Armand n’avait pas couru, vraiment couru, depuis au moins dix ans - et sans doute même quinze. Oh, bien sûr, il lui arrivait de courir : d’une réunion à une autre, ou pour attraper un train. Mais là, c’était différent, c’était un vrai footing. Alors pourquoi aujourd’hui ? En fait, il l’ignorait, ou plutôt il ne voulait pas y penser : cela risquait de lui gâcher le plaisir. Parce que, contre toute attente, il adorait ça. A quarante-six ans - bientôt quarante-sept - Armand était plutôt en forme. En tout cas, plus que beaucoup d’autres. Certains de ses collègues s’étaient mis au sport, à quarante ans, parfois pour garder la ligne, souvent pour se donner bonne conscience. Mais jamais par plaisir !
La forêt ? C’était peut-être de ce lieu magique qu’il tirait sa zenitude. La neige recouvrait tout, et cet endroit, pourtant si banal, devenait carrément féérique. Cela faisait un moment que sa course l’avait emmené loin des sentiers balisés et il évoluait un peu au hasard se laissant guider par l’instant présent. C’était comme si le temps s’était arrêté rien que pour lui. Bien sûr, il faudrait bien, tôt ou tard, retrouver le chemin de la voiture… De l’intérêt d’avoir un GPS dans sa poche.
Au travail, Armand était toujours soit en réunion, soit en transit. Oh, il adorait son boulot. Il aurait pu difficilement rêver mieux. Cofondateur d’une agence de relations publiques. Cachée derrière des termes un peu galvaudés, la vérité était toute simple : il aidait les bonnes personnes à entrer en relation. Mais quand il voulait résumer à l’extrême, il disait que ce qui le faisait vivre, c’était sa capacité à devenir ami avec des inconnus juste en leur parlant de tout et de rien. Chaerin, sa femme, confirmait que basiquement, il était juste un beau-parleur. Mais un beau-parleur honnête. Certes elle n’était pas objective, mais sur ce point, il devait reconnaître qu’elle le cernait bien. Il n’aimait pas les entourloupes, les mensonges ou les faux-semblants. Heureusement pour LO-Consulting, l’autre cofondateur avait moins de scrupules. Un ange et un démon, l’équipe parfaite pour ce job.
Comme un cabri, Armand fit un bond par dessus un arbre mort. Il était dans une forme éblouissante, à sa propre surprise. Il savait qu’il avait de très bons gènes, mais son style de vie les mettait à rude épreuve. Trop sédentaire et pas mal de bons restos. Les clients étrangers avaient toujours un faible pour la gastronomie française. Par bonheur, le soir, Chaerin faisait son possible pour rééquilibrer ces excès. D’ailleurs, quand il lui raconterait sa balade dans la forêt, elle ne le croirait pas. Bien souvent, elle faisait semblant de le materner. C’était un jeu entre eux. Sans doute sa façon à elle de gérer la différence d’âge. Neuf ans… Bon, il y avait pire, mais c’était quand même bien au-dessus de la moyenne. Et puis, en pratique, du fait des origines coréennes de Chaerin, l’écart paraissait plus important encore. Armand se doutait bien de ce qui se disait derrière leur dos. Qu’il était allé en Asie s’acheter une jeune femme à marier.
Ah, l’ambassade française à Séoul… C’est là-bas qu’ils s’étaient rencontrés. Elle qui voulait quitter le pays, lui qui voulait s’y installer. Chacun fuyant quelque chose. Une rupture pour lui, des parents abusifs pour elle. Armand gardait un souvenir ému de leur rencontre : en fait, il avait eu le coup de foudre. Mais pour Chaerin, cela avait été plus long. La différence d'âge, à l’époque déjà… Et puis, elle avait eu un peu peur de ce beau-parleur. Est-ce qu’il la menait en bateau ? Malgré ses craintes, pendant la visite du temple de Haeinsa, elle l’avait laissé prendre sa main. Et depuis elle ne l’avait plus lâchée.
Armand repéra un écureuil, sur une branche. La petite peluche était aussi immobile qu’une statue. C’était adorable. Armand s’estimait un sacré veinard. A tout point de vue, il était comblé. Il avait un boulot génial, une femme de toute beauté et plus intelligente encore ! Pourtant, il lui arrivait parfois d’avoir des regrets. Comme par exemple, le fait de ne pas avoir d’enfants. C’était un consensus. Chacun avait subi les affres de la famille. Si Chaerin ne rentrait jamais dans les détails, Armand, lui, n’hésitait jamais très longtemps avant de parler de son père, Bertrand LeBrun Senior. De son absence, mais pire encore de ses moments de présence où il s’essayait à un rôle de père qui ne lui convenait pas. Si Armand s’était forgé une maxime à cette époque, c’était bien celle-ci : “Un LeBrun ne pleure pas !”. Son père avait des idées très claires de ce qu’un LeBrun devait faire ou ne pas faire. Même s’il ne l’avait jamais formulé ainsi, son père avait vécu selon un principe : “Un LeBrun doit faire vivre sa famille dans un certain standing, ou mourir en essayant!”. Lui, il était mort en essayant, ne laissant à Armand que des souvenirs confus, comme un portrait en creux ; et à sa mère, à peine plus que des dettes à éponger. Il ne souhaitait cela à aucun enfant au monde.
Et pourtant… des fois, il se disait qu’il y aurait eu de la place, pour une petite créature. Une adorable petite chimère… prenant presque toutes les qualités de sa mère ! Sauf pour la sociabilité. C’était sans doute le seul trait de caractère dont il était fier, et il aurait adoré le transmettre. Suivre les pas de ce petit être, cela aurait sans doute adouci l’amertume qu’il avait à voir ses tempes grisonner. Parce que, soyons honnête, il sentait le poids des années commencer à le rattraper. Ca commençait tout juste, mais c’était bien là. Chaerin faisait semblant de ne pas le voir, ou bien elle n’était pas objective. Mais c’était là !
C’est surement pour cette raison que ce footing lui plaisait tant : il le payerait sans doute en courbature, mais pour l’instant, il avait l’impression d’avoir vingt ans ! Il ne connaissait rien de plus agréable que ça. Il se sentait simplement vivant ! Chaerin était la femme idéale, aucun doute là-dessus. C’est lui qui avait des attentes trop élevées. Il avait besoin d’être rassuré sur son charme. C’était aussi idiot que compulsif. Et depuis quelques années, il s’était lancé dans un jeu idiot. Un truc stupide, et qui le torturait. Entre les secrétaires, les stagiaires et les clientes, il évoluait dans un univers où il était aisé de rencontrer des femmes. C’était maladif : il lui arrivait, de temps à autre, de… séduire une de ses connaissances. Le jeu s’arrêtait quand la pauvre succombait à ses charmes. Il jouait alors le registre de la copinerie : “mais non, voyons, nous sommes juste amis !”. Jamais il n’avait franchi la ligne blanche. D’une part, il n’en avait pas envie, et d’autre part, c’était un risque qu’il ne voulait pas prendre. D’ailleurs, techniquement, il ne trompait pas Chaerin, même pas en pensée. Au pire, s’il trompait quelqu’un, c’était ces femmes, ce dont il n’était pas fier, mais c’était un moindre mal.
Le silence ! C’était ce silence qui l’amenait à autant d’introspection et de nostalgie. Il s’en rendait compte seulement maintenant, mais la qualité du silence ici était époustouflante. La forêt était déjà naturellement tranquille, mais la couche de neige, en étouffant les sons, lui donnait des airs de cathédrale. C’est peut-être ça qui lui manquait… Partout où il allait, il était étouffé de bruits. Les réunions, le roulement du train, le ronronnement des ordis, la radio, la clim… Partout, tout le temps. Mais pas ici. En comparaison, même son sommeil lui semblait assourdissant. Armand ralentit un peu sa foulée. Les animaux devaient se terrer quelque part, parce que là, on n’entendait rien. Pas même un souffle de vent. Armand se souvenait d’un article sur une chambre anéchoïque, une chambre sourde. Mais la plupart des gens décrivaient leur passage dans cet endroit comme… dérangeant, ou même flippant. Entre le bruit de leur coeur, de leur déglutition. Mais Armand ne ressentait rien de tel. C’était même plutôt paisible, au contraire. Illuminée par un soleil rasant, la neige semblait même rayonner par elle-même. Il était aisé de s’imaginer être au coeur de la forêt de Brocéliande - plutôt que celle de Rambouillet !
Dans une petite clairière, il s’arrêta totalement. Il n’était même pas essoufflé. Pourtant, il courait depuis… depuis un bon moment. Il chercha son téléphone, mais les poches de son costume étaient vide. C’était complètement idiot : il ne sortait jamais sans son téléphone. Il avait dû le laisser dans la voiture. Où avait-il la tête ? En tout cas, il était officiellement perdu. Jusque là, il gardait plutôt la tête froide. A la réflexion, le plus simple était sans doute de faire demi-tour et de suivre ses traces dans la neige -- pas le plus rapide, certes, mais le plus simple.
Sauf qu’il n’y avait pas la moindre trace de pas dans la clairière. Là, ça devenait carrément flippant… Armand n’arrivait pas à comprendre comment il arrivait à être aussi détaché. Il mettait ça sur le compte de cette forêt. Peut-être bien Brocéliande, après tout. Il posa la main au sol, pour toucher la neige. Douce et froide, comme elle devait l’être. Sauf que, cette fois encore, il ne laissa pas la moindre marque. Déroutant. Enfin, pire que déroutant, mais il arrivait tout juste à être dérouté. Et il fallait quand même retrouver la voiture. Chaerin allait l’attendre.
Armand fit un tour d’horizon, dans l’espoir de trouver un repère visuel, ou mieux encore un signe de civilisation. Dans le lointain, il remarqua une colonne de fumée noire. Pas vraiment super, mais un point fixe, pour s’orienter, c’était mieux que rien. Il repartit à petite foulée. Il ne laissait toujours aucune marque. Dans un sens, c’était tant mieux : cela voulait dire que ses chaussures -- des mocassins Berluti à 1400€ la paire -- n’étaient pas mouillées. Quelle idée d’ailleurs, de se lancer dans un footing avec un costard et des chaussures de ville ! La journée devenait de plus en plus… déroutante.
Au moins, il pensait être dans la bonne direction : il venait de croiser son copain l’écureuil, toujours immobile, toujours au même endroit. Décidément, cette forêt cachait bien son jeu. Et pourquoi était-il allé courir ? Il n’arrivait pas se rappeler ce qui l’avait motivé. Ni comment il était arrivé là, d’ailleurs. Il se concentra sur la fumée. Peut-être que s’il trouvait son origine, les choses s'éclairciraient.
Une idée commençait à germer dans son cerveau : il était probablement sous l’emprise d’une drogue. C’était cohérent avec sa distorsion de la réalité, son calme anormal et le trou béant dans sa mémoire. Si c’était le cas, on l’avait sans doute drogué à son insu. Si ses souvenirs à long terme étaient corrects, il n’était pas amateur de ce genre d’expédient.
Armand finit par sortir de la forêt. Là, juste sur le bord de la route, une voiture renversée brûlait. Ou plus exactement… il y avait bien une voiture, du feu, et de la fumée. Mais tout était immobile, comme en arrêt sur image. Une Audi A8. Il le savait car il en avait une identique. En fait, c’était même sûrement la sienne. Il y avait une certaine logique à ce que ça soit la sienne. Il fit le tour… juste au cas où. Il y avait bien quelqu’un dans l’habitacle. Même en pause, la scène aurait dû le terrifier. Car personne d’autre que lui ne conduisait cette voiture. Ce qui voulait dire…
L’ambassade. En quittant la Corée du Sud, Chaerin avait fait une croix sur sa famille. Et comme Armand gagnait assez bien sa vie, elle ne travaillait pas. Elle s’impliquait dans la vie locale, mais pour ce qu’Armand en savait, elle n’avait noué aucune amitié. Sans lui, elle serait vraiment seule au monde. S’il lui arrivait quelque chose, ou disons s’il lui était arrivé quelque chose… elle n’avait personne d’autre que lui. Il ne pouvait pas la laisser comme ça. Parce que ce pauvre hère dans la voiture, c’était forcément lui. Et soit son cerveau mourant était en train d’halluciner, soit il était déjà mort, et ce qui restait de lui commençait à errer.
Armand était en terrain inconnu, le plus inconnu de tous. Mais son choix lui semblait clair : soit abdiquer et quitter cette terre, soit s’accrocher et rejoindre Chaerin. Comme il formulait cette idée, une vive lumière s’empara de lui.