrai, j'en sais rien, et que ce pauvre Mike n'a pas vraiment forcé son talent. Peut-être que, effectivement, la vacancière lui avait tapé dans l'oeil. Bref, quelque soit la vérité sur la question, ils se sont mis ensemble. Quelques jours ou quelques semaines, pas plus : elle devait reprendre ses cours à Philadelphie. Et elle l'a bien commencé son semestre. Mais on n'échappe pas longtemps au trou noir. En novembre, elle et Mike se mariaient à l'Église Pentecôtiste sur Madison.

Je suis né six mois après leur mariage. Je sais où je suis né, donc je sais où je mourrais. C'est déjà quelque chose. Ils m'ont prénommé Edward Delvin Symes. Mais personne m'appelle comme ça, bien sûr. Les gens disent juste Ed. Vous entendrez peut-être les plus anciens dire le Petit Ed... C'est juste que mon grand-père s'appelait pareil, et que quelques dinosaures s'en souviennent encore. Je ne l'ai pas connu, il était mort bien avant ma naissance. Mais il a laissé quelques traces. Essentiellement son prénom, en fait. Mais bon, c'est déjà ça, j'imagine. Pour ce que j'en sais, je suis sa seule descendance. Pas sûr que ça l'aurait enchanté. Mike, mon père, est mort quand j'avais quatre ou cinq ans. J'ai pas vraiment de souvenirs. Il parait que je devrais en avoir, mais non rien. Soit que c'était pas un type spécialement mémorable, soit que j'ai une mémoire déplorable. Ce qui est pas impossible non plus. Ce que je sais, dans l'ensemble, c'est ma mère qui me l'a raconté. Le truc le plus marquant, sur sa vie, c'est comment il est mort. Mike était un type plutôt sympa, il était ami avec tout le monde. Et en particulier, il avait un petit groupe d'amis avec qui il jouait au poker deux fois par mois. Ils se retrouvaient ensemble au Mills, à la sortie de la ville. L'endroit existe toujours, d'ailleurs, même s'il est passé de mode. Ce jour-là, il était venu jouer. Jouer et boire. Je dis pas que le poker était une excuse, mais pour ce qu'on m'en a dit, il buvait pas en dehors. Enfin, une bière de temps à autre. Mais pendant ces parties de poker, c'était une autre histoire. Et quand ça durait longtemps, il lui arrivait de revenir plus que gris. Ce soir là, il avait passé ce stade. À tel point que Jenna Simon, qui tenait le bar à ce moment-là, n'a pas voulu lui rendre ses clés de voiture --- tolérance zéro, vous voyez. Je crois pas que le Shérif Carter lui aurait fait autre chose qu'une remontrance, mais je peux pas blâmer Jenna non plus : il y a trop de gens dangereux sur les routes. La suite est un peu moins clair : il y a eu un quiproquo sur qui devait le ramener. Bref il s'est retrouvé à faire le chemin à pied. Une histoire de 25 minutes pour n'importe qui, mettons 40 minutes pour un type bourré. Sauf qu'il s'est arrêté en chemin, allez savoir peut-être pour pisser... Mais en Janvier, par ici, les températures peuvent tomber très bas. On l'a retrouvé tout raide, le lendemain matin, affalé contre un arbre.

Et moi ? J'ai pas l'impression que ça m'ait marqué plus que ça, comme j'ai déjà dit, je m'en souviens pas vraiment. La vie continue. Même si ici, elle est sans doute plus routinière que partout ailleurs. Je croise parfois Jenna au drugstore. Je lui ai jamais rien dit, je lui en veux pas. Et pourtant elle évite toujours mon regard. Ma mère, elle, a mis les bouchées doubles pour ramener de l'argent à la maison, et moi je suis allé à l'école comme n'importe quel gamin. Miss Pennywurth me disait que j'étais sans doute pas l'ampoule la plus brillante du lot, mais que n'empêche, je méritais ma place à l'école. Une femme de conviction. Elle tenait à ce qu'on apprenne à lire et à écrire. Bien sûr, elle se concentrait sur les plus doués, les plus talentueux. Comme Samuel Nichols, Mary Powell ou Elaine DeWitt. Je crois qu'elle caressait le projet de les voir s'échapper du trou noir. Les autres, elle faisait son possible pour leur donner le minimum vital, mais sans les bercer de faux espoirs. Enfin, les irrécupérables, comme moi ou Ethan Petrakos... Là, elle faisait ce qu'elle pouvait. Elle essayait de nous garder dans le monde des humains, en réprimant toute velléité de violence et de barbarie. Mais si la classe était son domaine, la cour n'appartenait qu'à nous. Les plus forts faisaient leur trou. Au détriment des plus faibles, bien sûr. Ça ne devrait pas vous étonner : c'est comme cela que ça se passe dans la nature. Moi, disons que je tirais mon épingle du jeu. Assez costaud pour ne pas être embêté, mais trop gentil pour faire partie de la bande d'Ethan. Mais il gardait un oeil sur moi, je le comprends maintenant. C'était déjà une petite frappe à l'époque. Je pense qu'en combat loyal, même s'il avait deux ans de plus que moi, j'aurais eu mes chances. Sauf qu'il n'était pas connu pour se battre à la loyale. S'il était devant vous, c'est que deux de ses potes étaient en embuscade derrière vous. Une méthode sûre pour toujours gagner. Miss Pennywurth n'y pouvait pas grand chose. Je crois qu'elle n'était pas dupe. Elle essayait de mettre le jeune Petrakos en quarantaine pour éviter que sa bande prenne trop de pouvoir. Mais cette stratégie avait ses limites. Peu importe, d'ailleurs : nous reparlerons de cela plus tard.

Je crois que j'ai posé le décor, comme on dit. Vous savez qui je suis, et où je vis --- ou je survis. Il y a quelques autres acteurs importants, je les décrirais à leur heure. Si, tiens, il y a un truc que j'ai oublié. Mon père s'y connaissait en mécanique, je l'ai déjà dit. Bolt le payait pas très cher, mais par contre, il lui accordait un accès illimité à la casse derrière le garage. Un endroit laid à se choper le tétanos. Mais le pauvre Mike y retapait une voiture. D'après ma mère, c'était mon héritage. J'ignore comment il l'avait récupérée... À la base, c'était une Camaro SS de 1968, équipée d'un V8 big block. Un petit bijou capable de développer 350 chevaux. D'après Bolt, c'était surtout une épave quand elle était entrée dans son garage. Mike avait bossé dessus sur son temps libre et sans doute aussi pendant ses heures de boulot. Si Bolt avait le sens des affaires, il n'avait qu'une idée très floue de la mécanique. Quand j'ai eu douze ans, Bolt m'a dit que la Camaro occupait une place payante chez lui, depuis des années... Et que si je voulais pas qu'il la vende, j'avais intérêt à lui payer un loyer, ou a minima, à l'aider au garage. La conclusion de tout ça, c'est que le talent n'est pas dans les gênes. J'ai eu beau m'échiner, le mieux que j'ai pu faire chez Bolt, c'est simple arpette. Je faisais des vidanges, je regonflais des pneus. J'ai bien essayé d'aller plus loin, mais que voulez-vous ? Tous ces engrenages, ces bielles, ces arbres de transmission, tout ça, c'était vraiment trop abstrait. N'empêche, je donnais un coup de main pour les tâches les moins gratifiantes, et Bolt me gardait la caisse au chaud. Parfois, pas souvent, il faisait bosser Andy Kratz dessus. Ça lui prenait, je pense, quand il pensait à mon père et à sa fin remarquable. Alors, un quart d'heure par ici, trente minutes par là, la bagnole finissait de se retaper. Mon héritage, ma perte. Toujours est-il qu'elle était là, quand j'en ai eu besoin. Pour la Course.