Coucou,
Oui, c'est encore moi... comme toujours. Oh, je suis jeune, mais pas idiot : je sais reconnaître la futilité de mes actes. Par les dieux, je le sais bien. Mais pour autant, les choses futiles ne sont pas dénuées de beauté. D'ailleurs, je me suis même déjà demandé si les choses futiles n'étaient pas les seules qui soient vraiment belles. Je ne suis pas idiot, mais pas assez intelligent non plus pour résoudre ce genre d'abstraction. Alors je me jette, j'agis, j'avance. Je singe la vie.
Comme je crois te l'avoir déjà expliqué, j'ai réussi à rentrer au sein de la guilde des voleurs de Padhiver. J'aimerais donner l'impression d'un petit exploit personnel, mais ça serait mentir : ils recrutent le tout venant, dès lors qu'il ne représente pas de danger. Voilà donc ma seule gloire, ne pas paraître bien dangereux.
Et pourtant, ils se trompent... enfin, un peu. Je fais tout ça dans le seul but de les voler. Ils possèdent un objet qui m'appartient, qui nous appartient. Et j'ai besoin de deux choses pour le récupérer : leur confiance, et une solide formation de monte-en-l'air. C'est d'ailleurs toute la beauté de la chose, en restant à leur côté, j'obtiendrais autant l'un que l'autre, et en bons voleurs qu'ils sont, ils deviendront complices de mon vol.
C'est ainsi, pour leur prouver ma valeur, pour les assurer que le temps qu'ils investissaient sur moi n'étaient pas perdu, c'est ainsi donc que je suis parti pour Blancmantel, dans le but de récupérer – voler – un objet magique. Si je me suis décidé à t'écrire à ce propos, ce n'est pas par hasard. En fait, c'est ma première mission en dehors de Padhiver, et je crois qu'elle est importante. Si j'y réussis, j'aurais grappillé une autre parcelle de cette confiance qui me manque encore. D'ailleurs, je serais accompagné. Une halfeline, une voleuse plus expérimentée que moi... J'imagine qu'elle doit s'assurer que l’objet soit bien récupéré, même si j'échoue. Je ne me fais aucun doute sur la vénalité des voleurs, qu'ils soient de Padhiver ou d'ailleurs. C'est même pour cela que je n'aurais aucune hésitation à les flouer quand je le pourrais. Enfin, bref, mon halfeline, Nyna... Une torture. Je crois bien que j'ai trouvé mon pire cauchemar. Elle a une voix si aiguë, qu'elle arrive à me retirer tout plaisir à la conversation. Toi qui me connais, tu dois te dire que c'est un comble, non ? Nous arriverons demain à Blancmantel, en fin de matinée je pense. Si tout se passe bien, en début d'après-midi, j'aurais récupéré – volé – cet objet magique.
Il est rare que les plans se déroulent sans accroc… Mais il faut voir le bon côté des choses : je suis resté en course pour la mission, je n’ai tué personne (mais de peu) et surtout je suis encore vivant. A peu près tout le reste a mal tourné. On avait pourtant bien trouvé la roulotte en question. Mais premièrement, il y avait une protection magique qui protégeait la fenêtre par laquelle je me suis introduit, et deuxièmement, je n’étais pas le premier à vouloir dérober quelque chose dans cette roulotte. Un malandrin s’y trouvait déjà, et il n’avait pas l’air prêt à négocier : nous avons dû croiser le fer. Il était plus fort que moi, mais comme Nyna attirait son attention, j’ai eu l’occasion de me faufiler derrière lui et de l’achever. Je dis bien « j’ai eu l’occasion », car c’est le gardien des lieux, un semi-orque peu avenant qui s’en est finalement chargé. Tant mieux, j’imagine. Je ne tiens pas outre-mesure à devenir un meurtrier, surtout si je dois abattre mon ennemi en l’attaquant de dos.
Bref une action discrète n’étant plus de mise, j’ai fait de mon mieux pour prendre la tangente… Je crois que j’y serais parvenu si le propriétaire n’était pas mage ou sorcier. Je vais être honnête, j’ai songé à laisser Nyna se débrouiller toute seule, mais alors adieu la confiance, finis mes projets. Heureusement pour moi, la milice locale est au moins aussi bête que celle de Padhiver. Non en fait : sans doute bien plus. Ils ont embarqué tout le monde, le propriétaire, Nyna et moi, mais aussi une étrange femme, Nora, qui aurait défendu le propriétaire de la roulotte de quatre autres malandrins. Pour plus de clarté, laisse moi préciser que ce fameux propriétaire est un gnome, qui se dit marchand ambulant. Il est autant marchand que moi acrobate… Enfin, je suis effectivement acrobate, mais c’est juste un détail du tout, si je puis dire. Et bien, pareil pour lui. Bref il s’appelle Lunédyn, et il s’est retrouvé enfermé avec nous dans un cachot. Oui, oui, un cachot. En fait, le lieutenant en charge de l’affaire était tellement dénué de sens commun qu’il a nous a fait attendre là le retour de son supérieur. Dans un sens, ça été très profitable. Cette longue attente m’a permis de négocier avec Lunédyn. Il fallait que je reste auprès de lui, pour pouvoir m’approcher de sa roulotte sans craindre son semi-orque. Bref, je crois qu’il a été content de gagner deux gardes du corps gratuits pendant deux jours, sans se rendre compte qu'il gagnait surtout deux voleurs qui allaient pouvoir le plumer.
Je pensais avoir l’occasion de faire la connaissance de l’humaine, Nora, pendant cette attente, mais elle a fait semblant de s’endormir pour couper court à toute discussion. Quelqu’un capable de trucider quatre bonshommes en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, ce n’est déjà pas très rassurant. Mais quand en plus, cette personne préfère la jouer discrète, alors il vaut mieux faire gaffe à ses arrières… Remarque, on a quand même fini par apprendre qui elle est – ou en tout cas qui elle dit être – quand on a été reçu par le capitaine Fortgravier.
Un type pas bête, il n’a pas gobé l’histoire comme quoi Nyna et moi étions les gardes du gnome, mais il a laissé courir. Il avait cinq corps sur les bras, et aucune raison de mettre en doute la parole d’un marchand. Et puis surtout, il avait bien d’autres problèmes, le pauvre vieux. A commencer par un incendie en cours dans les bas quartiers, pour tout dire dans ce qu’il pensait être le quartier général de la guilde des voleurs de Blancmantel. (Là, je me suis dit : ça sent mauvais, et ce n’était pas juste l’odeur de la fumée.) Mais il avait pire que ça sous le coude, en fait. Des disparitions mystérieuses : pouf, des gens qui du jour au lendemain n’étaient simplement plus là. Une trentaine en moins d’un an. Alors bien sûr, il avait d’autres chiens à fouetter. Et c’est comme ça qu’on a su pour Nora. Oui, je m’explique : elle avait des papiers comme quoi elle est investigatrice aux ordres de Mortebise et qu’elle venait enquêter sur ces disparitions. Le capitaine a à peine pipé, alors que franchement des papiers il n’y a rien de plus simple à contrefaire. Mais j’imagine que toute aide est bonne à prendre. A ce point même qu’il nous a demandé aussi si on pouvait aider. Moi, je n’étais pas contre, d’une part parce que je suis curieux comme tu sais, et d’autre part je me demandais si tout ça était lié aux voleurs du coin…
Du coup, c’est comme ça qu’on s’est retrouvé à fouiller les types qui nous avaient attaqués, histoire de trouver un lien. Et on a trouvé un parchemin laconique : « Lunédyn – Place du Marché – Automate – signé M. » Ce brave marchand avait été la victime d’un contrat. Remarque : on pouvait s’en douter. Cinq types fringués comme des ombres ne vous tombent pas dessus par hasard, ou alors c’est qu’on n’a vraiment pas de bol. Je crois que c’est à ce moment-là qu’il a voulu aussi s’offrir les services de Nora. Il devait commencer à avoir les pétoches.
En tout cas, si c’était bien un contrat, les voleurs du coin devaient être partie prenante ou au moins au courant. Alors on est parti voir l’endroit de l’incendie. Au cas où il y aurait encore du monde dans le coin. En fait, il y avait surtout des cendres… Je crois que le gnome était content d’avoir des gardes, il n’aurait pas tenu cent mètres dans un coin comme ça. Bref, ça fumait encore un peu, et dans l’ensemble, il y avait surtout plus rien. Mais on a quand même trouvé un joli collier de pierres précieuses. La malchance a voulu que ce soit le marchand qui tombe dessus. J’ai bien senti qu’il n’était pas du genre à partager, alors que sans nous il ne serait jamais venu jusque là. Pire, il n’en serait jamais reparti. J’ai laissé courir. Enfin, j’ai laissé courir sur le principe, mais le fait qu’on retrouve un tel objet, ça c’était étonnant. Ce n’est pas le genre de marchandise à rester comme ça, c’est revendu, ou les pierres sont retaillées. Ça retourne sur le marché d’une façon ou d’une autre.
En repartant des bas quartiers, nous avons fait une étrange rencontre. Je devrais plutôt dire funeste : un type est venu mourir à nos pieds. Le genre de truc qui au mieux vous file le bourdon, au pire vous attire des ennuis… Il a eu le temps de parler, pour nous dire que « Maleina » s’était enfuie. Là, Nyna m’a soufflé que Maleina, c’est le chef de la guilde locale. Et elle pensait même que le type en question était voleur. Plus étrange encore, ou funeste donc, le type avait été empoisonné. Des voleurs tuant des voleurs ? Il fallait y comprendre quoi ? Une guerre de succession ? Ah, par la malepeste !... Et est-ce que cela pouvait avoir un rapport avec les disparitions inquiétantes, ou avec la tentative de vol dans la roulotte de Lunédyn ? (Pas la mienne, je veux dire, celle des autres…) A bien y penser, le M du message pourrait être Maleina. A ce stade, le gnome et l’humaine avaient sans doute compris que Maleina faisait partie des voleurs de Blancmantel, mais ils ignoraient encore qu’elle en était le chef. Je me suis dit que ce qu’ils ignoraient ne pouvait pas leur nuire. Nous nous sommes installés pour la nuit à l’auberge du Vaillant. J’aime bien ce nom. C’est Lunédyn qui paye les chambres, pour Nyna et moi. Suis-je le seul à voir l’ironie de la situation ? Nous retournerons demain sur le site de l’incendie. En plein jour, ça sera plus facile.
Une fois encore, les choses ne se déroulent pas tout à fait comme prévu… J’ai du mal à cacher mon sourire pendant que je t’écris ces lignes. Tu vas voir, c’était de toute beauté. Mais j’anticipe, et de beaucoup. Commençons par le début de journée, qui fut ma foi, burlesque… Je crois que c’est le bon mot. Et tu me corrigeras sinon.
Bref, ce matin nous étions à l’auberge du Vaillant, et Lunédyn – qui n’est que partiellement à l’aise avec Nora – me demande d’aller la chercher. Je vais frapper à sa porte, pas de réponse. Je frappe plus fort, je hausse le ton. Rien. Ni une, ni deux, je sors ma trousse à outils et j’ouvre la porte en moins de vingt secondes. La damoiselle était bien là, mais sans doute trop fatiguée pour m’entendre. N’ayant qu’une confiance limitée, je me suis dit qu’il serait téméraire de s’approcher pour doucement la secouer. Alors j’ai pris de l’eau d’un broc à côté, et à distance, je lui en ai jeté à la figure. En tout bien, tout honneur. Qu’est-ce que j‘avais pas fait là ? Parce que oui, si elle avait été réveillée par le contact du métal froid sur sa peau, par le sifflement d’une lame qu’on sort d’un fourreau, ou même par des bruits de pas qui se veulent trop discrets, alors là, j’aurais pu comprendre. Mais un peu d’eau ? Enfin, elle s’est jetée comme une furie sur moi, prête à me tuer. Cela aurait pu être terrible si ce n’avait été drôle : elle s’est empêtrée dans ses draps et s’est étalée de tout son long devant moi. Je me suis juste fendu d’un « Lunédyn veut vous voir » (sans autre commentaire) avant de m’éclipser. Je te rassure de suite, je n’ai rien vu que je n’aurais dû voir : Nora dort en armure. Ce qui en dit long sur son hygiène, et ce qui établit son caractère de tueuse. Au fond, le gnome a sans doute raison, il vaut mieux éviter de s’y frotter. Non pas que je comptais m’y frotter d’une quelconque façon que ce soit… D’ailleurs il faudra que je te parle d’une certaine fille, enfin une femme d’ailleurs, je crois qu’elle te plairait. Mais ce n’est pas le moment pour ça, revenons à Blancmantel.
En fait, j'ai su un peu après pourquoi Nora avait eu un réveil difficile et pourquoi Nyna n’avait pas dormi dans sa chambre : chacune de leur côté, elles avaient passé une partie de la nuit à enquêter sur l'incendie de la guilde. Et d'après leurs conclusions, le feu qui avait tout ravagé était consécutif à une explosion de nature magique. Je ne sais pas si ça valait le coup de passer la nuit éveillé, mais ça écartait la thèse du bête accident.
Nora a prétendu avoir des filières qui pourraient en apprendre plus sur le collier. Franchement, je me demande bien qui... D'autant qu'elle a refusé d'être accompagnée. Ce qui ajoute encore à l'étrangeté de la bonne femme. Lunédyn avant de la laisser consulter ses sources, lui a fait signer un contrat où elle s'engageait à lui rendre le collier ou à lui rembourser. J'ai trouvé cela profondément idiot : quelle valeur accorder à un bout de parchemin ? Mais j'ai bien senti que le gnome lui y croyait vraiment. J'ai vu la brèche, j'ai décidé de m'y engouffrer.
On a passé une partie de la matinée à fouiller une nouvelle fois le site de l'incendie. Il avait été manifestement ratissé. Pour retrouver le collier ou autre chose ? Toujours est-il qu'il n'y avait plus rien à trouver. Cela m'a donné le temps nécessaire pour peaufiner mon plan.
Quand Nora est revenue, avec le collier, elle a nous appris qu'il s'agissait d'un chapelet de prières, parfois utilisé par les prêtres pendant leurs incantations. Est-ce qu'une de ces incantations pouvait être à l'origine de l'explosion à l'intérieur de la guilde ? Sans doute. Je me suis dit qu'il faudrait se renseigner sur les attributs des dieux vénérés dans les temples locaux, mais c'est passé très vite en arrière-plan. J'ai expliqué à Lunédyn que j'avais un moyen de retrouver les dirigeants de la guilde des voleurs – si tant est qu'il en restait, bien sûr. Mais que pour ce faire, j'avais besoin d'un objet suffisamment précieux et spécial pour que je puisse remonter à des gens importants. Nous sommes allés à sa roulotte, et il a commencé à me proposer des objets. J'ai passé mon temps à lui retourner des arguments du genre : trop simple, trop encombrant, trop cher, etc... jusqu'à ce qu'il me sorte un sceptre magique, le spectre magique, celui pour lequel j'étais venu cambrioler sa roulotte. Et voilà qu'il me le remettait, et de bon cœur encore ! Enfin, quand je dis de bon cœur... il est resté fidèle à sa nature et m'a fait signer un contrat, où je m'engageais à rembourser trois cents pièces d'or si je ne pouvais lui restituer l'objet. Et devant mon désarroi (feint) il a ajouté que c'était une bien petite somme, assurant qu'avec un peu de temps et de chance, il était certain de pouvoir le revendre pas moins de dix mille. Difficile de ne pas sourire, n'est-ce pas ?
Mais tout voleur que je suis, je sais rester honnête. Je me suis donc tenu à ma part du marché. Avec l'aide de Nyna, nous avons fait le tour des receleurs du bas quartier, expliquant que nous étions des voleurs venant de Padhiver avec un cadeau pour le chef de la guilde locale. On a fini par établir que Maleina était bien le chef, mais qu'aucun dirigeant de la guilde n'avait été revu depuis l'incendie. Au demeurant, ce n'était jamais que la veille, à peine plus de vingt-quatre heures plus tôt. Dans un premier temps, j'avais pensé mettre Nyna dans la confidence, et lui expliquer que je comptais garder le sceptre. J'avais même pensé à simuler une bagarre pour rendre mon histoire plus crédible. Mais j'ai été touché par une étincelle divine. Je n'ai rien dit, et nous sommes retournés à la roulotte retrouver Nora et Lunedyn.
Je crois que j'ai joué là mon plus beau rôle de composition : avant d'arriver, j'ai fouillé dans mon sac, et j'ai pris un de ces airs affolés qui me plait tant. Quand nous sommes entrés, cet air affolé et l'innocente compassion de Nyna ont suffit à vendre mon histoire : nous avions tourné toute l'après-midi dans les quartiers les plus mal famés, montrant notre bien à des receleurs. Au fond, c'était évident qu'à un moment ou à un autre un tire-laine allait nous détrousser. J'ai admis que la faute en revenait à mon plan et donc à moi, et que j'assumerais mes actes ! Personne n'a mis en doute ma parole, personne n'a même songé à fouiller mon sac à dos. Le plus dur fut de m'empêcher de rire. J'ai même glissé que nous n'avions trouvé aucun dirigeant de la guilde, et qu'on pouvait présumer que les survivants s'étaient réfugiés auprès de la guilde de Padhiver. Après tout, pour que ma mission soit un succès, il fallait bien qu'on retourne jusqu'à la perle du Nord afin que je donne ce spectre à mes commanditaires. Voilà, voilà ce que fut ma journée, et je te laisse imaginer le plaisir que j'en retire. Demain je ferais profil bas, j'éviterais de reparler de Padhiver, peut-être que quelqu'un aura récupéré cette idée à son compte ? Je dois faire attention à ce que mes intentions ne soient pas trop évidentes. Ce soir nous dormons encore au Vaillant, mais nous avons pris des chambres mitoyennes.
On parle parfois des nuits de Padhiver, mais je peux te garantir que celles de Blancmantel n'ont rien à leur envier !! J'étais couché depuis sans doute moins d'un quart d'heure quand Nora – oui encore elle – s'est mise à faire un barouf de tous les diables. Elle est partie à la poursuite d'une silhouette, dévalant les escaliers quatre à quatre. Je n'ai pas tout à fait la même formation, moi je me suis tout de suite jeté vers la fenêtre. Il y avait une silhouette encapuchonnée qui s'éloignait, mais ma foi, à cette heure... J'ai hésité jusqu'au moment où je l'ai vue grimper sur les toits. Alors j'ai fait de même, de ma fenêtre, j'ai rejoint les toits, mais j'avais déjà pas mal de retard. J'ai fait de mon mieux, mais ce n'était pas assez. La silhouette semblait partir vers l'est de la cité, mais je m'étais peut-être fait leurrer. C'est ça d'être un apprenti voleur, on échoue plus souvent qu'on ne réussit.
A mon retour à l'auberge, Nora était toujours absente. Je me suis demandé si elle avait eu plus de chance que moi, ou au contraire beaucoup moins ? Elle pouvait être en danger, mais on ne pouvait rien pour elle. Si elle survivait à cette nuit, elle apprendrait peut-être à travailler en équipe. Oui, je sais, je suis un indécrottable optimiste.
En fait, elle a survécu, mais je ne crois pas qu'elle y ait appris quoi que ce soit. Elle est trop bête, ou plus probablement cela vient de sa formation. On lui a appris à agir en solitaire. De là à supposer qu'elle soit un assassin... Quoi qu'il en soit, sa nuit bien que fatigante, a semblé profitable. Elle nous a fait un résumé laconique. A l'en croire, elle aurait entendu des cris, sans doute un enlèvement – drôle de coïncidence. Elle aurait même débusqué deux silhouettes qui s'enfuyaient en en portant une troisième sur le dos. La poursuite l'aurait menée jusque dans la forêt, à l'est de la ville. La direction prise par mon inconnu des toits. En tout cas, la piste a mené Nora jusque dans une grotte d'où sortait une odeur épouvantable. Et pour cause, les restes de tous les disparus s'y trouvaient... Au moins un mystère de résolu. Elle s'est montrée évasive sur les agresseurs qu'elle avait suivis.
Pas qu'on ait été très rassuré, mais il fallait bien se rendre à cette grotte pour vérifier ses dires. Vraiment pas le genre d'expérience que je recommande aux âmes sensibles. Ni à personne, en fait. Une vraie boucherie. En poussant un peu Nora et en étudiant la scène, on a fini par établir que les deux agresseurs étaient des lycans. Que la grotte leur tenait lieu de garde-manger, et qu'ils avaient plus d'appétit que d'odorat. Nora en tout cas avait manqué de discrétion, et les deux lycans l'avaient cernée pour l'attaquer. Mais dans l'obscurité, quelqu'un était intervenu et leur avait proprement tranché la gorge. S'agissait-il de mon inconnu des toits ? Nous n'avons rien trouvé d'autre sur place. Moi j'aurais bien aimé savoir comment ces deux créatures étaient arrivées là, et si elles avaient un lien avec les voleurs de Blancmantel.
Pendant que nous revenions vers la ville, je me suis entretenu avec le gnome. Je lui ai fait remarquer que les deux jours gratuits de garde du corps étaient maintenant révolus et que s’il souhaitait nous garder, il allait falloir nous payer. Cela a réveillé son instinct de négociateur, et nous avons passé tout le repas à en débattre. Au final, je serais payé une pièce d’or par jour. Sur le coup, j’étais assez content de notre arrangement, mais avec le recul, je ne sais plus trop. De toute façon, il a toujours un morceau de parchemin qui indique que je lui dois trois cents pièces d’or. Les choses seraient simples sans ce parchemin.
Quand nous sommes retournés à sa roulotte, Garonk a expliqué à Lunedyn – enfin pour autant qu’un demi-orque puisse expliquer quoi que ce soit – qu’un homme rôdait parfois autour de la roulotte. La journée étant bien avancée nous avons monté un guet-apens. Les plus lâches sont restés dans la roulotte, pendant que j’étais à l’extérieur. La patience a enfin joué en notre faveur : un homme s’est approché de la roulotte. Une sorte de grand échalas assez bien vêtu. Mais il a presque aussitôt fait demi-tour, et s’est éloigné. Par rapport à ma position, la direction qu’il prenait rendait la poursuite hasardeuse. Mais la chance ou le talent faisant, je remontais sa trace jusque dans le quartier riche. Après une enquête de haute volée, je découvris que notre inconnu était en fait l’homme à tout faire d’un célèbre joaillier de Blancmantel, Muzadin Shonamar.
J’ai aussitôt compris que nous faisions fausse route, le plus probable étant que le joaillier envoyait son homme à tout faire pour vérifier si la roulotte de Lunedyn était bien ouverte, et le cas échéant, pour entrer en contact avec lui, de commerçant à commerçant. Mais avec l’histoire qui nous occupait, il faut bien reconnaître que Lunedyn avait passé fort peu de temps dans sa boutique. Je lui expliquais mes découvertes, et il partageait mon analyse… Je vis son intérêt tout mercantile se réveiller. Difficile de le blâmer. Nous sommes retournés au Vaillant, y prendre nos quartiers. Nous verrons bien de quoi demain sera fait. Peut-être que cette nuit sera moins agitée que les autres.
Parfois les choses ne se passent pas comme on l’espérait… et parfois si ! Nous retournons vers Padhiver, enfin. Oh, ce n’est pas tant que la cité me manquait, pas déjà, mais j’ai une mission à accomplir et pour cela je dois retourner à la guilde. Ce soir je monte la garde et mes compagnons dorment, ce qui me donne tout le temps nécessaire pour t’écrire. Et tu sais combien j’aime prendre mon temps. Je n’écris pas mieux pour autant, mes propos ne sont pas plus intéressants. La seule différence, c’est moi : j’y prends plus de plaisir !
Alors, que je te parle un peu de cette journée. Dans l’ensemble elle fut calme. Pour tout dire, Lunédyn a fait du commerce une bonne partie de la journée. Cela n’a rien d’étonnant, bien sûr : hier j’avais bien vu cette étincelle dans ses yeux. Du coup, nous autres nous avons fait notre travail de protection. J’en ai profité aussi pour améliorer un peu l’ordinaire. Le vol à la tire est dangereux dans deux cas : quand le client s’aperçoit ce qu’il lui arrive, ou quand on pratique cette activité sur un terrain de chasse non autorisé. Dans mon cas, je ne pense pas qu’il y reste suffisamment de voleurs à Blancmantel pour se formaliser de mes actions.
En fin d’après-midi, l’homme de main de Shonamar est revenu à la roulotte. La voyant ouverte, il est venu inviter Lunédyn à se présenter à son maître, pour semble-t-il conclure une affaire. Le gnome s’est montré étonné, lui aussi. Mais nous y sommes allés, un peu en avance – ça c’était mon idée, une façon de prendre un éventuel ennemi de court. Pour assurer nos arrières, Nora nous a suivis tout en étant invisible. Oui, je ne sais trop comment, Lunédyn a réussi à mettre la main sur plusieurs potions d’invisibilité. Et comme moi je n’apprécie pas la magie, c’est Nora qui s’y est collée… Je continue.
Donc on est arrivé chez Muzadin Shonamar. Le bourgeois dans toute sa splendeur. Riche à l’ostentation, certes, mais aucun goût pour autant. Si je n’étais pas aux ordres du gnome, je serais sûrement revenu délester cette raclure de toute sa quincaillerie. En tout cas, le joaillier nous a reçus dans son bureau et après les salamalecs habituels, il a proposé un marché à Lunédyn – et indirectement à nous aussi. Contre six mille pièces d’or, dont les deux tiers à la livraison, il souhaitait que nous livrions un coffret à Luskan. Evidemment, ça représente beaucoup d’or… Trop sans doute. Muzadin ne m’était guère sympathique, mais après son offre généreuse, je pense que tout le monde le trouvait louche. Si on a accepté son offre, c’est surtout pour lui donner l’impression qu’on rentrait dans son jeu. Lunédyn et lui ont signé un petit contrat, j’imagine qu’on ne se refait pas.
En ressortant de chez lui, ça se bousculait dans nos têtes. A mon avis, sa proposition pouvait avoir deux buts : soit nous faire tomber dans une embuscade en arrivant à Luskan ou en chemin, ou soit nous faire dégager la place pour éviter qu’on fouine trop. Il y a eu quelques autres propositions de lancées, mais rien de bien constructif. Nyna et moi avons étudié la serrure du coffret. Du bel ouvrage, mais avec un peu de temps devant soi, rien d’incontournable. De son côté, Lunédyn nous a affirmé que le coffret contenait quelque chose de magique, ou bien qu’il était magique lui-même. Nora par contre, malgré sa promenade invisible n’avait rien trouvé d’intéressant.
En fin de compte, le jour tombant, nous avons fait semblant de partir vers Luskan, nous avons rejoint la route principale avant de bifurquer vers le sud, vers Padhiver, vers toi. Une des raisons officielles c’est d’obtenir de possibles nouvelles de Maleina et de la guilde de Blancmantel. Une autre encore, c’est de faire expertiser le contrat signé par Muzadin. Le ‘M’ ressemble étrangement à la note trouvée sur nos agresseurs. Lunédyn voudra aussi sûrement faire estimer le chapelet une nouvelle fois. Nora doit rendre son compte à Mortebise. Et moi, c’est tout à fait officieux bien sûr, mais je dois remettre le sceptre, l’objet de ma mission, aux voleurs de Padhiver. Mon tour de garde s’achève, je vais réveiller Nora et aller me coucher.
Je profite d’un petit moment de calme pour reprendre mes conversations avec toi, aussi futiles soient-elles. J’espère que je ne t’ai pas trop manqué hier. Comme je montais la garde, j’aurais eu le temps d’écrire aussi… En fait, j’étais un peu mélancolique, je crois. Et je craignais une attaque de bandits. Dormir sur la route c’est risqué. Et puis, il faut bien dire, je n’avais pas grand-chose à raconter. Ah si, nous avons sauvé un jeune homme. Lui et sa famille s’étaient fait attaquer par des petits bandits de grands chemins.
Bien sûr, j’étais heureux de l’avoir sauvé. Il perdait tout son sang… c’était assez terrible. J’étais paniqué, même si je crois l’avoir assez bien caché. Et pendant que Nyna et Nora poursuivaient les agresseurs, le gnome et moi avons réussi à stopper le flot de sang. Ensuite nous leur avons donné de quoi aller voir un guérisseur. C’était le moins que l’on pouvait faire. Et pourtant, mon cœur était pris dans un étau. Tout cela n’avait rien de juste, rien d’équitable. Que me rapportait de faire ainsi le bien ? Est-ce que quelqu’un m’a aidé moi, quand j’agonisais ?
Non. Je suis mort seul. Comme toi. Mais tu as eu le droit au repos éternel, moi à la lancinante douleur du mort qui marche. Tu me manques, maman. Parfois je te déteste d’être partie. Mais c’est juste de la lâcheté. Je retrouverais ton meurtrier. Et ensuite, ma promesse honorée, nous pourrons nous retrouver.