Yana Déforge regardait le paysage. Ses yeux contemplaient l'immensité rougeoyante de la plaine. Partout où son regard se posait, elle ne voyait que l'herbe rase et orangée qui poussait en ces lieux et qui avait donnée son nom à cet endroit si particulier. D'après le magistère Haps, une météorite géante avait dû s'écraser en ces lieux, il y avait bien des années, peut-être même avant l'apparition des hommes. La violence du choc avait balayé toute vie alentours. La météorite avait saturé le sol de ferrite, et encore aujourd'hui, les boussoles s'affolaient à l'approche de la plaine. La Nature était restée à l'écart pendant des générations. Mais une petite herbe, plus courageuse ou plus folle que les autres, avait décidé de relever le défi. Depuis, la petite herbe s'était répandue, faisant miroiter sa couleur rouille qu'elle tirait du fer contenu dans le sol.

Habituellement déserte, la plaine était aujourd'hui le centre d'une grande activité. De tout le monde d'Opale, des gens étaient venus. Il y avait là toutes les composantes de la société. Des représentants de la noblesse, au nombre desquels quelques rois, leurs gardes du corps, mais aussi d'humbles paysans, de riches marchands, de braves artisans et bien d'autres encore. Il y avait aussi toute une cohorte de filles et de jeunes femmes qui fondaient de grands espoirs dans les événements qui devaient se produire ici.

Yana était bien placée pour les comprendre. Toutes ces jeunes femmes se retrouvaient ici pour assister à l'intronisation de la Reine des Licornes. Plus ou moins secrètement, elles espéraient toutes être choisie ! Chaque année, le jour du solstice, les Licornes investissaient la plaine et venaient choisir leur représentante parmi les humains, celle qui aurait l'honneur de porter leur joyau et qui aux yeux de tous serait : "la Reine des Licornes". A en croire le magistère Haps, le cycle se répétait ainsi depuis au moins mil cinq cent ans. Le plus souvent l'élue était jeune, une quinzaine de printemps, mais il y avait de notables exceptions. Le choix de Licornes était toujours inattendu. La tradition voulait que la jeune élue prenne ensuite la route et fasse le tour du monde d'Opale pour présenter le joyau aux dirigeants, afin que tous se rappellent qu'en des temps lointains humains et licornes avaient scellé un pacte qui, des siècles plus tard, était toujours honoré. En effet, quand la jeune élue tenait en ses mains le joyau celui s'illuminait, preuve que la magie perdurait toujours. Être reçue dans chacune des cités majeures, traverser les contrées d'Opale, ce n'était pas un mince voyage. Et pour le faire en une année, il fallait presser le pas. Ce n'était pas de tout repos. Et pourtant, chaque jeune femme en rêvait. Chaque jeune femme, sauf Yana.

La première fois que ses parents l'avaient amenée ici, Yana avait 11 ans. Elle s'était roulée dans l'herbe rousse, elle s'était émerveillée devant le cercle de pierres -- que Haps nommait observatoire astronomique. Mais surtout : elle avait rêvé des licornes et du joyau. Elle était bien trop jeune pour espérer devenir reine, une reine de 11 ans, cela ne s'était vu que deux fois de mémoire de magistère. Elle en avait rêvé néanmoins. A elle le joyau, les honneurs et la joie de parcourir le monde d'Opale ! Quand les licornes étaient arrivées, un petit troupeau d'une vingtaine de membres, Yana s'était trouvée si intimidée qu'elle s'était cachée derrière ses parents. Les créatures étaient aussi majestueuses qu'elles semblaient puissantes. Leur intelligence ne faisait aucun doute, leurs grands yeux sombres vous transperçaient jusqu'aux tréfonds de votre âme. Si quelqu'un pouvait connaître vos secrets les plus intimes, c'était bien une licorne, et particulièrement leur matriarche, Silena. Outre qu'elle était la plus grande parmi les siennes, Silena avait une robe d'une telle blancheur que la lumière venait s'y décomposer en des millions de petits arc-en-ciel. La Reine précédente -- une lysienne d'une vingtaine d'année -- était venue s'incliner devant elle, et symboliquement lui avait présenté le joyau. Silena lui avait rendu son salut, et les autres licornes s'étaient éparpillées parmi la foule à la recherche la Reine suivante. Conformément à la tradition, de nombreuse jeunes femmes s'approchaient des créatures mystiques. Les plus courageuses tendaient leur main pour les toucher.

Cette année-là, Yana avait observé la parade des prétendantes. Elle était bien trop petite et n'avait pas le courage nécessaire pour les rejoindre, mais elle s'était jurée, qu'un jour, elle aussi irait au-devant des licornes pour être choisie. Ses yeux étaient si plein d'étincelles qu'elle n'avait pas remarqué le silence qui s'était fait autour d'elle. Elle n'avait pas tout de suite senti le souffle chaud sur sa nuque. Ce n'est que quand son épaule fut poussée à plusieurs reprises par une tête puissante qu'elle revint à la réalité. Une licorne se trouvait tout juste à côté d'elle... C'était tout simplement magique... Elle était éberluée, et un peu terrifiée aussi, il faut bien le reconnaître. La robe de la licorne était d'un gris pommelé, et quand elle se concentrait dessus, Yana avait l'impression que les taches se déplaçaient toutes seules. Elle n'avait qu'une envie : caresser les poils magiques du superbe animal. Elle avança la main, juste un peu. Puis un peu plus. La licorne approcha la tête, jusqu'à ce que la main de Yana lui effleure le chanfrein. A cet instant, elle avait tout oublié des prétendantes et des autres licornes. Elle aurait dit que son coeur battait non pas dans sa poitrine mais dans sa main. La licorne se baissa et cela faisait comme si elle posait un genou à terre. Alors, à côté d'elle puis de plus en plus loin, il s'éleva une clameur. Une sorte de "ohh" qui s'attardait et s'amplifiait. Yana voulut savoir ce qui se passait alors elle regarda autour d'elle. Tout le monde l'observait, à commencer par ses parents. Il s'était passé quelque chose qu'elle ne comprenait pas.

Elle était devenue Reine des Licornes. Bien qu'elle n'ai pas participé à la parade des prétendantes, malgré son jeune âge, Yana était devenue Reine des Licornes. Elle avait reçu le joyau des mains de la précédente Reine, et la pierre s'était illuminé dès qu'elle l'avait touché. Alors conformément à la tradition, elle avait fait tout ce qu'on attendait de la représentante des licornes sur le monde d'Opale. Un grand convoi s'était formé et elle avait entrepris le pèlerinage. Ses parents l'accompagnaient, bien sûr, mais aussi bien d'autres personnes qui se dévouait à la cause des Licornes. Certains ne l'avaient escortée que quelque lunes, d'autres étaient restés comme l'éclaireur Réggy, la chasseuse Karlan et bien sûr le magistère Haps. Pendant son périple, elle avait été reçue par les plus grands dirigeants et elle leur avait présenté le joyau. Mais c'est dans les campagnes, au demeurant très humbles, qu'elle avait reçu les accueils les plus chaleureux. On organisait des grandes fêtes à son arrivée et à celle de son convoi. On lui demandait parfois de bénir les bébés, ou les jeunes mariés Ou parfois même les récoltes à venir. Cela l'étonnait toujours : elle n'était après tout qu'une petite fille de 11 ans, pareille à cent mille autres petites filles. Mais elle sentait que c'était important, vraiment important, pour les gens qui le lui demandait. Alors elle se prêtait au jeu. D'une main, elle levait le joyau, et dans sa lumière et avec toute la conviction dont elle était capable, elle disait : "Puissent les Licornes vous protéger !"

Au bout d'un an, guidée par ses proches, elle était revenue à son point de départ, la plaine orange. Elle savait qu'elle devait rendre le titre de Reine et le joyau. Mais elle ignorait si elle devait en être triste ou au contraire soulagée. Une vie de voyage, ce n'était pas vraiment une vie, surtout pour une enfant ! Elle sentait bien que ses parents, même s'ils avaient été émerveillés par leur périple, n'attendaient qu'une chose : retourner à la cité d'Amarande et à leur cher commerce. Et puis elle allait retrouver sa maison, son école et ses amies. Tout cela lui manquait un peu, elle devait bien le reconnaître. Mais les choses ne s'étaient pas passée comme prévue : la matriarche Licorne l'avait choisie elle, une nouvelle fois. Et ainsi en tout six fois de suite.

Alors cette année, elle espérait qu'une autre Reine serait élue. Elle avait même plus ou moins prévue de refuser le joyau si elle était encore choisie. Bien sûr, c'était plus facile à dire qu'à faire : devant les licornes sa volonté avait tendance à s'évaporer comme neige au soleil. En vérité ses parents lui manquaient. A partir de la seconde année, il ne l'avait plus accompagnée, la laissant au soin du magistère Haps. Depuis lors, il ne la voyait que deux fois l'an : quand son cortège passait par la cité d'Amarande, et lors de l'intronisation. Et même s'ils étaient fiers d'elle, ils auraient aimé que sa vie revienne un peu à la normale. A 17 ans, elle estimait avoir vécu bien assez d'aventures et elle aspirait à revenir auprès des siens.

"- Yana ! l'appela Karlan. J'ai croisé l'émissaire du Souverain de Lys. Il voudrait te parler.
- Dis-lui d'attendre demain. Comme ça il pourra s'entretenir avec la nouvelle Reine.
- A vrai dire... il semble persuadé que ça sera toi.
- J'espère bien que non ! Tu ne crois quand même pas que les Licornes me choisiraient une nouvelle fois ?
- Je crois que tu es une très bonne Reine. La vraie question c'est : qu'est-ce que tu veux toi ? Je ne pense pas que les Licornes forceraient une jeune femme à être Reine si elle ne le veut pas. Ce n'est pas leur genre.
- Oui, tu as probablement raison, reconnut Yana. Je l'espère de tout coeur.
- Ne t'inquiète pas pour l'émissaire du Souverain de Lys, je vais le faire patienter."

A chaque intronisation, c'était plus dur pour Yana. Elle supportait de moins en moins le regard des autres prétendantes. Elle n'avait rien fait pour être nommée Reine, ni pour le rester. La jalousie à peine voilée des autres filles lui pesait énormément. C'était injuste de lui en vouloir à elle, alors que le choix revenait aux Licornes. Certaines jeunes femmes la soupçonnaient de tricher, elles racontaient que Yana était sorcière et qu'elle avait lancé un sort la matriarche Licorne. Totalement absurde, bien sûr. Et pourtant il y avait quand même des gens pour écouter ces inepties. Non, c'était bien décidé : cette année, elle signifierait aux Licornes son refus d'être Reine une année de plus.

La conviction dont elle se sentait habitée rassura un peu la jeune femme. Il était temps pour elle de passer la main à quelqu'un d'autre. Ses nouveaux amis lui manquerait, à commencer par l'intrépide Karlan. Mais aussi Réggy, et surtout le magistère Haps. Oui, surtout Haps. Depuis qu'ils se connaissaient tous les deux, le vieil homme était devenu à la fois son professeur particulier et un peu aussi son grand-père. Il adorait lui raconter les histoires de l'ancien temps. Il commençait toujours ainsi : "Écoute cette histoire, car y résonne la voix de la sagesse." C'était, d'après lui, une formule rituelle que se transmettaient les magistères depuis des générations. Yana aimait par-dessus l'écouter ! Peut-être que cette année, il déciderait lui aussi d'arrêter et qu'il ne suivrait pas le cortège... Peut-être qu'il pourrait prendre sa retraite, par exemple à Amarande... Peut-être qu'il accepterait de lui donner des cours... Bon, elle savait bien qu'elle rêvait toute éveillée. Les services d'un magistère de sa stature se moyennaient à prix d'or, et ses parents n'avaient pas de quoi se les offrir. Cela la rendait triste, mais son errance sur les chemins du monde d'Opale lui avait avait appris à accepter ce qu'elle ne pouvait changer.

Une dernière fois Yana laissa son regard dérivé sur la plaine. Maintenant qu'elle avait pris sa décision, elle se doutait que le jour qui allait suivre, le solstice, serait un jour très spécial. D'une certaine façon, elle avait parfaitement raison.


"- Oui maman ?
- J'ai dit : à table !!"

A regret, la petite Cléa abandonna sa figurine préféré, celle de Yana. Apparemment, l'histoire qu'elle était en train de raconter devrait attendre un peu.