Jilezor reposa le « De Pedibus Malfactorum » bien à sa place, dans la bibliothèque, où sa reliure en cuir de lézard était du plus bel effet. L’ouvrage incontournable de Maître Pyrilaz, il ne l’avait toujours pas lu. Et ne vivrait-il qu’un jour ou bien un siècle, il ne le lirait jamais. Lui qui était un ardent lecteur, un dévoreur de livres, il avait trouvé la seule œuvre qui gagnait en valeur à n’être pas lue. En tout cas, pour lui.

Néanmoins, régulièrement – jusqu’à plusieurs fois par jour – il l’ouvrait pour le seul plaisir de contempler ce qui était contenu entre les pages 120 et 121. Profond mais surtout douloureux plaisir que celui-ci. Il était conscient que cela tournait à l’obsession, et pourtant il n’avait pas prévu d’y changer quoi que ce soit.

Jilezor fit glisser dans sa direction un plateau de gangrefer sur lequel reposaient un flacon couleur pomme, des petits pains de sucre, une carafe et une coupe. D’un geste las, il fit pleurer du flacon une dizaine de larmes d’émeraude. S’emparant d’une cuillère percée de nombreux trous, il la posa en travers de la coupe, en équilibre sur ses bords. Avec délicatesse, il installa l’un des petits pains de sucre dans son creux. Concentré sur son ouvrage, il prit la carafe d’eau, et faisant appel aux arcanes, il en abaissa la température, jusqu’à ce des petits cristaux de glace y apparaissent. Le soleil du matin, en s’y diffractant, laissait derrière lui des ombres rouges et bleues. Enfin, Jilezor inclina la carafe pour que l’eau s’écoule, goutte à goutte, sur le sucre.

Il en était là quand Nogarìan entra dans la pièce, la mise impeccable, le dos droit. Son regard inquisiteur traversa la pièce, ne laissant aucune zone dans l’ombre. Tout trahissait en lui une tension contrôlée, une juste maîtrise des gestes et des regards. A une autre époque, dans une autre vie, Nogarìan avait été un homme d’armes, un guerrier. De ces années lui étaient restés le métal de la discipline, l’œil exercé du combattant, et une conscience aigüe de la fragilité de l’existence.

Jilezor lui fit signe d’approcher : « Nogarian, venez-donc ! Le breuvage que je suis en train de préparer est souverain contre la chaleur et le chagrin. Accompagnez-moi…
- Messire, le soleil n’est pas levé depuis une heure ; et la région est bien loin d’être tropicale !
- C’est juste : la chaleur n’est pas notre souci principal aujourd’hui » conclut Jilezor en retirant la cuillère au-dessus de la coupe.

Nogarian l’observa un instant, ne sachant trop sur quel pied danser. Jilezor s’évertuait à garder une distance respectable avec ses subordonnées. Il s’en tenait même à respecter un vouvoiement affecté, auquel la légende racontait qu’il ne dérogeait jamais. Les rares qui avaient tentés des approches plus familières avaient été remerciés dans la journée. Et Nogarian tenait à ce travail. Toutefois… Jilezor l’avait invité à boire avec lui… Et d’autre part, Nogarian serait bien avancé si son patron sombrait totalement dans l’apathie ou pire. Il fallait qu’il tâte le terrain.

« Vous semblez fatigué, Messire. Je gage que vous avez peu dormi.
- J’ai peu dormi en effet. Ne dit-on pas : pendant que vous vous reposez, vos ennemis eux s’entrainent ? Et puis j’ai l’impression que tout le début de ma vie, je l’ai passé à me reposer, alors aujourd’hui, je n’ai plus de temps à perdre à cela !
- C’est quelque chose qui vous soucie, alors.
- Ma foi, sans doute que oui, acquiesça Jilezor, agrémentant sa réponse d’un sourire ambigüe. Non, en fait, c’est plus le sens général de tout cela qui m’échappe. Connaissez-vous la différence entre la tactique et la stratégie, Nogarian ?
- Messire oublie sans doute que j’ai été guerrier.
- C’est juste, je l’avais oublié. J’ai des choses plus importantes en tête. Mais le plus important c’est que vous connaissiez cette différence, cela va vous aider à comprendre ce que je veux dire : on a tenté de me tuer, et je compte bien rendre la monnaie de la pièce à celle qui m’a fait ça. Je ne suis pas un sot, et j’ai mis en place toutes les options tactiques nécessaires à la réalisation de ce projet. C’est plus au niveau stratégique que j’ai des lacunes. Il faut dire que la situation est particulière…
- Je n’ai pas une vue d’ensemble, mais je trouve que vous vous débrouillez fort bien. En quoi la situation est particulière ?
- Justement, Nogarian : contrairement à vous, j’ai une vue d’ensemble, déclara-t-il sans tendresse, semblant clore la conversation. Il prit un instant pour déguster une gorgée. Et comme après mûre réflexion, il ajouta : n’avez-vous jamais été amoureux ? »

Pour le coup, Nogarian trouvait que la discussion devenait trop personnelle, mais comme c’est lui qui en était la cause, il ne pouvait pas se défiler.

« - Si, Messire. J’ai déjà été amoureux.
- Mais vous ne l’êtes plus, c’est évident. Que s’est-il passé ?... Allons ne soyez pas timide, racontez-donc.
- J’étais bien plus jeune, et éperdument amoureux d’une femme. Différente. Elle ne s’intéressait ni aux napperons, ni aux convenances. Elle voulait profiter de chaque instant de la vie. Je serais mort pour elle. Pire, j’aurais tué pour elle. En fait, elle était toute ma vie.
- Et puis elle a lancé un contrat sur votre tête ? s’enquit Jilezor.
- Un contrat ? Non, pas du tout… Quelle drôle d’idée ! En fait, je me suis rendu compte que moi, je n’étais pas toute sa vie ; ce que j’aurais peut-être pu accepter. Mais surtout, qu’elle était aussi ‘toute la vie’ de deux autres bonshommes…
- Oh, je vois… Et vous l’avez tuée ?
- Non ! Par la lumière, je dois bien dire que j’y ai pensé. Non, j’ai tué l’attachement que j’avais pour elle, et je suis parti sans me retourner.
- Vous êtes un sage, Nogarian. J’envie votre sagesse. »

L’ex-guerrier n’était guère habitué aux compliments, et tout spécialement à ce qu’on vante sa sagesse. Ne sachant s’il s’agissait d’une sorte de plaisanterie, il préféra ne rien dire. Jilezor s’amusait à faire tourner sa coupe pour y contempler les reflets que la lumière y dessinait.

« La sagesse est la denrée la plus précieuse de ce monde – et sans doute aussi de tous les autres – et j’ai longtemps cru qu’on l’atteignait par la voie de la connaissance. Dites-moi, n’avez-vous jamais vu un ballet de lucioles, Nogarian ?
- Oui, je crois bien, Messire, répondit-il, étonné que Jilezor passe ainsi du coq à l’âne.
- Et moi je crois que vous vous trompez. Vous seriez sûr de vous, si cela vous était arrivé. Ce n’est pas le genre de spectacle qu’on oublie ainsi. Moi, j’ai eu cette chance. J’aimerais bien vous le décrire, pour votre édification personnelle. Mais c’est tout bonnement impossible. Jilesor se tut un instant, et quand il reprit la parole, sa voix était ailleurs. Qu’est-ce qui fait vivre les lucioles ? Je l’ignore. Et sans doute que personne ne le sait : elles n’ont besoin de rien, ni de personne. Longtemps, j’ai cru qu’elles étaient des créatures magiques. Je veux dire ‘bêtement’ magiques, comme pourraient l’être des élémentaires d’éther. Mais non, cela va bien au-delà de ça. D’ailleurs, il en existe qui vivent dans des mondes dépourvus de magie. Ma théorie est un peu bancale, mais je crois que les lucioles incarnent l’étincelle de toute magie. Compliqué à comprendre, n’est-ce pas ? Et plus encore à expliquer, croyez-moi.
- Je vous crois bien volontiers, Messire. Les choses de la magie me sont totalement étrangères, avoua Nogarian, sans la moindre honte.
- Je le sais bien. La magie et beaucoup d’autres choses… Vous n’avez jamais emprunté la voie de la connaissance. Ne le prenez pas mal : c’est la froide vérité. Et pourtant vos actes démontrent votre sagesse. Il y a encore peu, cela aurait été pour moi un incroyable paradoxe.
- Mais votre point de vue a changé, relança le guerrier déchu, ne sachant s’il devait se formaliser ou se réjouir des paroles du mage.
- En effet. La voie de la connaissance est un leurre, je le sais maintenant. La connaissance n’apporte pas la sagesse. J’ai cherché toute ma vie durant les maîtres les plus reconnus, et il m’a fallu bien des années pour saisir que ce qu’on me vendait pour des paroles profondes n’étaient jamais que des paroles creuses. La sagesse ne se cache pas parmi les mots… »

Sans trop savoir pourquoi, Nogarian étant convaincu de cela. D’ailleurs, de son point de vue, les gens qui manipulaient le mieux les mots étaient aussi bien souvent les plus vils arnaqueurs. Il sentait bien qu’il lui revenait de continuer la discussion, mais il ne voyait pas quelle réflexion intelligente il aurait pu bien faire. Alors, il alla au plus simple :

« - Dans ce cas, Messire, où se cache la sagesse ?
- J’ai moi-même une question, mon brave. Vous ait-il arrivé d’être dans un état où vous aviez l’impression d’être précisément en phase avec vous-même ? Rien de trop, rien qui manque ?
- Pas récemment, mais oui, je le crois. Plusieurs fois, même. Au cœur d’un combat, cela peut arriver. Tout est exactement à la place qu’il doit avoir, une sorte d’équilibre. On a alors l’impression d’être tout autant acteur que spectateur, si je puis dire. Donc je crois que je peux vous répondre oui, Messire. »

Jilezor était manifestement touché par les paroles de son homme de main. Il leva la coupe en son honneur.

« - J’ai moi-même été amoureux, Nogarian. Une femme comme vous ne pourriez l’imaginer. Elle était à l’amour ce que les lucioles sont à la magie.
- Je crains que cette image me dépasse.
- Je le sais bien ! Je ne l’invoquais guère que pour moi-même, en fait. Je vous passe les détails, mais elle a lancé un contrat sur ma tête. Même en prenant du recul, c’est assez singulier, n’est-ce pas ? Alors que l’heure précédente, elle n’avait pour moi que des mots doux. Ne croyez jamais les mots, mon ami : fiez-vous aux actes. Ceux de mon épouse ont parlé pour elle. Maintenant, je dois moi aussi agir en conséquence. Ou autrement dit : vous avez votre réponse.
- Messire ?
- Si nous devons chercher la sagesse quelque part, que ce soit dans les actes, pas dans les mots ! Et c’est pour cela que je m’entoure maintenant de gens comme vous, Nogarian. Des personnes qui savent mettre leurs actes en parfaite concordance avec leurs pensées. Je vous le dis : vous êtes un sage. »

L’intéressé préféra se taire. Il était maintenant persuadé que le mage ne cherchait pas à se moquer, mais cela ne l’aidait guère. Il fit un effort pour orienter différemment le sujet de leur entretien.

« - Messire, je n’étais pas venu pour cela, mais pour évoquer avec vous les recherches en cours. Si vous le voulez bien…
- Ah oui, bien sûr, répondit-il nonchalamment, semblant perdre son intérêt pour la conversation. Pas grand-chose de nouveau, je présume ?
- En fait, il se pourrait bien que si. Une des cibles, la chasseuse, aurait été aperçue dans une auberge.
- Par les Arcanes ! Il était maintenant parfaitement à l’écoute. Niveau de fiabilité ? De quand ça date ?
- Moins d’une douzaine d’heure. Mais ce qui va vous plaire, c’est qu’elle aurait dit devoir se rendre au cercle cénarien dans la matinée.
- La matinée ? Aujourd’hui donc ?
- Oui, exactement, confirma Nogarian avec un sourire.
- Mais bon sang, bougre d’abruti, pourquoi me tiens-tu la jambe depuis une demi-heure ? fulmina-t-il. Je pars pour le cercle cénarien, et si tu es encore là à mon retour, sombre crétin, tu risques de finir ta vie en crapaud ! »

L’instant d’après, Jilezor disparaissait dans un éclair vert.


Catwallon avait le cœur inquiet par nature. Un chasseur est toujours aux aguets, à chaque instant, même lorsqu’il croit son esprit au repos. Et cette tension permanente se transforme chez les êtres les plus doux en inquiétude latente. Cette fois-ci cependant le mal prenait ses racines beaucoup plus profondément. Bien sûr, Sheen étant son amie, il était ô combien naturel qu’elle s’émeuve de sa situation. Mais cela ne pouvait tout expliquer. Ceidwad lui-même semblait trouver son trouble inhabituel.

Elle fit un discret signe de tête au garde. Cette petite escale dans l’enclave cénarienne allait lui faire le plus grand bien. Elle ignorait pourquoi l’archi-druide l’avait fait appeler, mais au fond cela avait peu d’importance. Soit il voulait son avis sur quelque sujet, ce qui était toujours possible. Ou plus probablement, il souhaitait lui confier une mission. Dans tous les cas, il s’agirait d’une parenthèse bienvenue dans sa quête actuelle. Et ni Riwalena ni Sheen n’y retrouveraient rien à redire : on ne faisait pas attendre un archi-druide, qu’on soit de cette dimension ou d’une autre !

Ainsi prise par surprise, ce fut un miracle qu’elle ne soit pas couchée par le souffle de l’explosion. Pendant un instant elle sentit tout son corps vibrer à l’unisson de cette vague meurtrière. Désorientée, les yeux encore clos, son cerveau lui commençait déjà à réunir les différents éléments : le souffle, la chaleur, ainsi que cette odeur particulière… Une Boule de Feu. Ici, au cœur de Darnassus ? Aussi impossible que cela puisse paraitre, quelqu’un avait lancé ce sort mortel au pied même des arbres qui abritaient le cercle cénarien. Sur elle. Enfin, pas tout à fait sur elle. Car si son ego était peut-être meurtri, son corps lui était intact. Alors qu’elle aurait dû être au moins blessée.

Elle chercha sa cible du regard. Il était là, quelques mètres au-dessus d’elle, appuyé contre la rambarde de l’escalier qui s’enroulait autour de l’arbre millénaire. Il lui souriait, le regard pétillant, ne semblant même pas remarquer les gardes qui convergeaient déjà vers lui. Humain ou pas, il ne pouvait ignorer que la violence était interdite dans ce sanctuaire. La sottise du mage était donc sans limite ? Un court instant, elle hésita : il n’avait cherché à la blesser. De plus, Sheen avait demandé à ce que son époux ne soit pas blessé. Elle ordonna aux soldats de ne pas intervenir. À son propre étonnement, ils lui obéirent. Avaient-ils eux aussi remarqués l’absence de blessé, ou bien venait-elle de faire réellement preuve d’autorité ? Elle se promit de tirer cela au clair, à l’occasion.

« - Ah… la charmante mais timide Catwallon, gazouilla le Mage. Je vous ai manqué ?
- Ma foi, oui, Maître Jilezor, répondit-elle. En focalisant son attention, elle pouvait peut-être régler cette affaire très rapidement. D’un bon mètre, ajouta-t-elle, en montrant la zone de l’impact.
- N’est-ce pas ? » claironna-t-il, apparemment ravi que la chasseuse réponde à sa blague pitoyable.

Ceidwad, lui, avait repéré le subtil mouvement de la main sa maîtresse, et aussitôt s’était glissé dans les ombres. À pas feutrés, il se dirigeait déjà vers sa cible.

« On m’a dit que vous me cherchiez, ma jolie. Mais je crois que c’est moi qui vous ai trouvé. C’est embarrassant quand on ne sait plus qui est la proie, vous ne trouvez pas ?
- Qui parle de proie, Jilezor ? interrogea Catwallon, cherchant à gagner de précieuses secondes pour son familier. Donnant l’impression de prendre son temps pour réfléchir, elle reprit avec lenteur : je souhaitais vous parlez, et voici que je vous parle… Tout va donc pour le mieux… Votre façon d’attirer mon attention était… audacieuse, mais je ne le prends pas mal. Ici personne ne chasse personne.
- J’ai un ami, vous le connaissez sans doute. Il m’a appris bien des choses, certaines sciemment et d’autres, ma foi, bien malgré lui. »

Catwallon écoutait à peine les paroles du Mage, elle sentait battre en elle l’excitation de la chasse. Ceidwad devait être prêt à bondir sur le dos de Jilezor.

Mais l’hiver sembla s’inviter dans le bosquet et on aurait pu croire, un court instant, que l’humain était au beau milieu d’une tempête de neige. Quand les flocons se dissipèrent, Ceidwad était de nouveau visible et avait les pattes prises dans une gangue de glace. Catwallon en fût médusée.

« Bien essayé, petite elfe, mais il va falloir faire mieux que ça » railla-t-il, en s’élança dans l’escalier.

Elle partit à sa poursuite, prenant le risque de le perdre de vue quelques secondes. De toute façon, il ne pouvait que monter, ou venir dans sa direction. Le choix était vite fait. Quand elle arriva à la hauteur de son familier, celui-ci se débattait encore contre les éléments, tout à la fois furieux et effrayé. Elle lui envoya des ondes de calme, l’engageant à ne pas s’attaquer frontalement à ses liens. Jilezor, lui, avait eu le temps de faire un tour complet, et il se retrouvait encore une fois au-dessus d’elle. Elle l’interpella.

«- Mais comment avez-vous pu faire cela ?
- Tu parles de ton minou ? Soit tu me crois capable de voir au-delà des ombres, soit tu dois imaginer que je sais diviser une distance par une vitesse, et en déduire une durée. Je savais quand ton félin serait sur moi. Jurghen m’a beaucoup appris… Tu n’écoutes donc rien ? »

D’accord, il pouvait être malin, mais il était aussi singulièrement crétin de la provoquer sur son territoire, et plus encore d’emprunter une voie sans issue. Plutôt que de répondre, elle repartit à la charge. Elle l’entendait courir, lui aussi. Il semblait prolixe, elle pouvait sans doute en tirer parti. Elle ralentit légèrement le pas, et l’appela encore une fois.

« - Jilezor ? Sheen est inquiète pour vous. Catwallon avait assisté au mariage du Mage, et si elle n’était pas une experte en sentiments humains, elle était persuadée d’avoir vu à cette occasion un amour fou dans les yeux de Jilezor. Plus encore que moi, elle souhaite vous parler, et dissiper le malentendu qui s’est glissé entre vous.
- Ma pauvre et chère amie… ce genre de malentendu mesure dans les dix pouces de bon acier, clama-t-il tout en ralentissant lui aussi. Soit vous êtes une menteuse, soit on vous ment à vous aussi.
- D’accord, il y a peut-être des choses que j’ignore, lui concéda-t-elle de bonne grâce, consciente qu’elle gagnait du terrain. Mais vous croyez vraiment que je vous mentirais ? »

Elle entendit ses pas s’arrêter : il était tout en haut de l’escalier. Un peu moins d’un petit tour de spirale, et elle serait enfin devant lui. Cet idiot n’avait gagné qu’un peu de temps avec son tour de magie, et au mieux il pourrait se vanter de l’avoir fait courir. On n’échappait pas si facilement à une chasseuse.

« - Je ne crois pas que tu me mentes sciemment. C’est donc que quelqu’un, en qui tu as confiance, te ment à toi aussi. Il ajouta en soupirant : tu n’imagines pas à quelles extrémités on en arrive parfois. »

Et en effet, elle n’imaginait pas le trouver en équilibre précaire sur le bord de la balustrade. Elle se demanda si ce qu’elle avait pris un temps pour de l’amour fou n’était pas juste de la folie pure.

« - Ce que je sais, c’est qu’il n’y a qu’une seule et unique chose qui soit inéluctable. On peut revenir sur absolument tout le reste. Tout peut être pardonné.
- La charmante mais naïve Catwallon… Tu es le toutou de Sheen et Riwa, et pourtant elles te cachent beaucoup de choses. C’est pathétique.
- D’accord, peut-être, transigea-t-elle, se rapprochant encore un peu. Mais ce n’est pas une raison pour vous mettre dans cet état. Voyons, Jilezor ne faites pas l’enfant.
- N’emploie pas des mots dont tu ignores tout, Elfe. C’est justement pour mes enfants que je fais tout cela. » Et avant qu’elle puisse réagir, il se jeta dans le vide.

Elle eut le temps de penser que Sheen ne la pardonnerait jamais, puis elle se lança contre la rambarde, poussée par la crainte d’y contempler cette ‘seule et unique chose inéluctable’. Et effectivement, le Mage tombait. Mais cette chute-là n’avait rien de mortelle puisqu’il tombait à la vitesse d’une plume. Rompant avec une de ses plus anciennes et de ses plus saines habitudes, Catwallon se mit à maudire Jilezor. Il faut dire qu’il s’était bien moqué d’elle. Il était monté jusqu'au sommet tout en sachant qu’il n’aurait aucun mal à descendre par la voie des airs. Elle sentit comme une pointe d’agacement : Dut alors, il commence à me casser les coudes !

Elle repartit à pleine foulée dans le sens inverse, mais il arriverait en bas bien avant elle. Jusque-là elle avait fait preuve de beaucoup de patience, mais elle avait décidé que c’était suffisant. On lui avait confié une mission – retrouver et ramener Jilezor – et elle comptait bien s’en acquitter. À chaque tour de l’escalier elle le voyait se rapprocher du sol. Il lui vint une idée. Avant même d’avoir son arme en main, elle était déjà en train de viser. Evaluer la distance et la vitesse de la cible était pour elle un jeu d’enfant. Elle décocha le trait sans même y penser. Il s’envola avec une trajectoire parfaite, passa à quelques centimètres du bras du Mage, pour enfin aller se planter dans l’herbe un peu plus loin derrière.

« Je peux maintenant te l’avouer : toi aussi tu m’as manqué ! Mais de moins d’un mètre, toutefois… »

Qu’il s’imagine donc qu’elle l’avait loupé. Quand il chercherait à s’enfuir, il passerait assez près du trait pour que le piège se déclenche et l’enferme dans une prison de glace. Tout mage qu’il était, il ne pourrait rien faire. Et quand bien même il serait entouré de Gardiens magiques, le piège le ralentirait assez pour que Ceidwad le rattrape. Elle reprit sa descente aussi vite que possible.

Au moment où le mage touchait le sol, elle avait encore un étage de retard sur lui. Même si c’était inutile, elle décida qu’elle pouvait prendre le risque de sauter de cette hauteur. Elle jeta un œil sur sa cible… pour la voir disparaître et se transférer vingt mètres plus loin, évitant ainsi son piège.

Il se retourna même pour contempler son succès. Cette fanfaronnade ne durerait pas longtemps, Ceidwad serait sur lui avant qu’il ait eu le temps de lancer une blague vaseuse. Il sourirait moins quand… À la grande surprise de Catwallon, son familier se transforma en un adorable mouton bouclé, à l’allure amicale. Quelque chose se brisa en elle : il venait de passer des bornes dont la chasseuse ignorait tout un instant auparavant. Toucher à Ceidwad était inexcusable.

Jilezor était entouré d’un tourbillon bleu. Catwallon connaissait assez de lanceurs de sorts pour savoir qu’il s’agissait d’une Evocation. Les bravades de Jilezor lui avaient probablement coûtées une grande part de son mana. C’était le moment où jamais de prendre l’avantage. Et de lui faire payer ses affronts.

Elle visa dans le gras de la cuisse. Incroyablement douloureux, très handicapant pour fuir, mais avec de faibles risques de mortalité à court terme. Sheen lui en voudrait peut-être mais elle finirait bien par lui pardonner. Son tir se fracassa contre le Bouclier de Mana du Mage. Protection très éphémère contre sa puissance de feu. Elle intensifia ses tirs.

« Le chaton sort ses griffes ? N’est-ce pas adorable ? Je serais bien resté à discuter, mais j’ai piscine. Tu diras à ta maîtresse qu’elle envoie quelqu’un d’un peu plus sérieux la prochaine fois qu’elle veut, humm, ‘discuter’. Bisous, ma jolie… »

Et pour appuyer son propos, il fit mine de lui envoyer un baiser. Heureusement pour lui, il disparut dans une lueur verte quelques instants après. S’il avait tardé plus, son Bouclier de Mana aurait cédé, et il aurait surement été plus gravement blessé que Catwallon ne l’avait initialement prévu : pour ses derniers traits, elle n’avait pas retenue sa puissance, et le résultat aurait pu être catastrophique… Maintenant elle allait devoir relater cette étrange rencontre à Sheen. À la réflexion, il valait mieux qu’elle en parle d’abord à Riwalena.


Jilezor était à la fois fatigué et énervé. Son petit tête à tête avec Catwallon ne lui avait apporté aucun réconfort, bien au contraire. Il avait toujours apprécié les deux sœurs mais sa préférence allait incontestablement à la chasseuse. Peut-être à cause de son côté timide. Ou plus probablement parce qu’elle ne cherchait pas à en imposer à tout le monde comme Riwalena. Cet affrontement lui avait demandé des efforts bien plus importants que prévus. Sous ses dehors fragiles, la chasseuse était une vraie combattante qui ne s’en laissait pas compter. Pas de doute, il aurait largement préféré se battre contre Riwalena ou même Sheen. Il aurait alors pu exprimer toute sa colère sans en ressentir la moindre culpabilité.

Il relativisa un peu en songeant à la petite victoire qu’elle lui avait concédée : il avait bien senti qu’elle était à deux doigts de sortir de ses gonds. Elle avait fait des efforts méritoires pour rester neutre et professionnelle, mais elle avait dû bouillir intérieurement. Précisément ce qu’il souhaitait, ce qu’il attendait d’elle. Encore deux ou trois accrochages de cette nature – en admettant qu’il y survive – et Sheen ne pourrait plus envoyer ses larbins faire son sale boulot. Face au mécontentement de ses troupes, elle devrait venir en personne se salir les mains. Il l’attendait de pied ferme, il avait un plan.

Cette pensée lui donna un peu de baume au cœur. Mais il en vint à s’interroger sur ces propres motivations. De quoi se réjouissait-il exactement ? Que son plan aboutisse ? Ou bien, plus prosaïquement de la revoir en chair et en os ? D’être là, devant elle, de pouvoir la contempler… Car, certes, elle avait commandité son meurtre, ce qui faisait d’elle une personne tout spécialement abjecte. Mais elle n’en restait pas moins l’une des plus belles femmes des deux mondes réunis. Il en vint à se demander s’il avait encore des sentiments pour elle. Non, pas le moindre. Ni haine, ni amour. Juste un grand vide à la place du cœur. Cette idée lui déplut profondément car elle supposait un autre parallèle entre eux deux : une femme qui engageait des mercenaires pour faire tuer son époux ne devait pas avoir grand-chose non plus au niveau du cœur.

Le sujet n’étant guère réjouissant, il préféra laisser courir. Il était déjà fatigué, inutile d’en rajouter une couche. Après sa discussion avec la chasseuse, Jilezor avait passé une bonne partie de sa journée à rentrer chez lui. Pas par le plus court chemin, évidemment, même si cela aurait été plus rapide. Non, il avait sciemment pris des chemins détournés pour éviter d’être suivi. Il avait beau être un puissant mage, cela ne l’avançait guère, la Magie n’avait pas réponse à tout. Par exemple, il avait été raisonnablement aisé d’échapper à Catwallon en se téléportant. Avec quelques secondes devant lui, Jilezor pouvait se téléporter à peu près depuis n’importe où. A bien y réfléchir, les possibilités étaient prodigieuses. Toutefois, il y avait aussi des limitations. Le nombre de destinations possibles était assez limité, une demi-douzaine tout au plus. Or face à un ennemi déterminé – et Sheen l’était – ce détail s’avérait problématique : l’ensemble des points de chute pouvaient être surveillés.

Jilezor craignait parfois de devenir paranoïaque. Mais il craignait plus encore de passer de vie à trépas. Il s’était donc échiné à décrocher d’éventuels poursuivants. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Il connaissait l’adage, mais il pouvait maintenant prétendre le comprendre, et pour cause, il le vivait dans sa chair. Son épouse avait cherché à le faire tuer. Mais maintenant, il était bien plus sur ses gardes, plus alerte. On ne l’y reprendrait pas une seconde fois. L’amour nous ramollit, se dit-il, alors que la peur nous aiguise. Et il voulait rester acéré pour le jour où il l’a rencontrerait de nouveau, le jour où il la verrait pour la toute dernière fois. Les dernières paroles qu’elle lui avait dites (« C’était avant, Choupinet ») ne semblaient pas prêter à conséquence sur le moment, et pourtant elles étaient terriblement exactes : il n’y aurait jamais plus d’après pour eux deux.

Le timbre aigrelet de la clochette le tira de ses rêveries. S’il voulait rester en vie, il avait tout intérêt à garder les pieds sur terre. D’un bond, il sauta sur le quai. Du coin de l’œil, il vérifia encore une fois l’absence de tout suiveur. Il n’était pas, par sa nature, un fervent partisan des trajets maritimes. Mais sur un bateau, il était beaucoup plus aisé de repérer un intrus. Par un chemin détourné, il s’approcha de sa demeure. Après avoir contrôlé qu’il était bien seul, il se lança un sort d’Invisibilité, puis en catimini, il se faufila jusqu’à la porte de derrière. Il avait choisi la maison avec soin, et il était certain qu’avec ces quelques précaution il était totalement impossible de deviner où il allait précisément.

La maison était déserte. Personne n’était là pour l’accueillir. Nogarian avait eu le bon sens de demander à tous les serviteurs de lever le camp. Jilezor n’aurait pu l’en blâmer. Sombre et silencieuse, la demeure était parfaitement lugubre. Le mage s’interrogea sur qui pouvait bien vivre dans un tel endroit. Etait-il donc devenu un fantôme pour hanter un tel lieu ? La question n’était pas anodine, par ailleurs. Il errait dans ce monde qui n’avait plus rien à lui offrir, sans la moindre joie. Il s’était lui-même dit qu’il ne ressentait plus ni haine, ni amour. Peut-être que sa charmante épouse avait finalement accompli son méfait ? Peut-être qu’il était déjà mort depuis un certain temps, et qu’il ne restait plus de lui que son fantôme retenu en ce monde par le boulet de la vengeance ? Si c’était le cas, il était peut-être temps qu’il se libère de ce boulet.

Le mage eut le sentiment qu’il allait s’écrouler là, dans l’entrée de sa demeure. Il fallait absolument installer un contre-feu. Il se dirigea vers la bibliothèque. À cet instant, seule la consultation du « De Pedibus Malfactorum » pouvait l’apaiser. Il franchit les derniers mètres sans même respirer. Il se rendit compte que ses doigts épluchaient frénétiquement les pages du livre pour aboutir à la page 120, et y trouver… rien. Il n’y avait plus rien entre les pages 120 et 121 ! Il prenait pourtant un soin maniaque de son contenu. Il tremblait, autant de rage que d’angoisse. Comment tout cela était-il possible ? Il se souvenait l’avoir contemplé le matin même. Il ne pouvait y avoir qu’une seule explication. Il se retourna. Elle était là, sortant tout juste de l’ombre.

« Coucou toi… Tu sembles surpris, n’est-ce pas ?
- Complètement. Je ne m’attendais pas à cela. Je crois que ça mérite des félicitations.
- Merci, tu es trop gentil. Mets-nous un peu de lumière, veux-tu bien ? »

Sans rechigner, il fit appel à son pouvoir et alluma plusieurs lampes. La bibliothèque où il avait installé son bureau personnel semblait reprendre vie. La carafe, le flacon couleur pomme et les coupes trônaient encore là, sur le plateau en gangrefer. Peut-être qu’il pourrait lui en proposer ? D’ailleurs, il en oubliait la politesse.

« - Un siège ?
- Merci non. Je vais rester debout, si tu n’y vois pas d’inconvénient. D’ailleurs, il n’est pas dans mes intentions de t’importuner bien longtemps. Mais toi, je t’en prie, installe-toi confortablement. »

Cette fois encore, il lui obéit sans un mot. Il prit une coupe, et recommença son petit cérémonial avec la cuillère percée et les pains de sucre. Sans un mot, il lui désigna le breuvage qu’elle refusa d’un signe de tête.

« - Comment ? lui demanda-t-il.
- Pardon, que veux-tu dire ?
- Je m’interroge. J’ai pris une foule de précautions, magiques ou non, pour ne pas être retrouvé. Je sais que je me surestime très souvent, mais je croyais vraiment que personne n’aurait pu me suivre.
- Et tu as probablement raison. Tu es si intelligent, mon beau mage.
- Alors ?
- Alors tu ne prends pas le problème dans le bon sens. Oh, je suis certaine qu’il aurait été impossible de te filer. Mais je n’en ai pas eu besoin. Je savais déjà où chercher.
- Je suis bluffé, avoua-t-il. Comment est-ce possible ?
- Tu es intelligent, certes, mais tu es aussi un sacré beau-parleur. Tu parles, tu parles… Tu ne t’arrêtes jamais de parler. Tu m’avais dit à plusieurs reprises que tu aimais ce village, que tu adorerais y voir grandir tes enfants. Tu te souviens ?
- Non… Et c’est ça qui m’a perdu ?
- En gros, oui. Ça et ton excès de prudence, aussi. Les voisins savaient la maison habitée, mais ils n’avaient jamais vu le maître des lieux, seulement les domestiques. Ce détail a attiré mon attention. »

Il avait été terriblement négligent, il s’en rendait compte maintenant. Bien trop tard, à vrai dire. Il allait payer pour la stupidité dont il avait fait preuve. Il lui jeta un coup d’œil. Elle souriait, et ma foi, son visage ne manquait pas de charme. Il se demandait toutefois comment il avait pu être attiré par elle. À la réflexion, elle le dégoutait plutôt. Elle était en train de jouer avec un poignard, le faisant passer d’une main à l’autre. Pas une raison pour être discourtois, mais tout de même… Son malaise se transforma en doute.

« - Mais la maison était bien vide, non ?
- À vrai dire, non, mon ange ! Tes domestiques étaient là, bien à leurs postes.
- J’espère qu’ils vont bien ! s’emporta-t-il.
- Oh, mais qu’est-ce que tu imagines : je n’ai pas touché à un cheveu de leurs précieuses têtes ! Et ne fais pas ton ronchon, cela te va très mal. Non, je suis arrivée comme en terrain conquis : je leur ai donné leur journée ainsi que celle de demain – en ton nom, bien sûr.
- Quel aplomb ! Simplement machiavélique.
- Tu es trop gentil, je te l’ai déjà dit.
- Mais je commence à le croire », concéda-t-il, morne.

Nogarian ne s’y serait pas laissé prendre, surtout après ce que Jilezor lui avait dit de ses amours. Mais obéissant, l’ancien guerrier avait quitté la demeure bien avant l’arrivée de la damoiselle. Un peu de négligence, un peu de malchance… Ou bien, peut-être une sorte de signe du destin ? Il fallait qu’il clarifie la situation, quoi qu’il en coûte.

« Ce poignard est-il bien nécessaire ? L’un de nous pourrait s’y blesser, même par mégarde.
- Par mégarde, ça m’étonnerait, je dois dire… Mais as-tu envisagé que c’est peut-être ce que je souhaite, que quelqu’un s’y blesse, ou même pire ? Toi, par exemple.
- Ma foi, oui, j’y avais pensé. Mais il s’agirait d’un assassinat pur et simple. Et dans quel but, au juste ?
- Tout de suite les grands mots. Elle lui fit un sourire aguicheur. Moi j’appellerais plutôt cela une vengeance. La nuance est importante.
- Eh bien, moi, la nuance me dépasse. Et qu’ai-je donc fait pour mériter cette vengeance ? »

Elle avait surement préparé son petit discours, le répétant sans doute de nombreuses fois, en testant sa puissance, son agressivité. Elle avait dû, à de multiples reprises, en changer les mots pour lui donner le sens exact qu’elle en attendait. Il la connaissait assez bien pour pouvoir l’imaginer en pleine répétition, devant un miroir. Ce désir de perfection dans la hargne avait quelque chose de touchant. Après tout, il se souvenait qu’elle l’avait aimé à une époque. Il la laissa donc prendre tout le temps qu’il lui était nécessaire. Rien ne les pressait.

« - Tu as brisés mes rêves, Adam. Tu m’as dépouillé des espoirs que j’avais placés en toi. C’est très grave, tu sais. Impardonnable. Intolérable, même. Et ensuite, je sais que ce n’est qu’un détail, mais tu es allé te réfugier chez une femme. Enfin, si on peut appeler ça une femme…
- Ne l’insulte pas ! s’enflamma-t-il, malgré-lui.
- Tu avoues ?
- Non : de mon point de vue, les choses ne se sont pas du tout passées comme ça.
- Et pourtant tu m’as trahi, n’est-ce pas ?
- Non, ou pas sciemment. Jamais je n’ai voulu tout ça.
- Mais tu as rompu une promesse solennelle. Es-tu au moins conscient de cela ?
- À mon cœur défendant, oui.
- Je croyais que tu tenais toujours tes promesses.
- Personne ne peut faire ça, on peut juste dire qu’on mourra en essayant.
- J’aime ta définition.
- Je sais, je l’ai utilisée à dessein. Je suis coupable alors ?
- Tu m’as bel et bien trahi… J’espérais encore, tu sais ? Te défendras-tu ? »

Question terrible. Etait-il prêt à tout abandonner ? Il aurait voulu voir grandir ses enfants, il y avait aussi d’autres choses qu’il aurait souhaité régler. Mais dans le fond, elle avait raison : il était coupable, indubitablement. Au point de se laisser mourir sans combattre ? Quelques instants plus tôt, il s’était lui-même comparé à un fantôme.

« - Je vais être honnête : je l’ignore. Disons que je pense que non…
- J’aime quand tu te montres raisonnable. C’est mieux pour tout le monde. »

Elle s’approcha jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent. De la main gauche, elle fit lentement glisser la lame du poignard entre ses côtes jusqu’à ce que la garde arrive en butée.

« Ça ne fait pas trop mal, mon poussin ?
- Si, plutôt…
- Oh, je suis vraiment désolée. Tu sais, ça sera pire quand je retirerais la lame.
- Je m’en doutais un peu, grogna-t-il, tant pis. »

Elle se serra contre lui, comme seule une amante pouvait le faire. Il s’étonna de la sentir si chaude. Elle semblait sincèrement émue. Une piètre consolation. Il avait un peu de mal à respirer.

« Pourquoi… renvoyer… mes… domestiques…
- Oh, ça ? En fait, j’espérais que toi et moi… Je me suis dit que si nous nous étions été réconciliés, on aurait voulu être au calme. Et dans le cas contraire, c’est-à-dire, le cas qui nous occupe en ce moment : je ne voulais pas qu’on te trouve trop tôt. Ça serait dommage qu’un prêtre te ramène à la vie.
- Brillant.
- Tu es décidément trop gentil. » Elle retira le poignard d’un coup sec.

Elle avait raison, c’était bien pire maintenant. Il avait l’impression d’étouffer. Il tenta de s’accrocher à elle, mais ses forces commençaient à s’enfuir. Elle l’aida à se tenir droit, elle gardait ses yeux dans les siens. En fin de compte, si, c’était d’un certain réconfort, malgré tout.

« Mon poussin, dis-moi encore que tu m’aimes. Sa voix semblait venir de très loin. Il tenta de lui sourire, mais le résultat fut pitoyable.
- Que… tu… m’aimes. » Il devait s’agir d’une blague entre eux, et elle lui sourit en retour.

Et puis ce fut fini. Pas de tragique révélation, ni grande lumière, ni même la moindre satisfaction. Mais elle avait eu sa vengeance. Il l’avait trahi, et pour cela il avait payé. Elle lui pardonnait donc tout le reste. Absolument tout.

Sa tenue était couverte de sang. Elle se changea et passa une lourde robe de velours noir. Une vraie robe de deuil, parfaitement appropriée à la situation. Elle avait bien sûr prévue d’en arriver à une telle extrémité, mais la tristesse était néanmoins présente, déjà très profondément ancrée. Elle soupira en le regardant : l’étincelle s’était définitivement envolée. Elle alla souffler les lampes, et se laissa glisser dans l’ombre. Elle pouvait maintenant partir.

Elle fit demi-tour, elle avait failli oublier quelque chose. Elle fit voler la carte jusqu’à lui. On pouvait y voir une superbe femme en toge blanche, deux dagues croisées en X sur sa poitrine.