« Allez-y, Adam, je vous écoute. » Ce disant, il avait un air engageant, presque bon enfant.
Quelque avenant que fût le ton, Jilezor ne se sentait décidément pas à l’aise. Pourtant l’atmosphère aurait dû l’y aider. Car il faut bien le dire, cet endroit était tout à fait fantastique. La première chose qu’on remarquait, c’était bien sûr la hauteur de plafond. Jilezor estimait qu’on avait dû sacrifier un étage pour arriver à ce résultat. Sacrifice au demeurant bienvenu. La tonalité générale s’échelonnait entre le thé rose et la mandarine d’hiver. Ces couleurs pastelles tenaient pour une grande part dans l’impression de chaleur qui émanait de cette pièce. La lumière en était l’autre composante. Dans les premiers instants, il y avait eu là un petit mystère pour Jilezor : en effet, une seule petite mansarde desservait cette pièce. Un éclairage indirect… Plusieurs appliques habilement dissimulées fournirent la solution à l’esprit curieux de Jilezor. L’ameublement de la pièce lui aussi était réfléchi pour rendre l’endroit accueillant. Tout d’abord, tout un pan était pris par une bibliothèque, jolie et bien agencée. Une plante grimpante en adoucissait les angles. Tout à côté, on trouvait une petite chauffeuse dont le coussin avait été ingénieusement remplacé par un chat massif dont la forme naturellement bombée et la robe chamarrée rehaussait la finesse des sculptures des accoudoirs.
Tout en face, un petit bureau placé de biais offrait un petit chaos de parchemins et d’encriers, parfait contrepoint de l’ordre subtil qui régnait par ailleurs. Ce qui laissait au centre de la pièce un espace douillet où l’on avait installé le confortable sofa, où Jilezor essayait de trouver sa place. De là, il ne pouvait qu’entre-apercevoir son interlocuteur. Pour une raison qui échappait à Jilezor, l’homme préférait s’asseoir sur tabouret, au demeurant bien archaïque dans ce petit oasis de luxe et de confort. Car on avait conçu cet endroit avec une attention toute particulière au confort de ses occupants. Un détail qui amusait beaucoup Jilezor, c’était les moyens d’accès : l’entrée se faisait par une double porte, un véritable petit sas qui protégeait la pièce de toutes les interférences du monde extérieur. Et en face de Jilezor, un peu comme un objectif à atteindre, se tenait la porte de sortie. Ainsi, ceux qui entraient et ceux qui sortaient ne se croisaient jamais, assurant la plus parfaite confidentialité de ces entretiens.
« Je vous écoute, Adam, répéta-t-il, toujours aussi chaleureux. Tout ce qui sera dit restera entre nous… Quels sont vos problèmes ?
- Pour être honnête, je ne sais pas exactement.
- Et néanmoins, vous êtes conscient d’en avoir, n’est-ce pas ? Vous êtes marié ?
- Oui…enfin je ne sais pas trop » ajouta-t-il, ne sachant plus trop à quelle question il répondait.
Bien qu’il ne le voyait pas, Jilezor entendit l’homme sourire, ce qui le mit encore plus mal à l’aise.
« Je veux dire, déjà, techniquement, je ne sais même pas si nous sommes réellement mariés. Il y a bien eu une cérémonie, mais…
- Mais vous, lors de cette cérémonie, vous aviez conscience de la prendre pour épouse, n’est-il pas ? En dehors de l’aspect légal, ce n’est pas cela le plus important ?
- Si… J’imagine que si, mais même ainsi, je ne sais pas. Je crois qu’elle n’en veut plus de ce mariage…
- Hmmm, intéressant. Elle vous l’a dit, Adam ? Sentez-vous libre d’en parler. C’est important de vous libérer de ce qui vous pèse. Mais je crois que je vais trop vite : est-elle attirante ?
- Ma foi, je ne sais pas… Enfin, moi, je la trouve très belle, bien sûr.
- Intéressant. Je vous demande si elle est attirante, et vous me répondez que vous la trouvez belle. Ces deux concepts seraient-ils interchangeables pour vous ? Je vais être plus précis : qu’avez-vous pensé la première fois que vous l’avez rencontrée ?
- La première fois, c’était à Sombre Comté, et… Non, attendez, la toute toute première fois, c’était dans les Carmines, pas bien loin d’une scierie en ruine. Elle… Quand je l’ai aperçu, elle était à contre-jour. Jilezor sembla perdu quelques instant dans ses pensées. Le soleil lui dessinait un corps de panthère. Je… je crois que j’ai été assez impressionné.
- C’est une plutôt belle image que celle-ci.
- Pardon ? s’enquit-il, revenant un peu brutalement à la réalité. Oh, la panthère ? Elle en a les yeux, et les mouvements, c’est vrai. Mais hormis cela, c’est une image mensongère. En fait, elle tient plus du chat domestique. Vous savez, de ces abyssins aristocratiques, roux et cruels, qui aiment jouer et faire souffrir. Oh, et bien sûr, dans cette image-ci, je tiens le rôle de la souris ! »
Jilezor était assez satisfait de sa petite métaphore, il se demandait même si son interlocuteur avait remarqué la qualité de sa prose. Après tout, cela aurait été mérité. Mais ce dernier se contenta de griffonner quelque chose sur le parchemin qu’il tenait sur ses genoux.
« - Ainsi donc, si je vous résume, on peut dire qu’elle est attirante, dit-il, laissant tout juste une petite note interrogative à la fin de sa phrase.
- Mais où voulez-vous en venir, à la fin ? Oui, elle est très attirante. Voilà, vous êtes content ? Vous voulez quoi ? Que je vous dise que j’ai passé des heures et des heures à la regarder de trois-quart ? Que je me relevais même parfois, pour ça.
- Hmmm, vraiment ? Intéressant, n’est-il pas ? Et pourquoi de trois-quart ? Y aurait-il un quart d’elle qui vous déplaise ?
- Quoi ? Jilezor commençait à douter des qualifications réelles de ce praticien.
- Mais oui : vous aimez la regarder de trois-quart. En phénoménologie participative, le choix des mots est très important. Avez-vous peur de la regarder dans son intégralité ? »
Il lui fallut un petit moment pour trouver une réponse adéquate à cette question. Car si le cheminement avait été tortueux, sa conclusion n’en était pas moins pertinente pour autant. D’ailleurs, d’une certaine façon, ici aussi on jouait au chat et à la souris. Jilezor pesa bien ses paroles.
« - Vous aimez jouer avec les mots, Docteur ? Eh bien, moi aussi. Il marqua une courte pause avant de se lancer. J’ai dis en effet à quel point j’aimais la regarder de trois-quart. Cette proposition ne pose aucune exclusivité – car j’aimais aussi la regarder sous bien d’autres angles – mais soit, faisons comme si. Alors oui, de trois-quart donc. Mais je vais vous dire que c’est un quart de plus – et non pas de moins – que les autres. Car, en vérité, on ne regarde jamais que la moitié, n’est-ce pas ? La moitié qu’on nous laisse bien voir. La moitié éclairée par la lumière de notre regard, le reste étant à jamais dans l’ombre. D’ailleurs, n’est-ce pas pour cette raison que l’on dit de son conjoint : ‘ma moitié’ ? Alors que pour moi, elle était tout, il faut dire qu’elle était entière, c’est dans sa nature, elle n’a jamais fait les choses à moitié : elle est toujours partie au quart de tour. Ainsi, de grâce, épargnez-moi vos comptes d’apothicaire… » Et enfin, il reprit sa respiration, plutôt content de lui.
« Ma réponse vous convient-elle ? interrogea-t-il, un rien narquois.
- Intéressant. Adam, je n’ai jamais dit que je vous pensais sot ! Donc, si je vous comprends bien, vous êtes toujours amoureux ? »
Cette façon de passer du coq à l’âne rendait Jilezor dubitatif. Il avait l’impression de ne plus rien contrôler, et ce n’est pas quelque chose qu’il appréciait.
« - Ai-je jamais dit le contraire ?… Pour autant, je ne suis pas naïf au point de croire que l’amour peut tout résoudre. D’ailleurs, j’aurais plutôt tendance à croire que l’amour ne résout rien, voire même qu’il est la source de bien des problèmes !
- Vraiment ? D’où vous vient cette conviction, Adam ?
- De mes nombreuses lectures, mais aussi de mon expérience personnelle. Si n’importe qui d’autre que ma femme m’avait fait subir la même chose, le problème aurait été promptement réglé !
- Intéressant, glissa l’autre, en s’humectant les lèvres. Je présume que quand vous dites ‘promptement’ vous entendez plutôt ‘violemment’ ? Vous arrive-t-il parfois d’user de violence sur la personne de votre femme ? »
Non sans brutalité, Jilezor se leva d’un bond du sofa. Le chat massif de la chauffeuse releva la tête devant cet impardonnable mouvement d’humeur, avant de se rendormir, épuisé.
« - Monsieur, je ne supporterais pas une seconde de plus vos insinuations. Si quelqu’un a usé de violence, ce n’est pas moi ! Sur ce, Monsieur, au plaisir de ne pas vous revoir ! »
Sans attendre, il sortit de la pièce, entendant tout juste : « Nous aurons encore besoin d’un certain nombre de séances, je le crains… » Jilezor tenta de claquer la porte mais un groom automatique amortit le choc, privant le mage d’un juste exutoire. Poussé par le vent d’ouest, une fine pluie vint se poser sur lui, rafraîchissant et sa peau et son humeur. Il sentait à regret sa colère le quitter, laissant derrière elle l’amertume d’une terre brûlée. Il tenta, dans un baroud d’honneur, d’attiser le peu de courroux qu’il lui restait : « Elle a voulu me tuer ! Mon cœur, pourquoi veux-tu lui pardonner ? Ne sens-tu pas ce que mon cerveau sait déjà : elle a voulu nous tuer. »
Son cœur, malheureusement, vivait sa propre vie et il avait pris le parti d’absoudre la cruelle renarde de son crime. Cela peut sembler stupide, bien sûr. Mais qui a dit du cœur qu’il est un organe intelligent ? Qui plus est, celui-ci suivait une logique qui lui était propre, mais laquelle n’était pas dénuée de sens. S’il avait su parler, voici ce qu’il aurait dit à Jilezor : « Quoi ? Elle a voulu te tuer ? La belle affaire que voilà. En te liant à elle, tu as promis que tu donnerais ta vie pour elle. Voici qu’elle te la demande, et toi, que fais-tu ? Tu t’enfuis tel un lâche. Baste ! Va-t-en, parjure, laisse-moi. Je n’ai que faite de tes pleurnicheries : moi, je l’aime. »
Depuis qu’il avait quitté le giron maternel, Jilezor écoutait bien plus sa raison que son cœur. (Même si une certaine voleuse avait un peu bousculé cet état de fait.) Aussi ne s’avoua-t-il pas vaincu. Il abattit sa dernière carte : « Ma vie lui appartenait, et sans elle, ma vie ne vaut sans doute plus rien. Mais c’est là le moindre des détails. Elle a fait tuer une jeune femme. Souviens-t-en ! La femme que nous aimions n’aurait jamais assassinée une innocente… Cela me dédit de tout engagement. » Malgré les soubresauts réprobateurs de son cœur, Jilezor savait qu’il avait arraché là un statu quo.
Il n’eu pas le temps de se réjouir de cette demi-victoire. Une voix bien trop joyeuse le hélait du coin de la rue.
« Adam ?! Adam Harkhän, mon ami ! C’est moi, Plùme… Jilezor sentit la colère s'embraser de nouveau. Il pensa avec étonnement qu’il devrait en remercier l’avoué-clerc-détective.
- Plùme, vous prenez tout ceci avec une légèreté qui m’indispose au plus haut point. Je crois bien que je vais vous casser le nez, l’extirper de votre face ingrate et le piétiner.
- Ah oui ? s’enquit Plùme, tout sourire.
- Et ne me dites pas que c’est ‘intéressant’, ou que j’ai un ‘problème avec la violence’, sinon je vous transforme en agneau de lait, et je vous vends au premier restaurant venu. Je ne vous cache pas que je commanderais illico un Navarin !
- Alors, ça c’est bien passé cette consultation avec le docteur Zymer, à ce que je vois. C’est le meilleur dans son domaine. J’ai vraiment bien fait de vous le conseiller.
- Ainsi donc cela aussi est de votre faute ? Je ne sais vraiment pas ce qui me retient d’exécuter sur le champs mon petit programme culinaire.
- Sans doute un excès de mansuétude, badina Plùme, ou plus probablement une intense curiosité pour le résultat de mes recherches… »
Jilezor grogna, mais dû bien se rendre à l’évidence : Plùme était ses yeux et ses oreilles en Azeroth. Même s’il ne lui faisait pas entièrement confiance, il ne pouvait pas se passer de lui. D’un geste, Jilezor lui enjoignit de continuer.
« - L’opération kitsune-gari est maintenant lancée. A ce propos, je trouve que c’est un nom stupide, personne n’arrive à le retenir. Enfin, peu importe.
- Certes, je me dis parfois que tanuki-gari conviendrait mieux, ronchonna le magicien.
- Quoi ? Pas mieux : c’est aussi compliqué que l’autre. En tout cas, les recherches ont commencées. Sans succès pour l’instant, comme nous nous y attendions.
- Il est possible qu’elle ne revienne jamais ici, mais je ne veux pas prendre de risques. Il resta songeur un instant. En somme, tu n’as rien à m’apporter… Ce qui m’inquiète, c’est qu’elle dispose d’un vrai soutien logistique, ici. Le danger vient de là.
- Vous parlez des guildes. Plùme sortit un codex, avant de continuer. Lames Ardentes, Azurs Eternels, Larmes du Dragon et Cœur de Cristal… Oui, cela fait des dizaines de personnes qui pourraient l’aider, l’héberger, la renseigner.
- Cœur de Cristal ? demanda Jilezor, soudain éperdu. Oui, son ancienne guilde… C’est aussi un souvenir commun. Nous en avions tant.. Vous ne pouvez pas comprendre
- Et je ne le souhaite pas. Le clerc marqua une courte pause. Quand il reprit, le ton était paré d’une chaleur que Jilezor ne lui connaissait pas. Ecoutez, d’autres vous diront que vous allez oublier ou pire, qu’il faut oublier. Mais c’est idiot, n’est-ce pas ? Moi, je vous conseillerais plutôt d’agir, de vivre. Et au bout d’un temps, ces ‘souvenirs communs’ ne seront que le petit bout d’un gros ensemble. Ils seront noyés dans le reste. Il reprit ensuite son ton professionnel. Alors, on fait quoi pour ses guildes ?
- Il faut les noyauter. Débrouillez-vous pour y introduire des gens à vous.
- Mais ça va prendre des semaine… et surtout une montagne d’or.
- Oui, sans doute. Eh bien, ça prendra le temps qu’il faudra. Et j’ai plus d’or que ça en réserve. Après tout, c’est le seul moyen que nous ayons de rester informés. Si nous ne le faisons pas, nous perdrons l’initiative. Cette fois, le combat se déroule sur mon territoire, et je peux vous garantir que je compte bien lui rendre la monnaie de sa pièce. »
Presque convulsivement, Jilezor caressait un objet dans l’obscurité de sa poche. Il espérait bien qu’elle ferait la bêtise de revenir en Azeroth. Il avait préparé un plan, dont même Plùme ignorait les détails. Cette fois-ci, il serait prêt : c’est lui qui volerait la Voleuse.