Quand on y songe, il y a beaucoup de « bonnes » raisons de couper les liens qui nous unissent aux autres. Par exemple : pour prouver sa valeur ou son opiniâtreté, ou bien car on se sent supérieur voire plus simplement différent. Parfois, c’est juste parce que la douleur est trop forte.
S’il y a de nombreuses raisons, il y a tout autant de méthodes pour se couper des autres. Etre distant, bien sûr, oui. Mais mieux encore : le fait de porter un masque, au propre comme au figuré. Et cela, il faut bien le lui reconnaître, Jurghen l’avait parfaitement compris. Et si cela ne suffit toujours pas ? Alors, là, il ne vous reste qu’une solution : disparaître.
Par nécessité, le chasseur est une créature patiente et pointilleuse. Le chasseur sait suivre des traces et effacer les siennes. Quand Jurghen décida de disparaître, il devint donc introuvable. Il ne laissa en partant que quelques pâles souvenirs et un vague goût d’inachevé. Fût-il regretté ? Dans la mesure où, pour beaucoup, sa disparition passa aussi inaperçu que sa présence quand il était encore là, Jurghen estima que la réponse était non.
Peut-être aurait-il aimé être recherché, qu’on s’inquiète pour lui, qu’on organise une battue, une chasse à l’homme, qu’on retourne le pays... En fait, la bonne personne lui aurait dit : « Restez » qu’il l’aurait fait. Mais voilà, elle n’avait rien dit. Ainsi va la vie : question d’alchimie.
Quand il était tout jeune, il avait interrogé son père adoptif des quantités de fois sur un problème hydrologique qui lui semblait de la plus haute importance : il avait remarqué que, parfois, un cours d’eau se sépare sans raison apparente en deux bras distincts qui s’éloignent pour ne pas se recroiser, jamais. Enfant, cet état de fait l’avait épouvanté. Fort heureusement, il ignorait alors qu’il en va de même des destinées que des cours d’eau.
Fuir, ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut une certaine force de caractère, mais sans aller jusqu’au courage, une grande obstination, mais en aucun cas de la bravoure. La fuite, toutefois, n’est pas totalement dépourvu d’avantages. Même, cela peut devenir grisant. Jurghen avait travaillé dans la ménagerie d’une foire ambulante, puis il s’était enfoncé dans le cœur d’une bien vieille forêt afin d’y vivre en ermite, situation qu’il avait quittée au bout de quelques semaines pour aider dans une brasserie. On l’avait recommandé à bord d’un navire polaire, où il s’était fait mousse. En revenant à terre, il avait été cuisinier d’une petite auberge près du littoral.
Comme une girouette, il s’était laissé porté par le vent, sans jamais trop regarder en arrière. Combien de temps cela avait-il duré ? Des mois, sans aucun doute. En fait, cette vie, ou plutôt ces vies auraient pu lui plaire. Le truc, c’était les reflets. Où qu’il se soit installé, il y avait toujours eu un moment où les reflets le retrouvaient. Soit un matin dans le miroir, soit dans la devanture d’une échoppe, soit dans les fenêtres d’une maison ou encore dans la glace derrière un bar, à un moment ou à un autre, son reflet était là, à le narguer, encore et toujours. Alors, il prenait une pierre, une chope, en tout cas quelque chose de pesant, et il faisait taire pour un temps le reflet... Et il se remettait à fuir... Le problème, c’est qu’il est impossible de se fuir soi-même.
C’est justement en fuyant que son destin le rattrapa. Il évitait bien évidemment les grandes villes, tout d’abord car il ne s’y sentait à pas à l’aise, et surtout car les risques de tomber sur une connaissance étaient trop importants. Alors, quand il voulait relever son courrier, il se rendait dans quelque minuscule bourgade éloignée des grands axes, où seuls de rares braves paysans peu curieux habitaient. Bien sûr, il aurait pu se passer de relever son courrier – pour le peu qu’il en avait... Simplement, il se disait – sait-on jamais – que la « bonne personne » pourrait lui écrire, et il n’aurait voulu louper son courrier pour rien au monde. Oh, n’étant pas totalement idiot, il savait bien que cet évènement ne se produirait jamais, mais il préférait quand même s’en s’assurer par lui-même.
Son destin prit la forme dégingandée de Jilezor. Et justement, le mage était dans une forme des plus pitoyables. Ses vêtements étaient lacérés, et l’homme semblait blessé, il était en tout cas couvert de terre et de sang – « pas le mien », avoua-t-il plus tard. Mais c’est surtout son visage qui donnait le ton. Il était pâle et défait, pour ainsi dire abattu, alors que dans ses yeux brûlait une colère qui confinait à la folie. Jurghen, même s’il s’en défendait, aimait bien ce mage ; mais jamais, au grand jamais, il ne lui aurait accordé la moindre espèce d’envergure. Pourtant, en cet instant, il dût admettre qu’il en avait un peu peur.
En fait, c’est quand il se trouvait au camp des bûcherons du Val d’Est que Jilezor lui tomba dessus :
« Jurghen, c’est le destin qui vous envoie ! cria-t-il à l’adresse du nain.
- Jilezor, répondit-il, visiblement surpris. Que diable viens-tu faire ici ? Et dans quel état es-tu ? Une scène de ménage, je présume...
- Maître Nain, vous parlez sans réfléchir et pourtant vous n’êtes pas loin de la vérité !
- Ce n’était pas si dur : les femmes, le problème est toujours là...
- Oui, enfin, ne comparez pas : moi, je l’avais épousée ; vous, je ne crois pas que vous lui ayez jamais tenu la main... »
Jilezor, nous le savons, est sans doute l’être le moins sensible qui soit – tout juste après les pierres, en fait. Mais il comprit qu’il était allé trop loin...
« Peu importe, de toute façon. Tout bien pesé, c’est peut-être même vous qui aviez raison. Peu importe, Jurghen. J’ai besoin de votre aide. Je crains qu’on ne cherche à m’éliminer ; et même si je ne tiens pas tant que ça à ma peau, je ne souhaite pas donner ce plaisir à mes ennemis. Comme Jurghen restait muet, le mage ajouta : j’ai besoin de disparaître. Mon ami, vous pourriez m’aider à trouver une planque ? Le nain, qui commençait à bien s’y connaître en matière de disparition, lui sourit.
- Oui, j’ai ce qu’il te faut. J’ai... hum... trouvé un endroit très discret dans les Maleterres de l’Est. Personne n’ira te chercher là-bas.
- Les Maleterres ? Mais c’est vraiment un coin perdu là-bas !
- Jilezor, mon grand : tu veux disparaître ou pas ? »
Jilezor se le tint pour dit. Ils prirent leur monture, et entamèrent leur périple vers les Maleterres. Sans s’être concertés, ils avaient rejeté l’idée d’avoir recours aux griffons – trop repérables. En évitant les grandes routes, ils mirent cap au Nord. Le trajet se fit en silence. Seul Jilezor, une fois, s’essaya à discuter :
« J’imagine que vous êtes curieux de ce qui m’est arrivé, et que vous tenez à ce que je vous raconte tout, par le détail ? Pour tout dire, Jurghen n’y tenait pas tant que ça, connaissant la verve proverbiale du mage. En bon chasseur, il lui tendit un piège.
- Il va sans dire que je veux tout connaître de cette histoire ! Absolument tout ! Mais si tu veux mon avis, il vaut mieux que tu l’écrives... Le nain savait le goût de Jilezor pour les chroniques. Et si tu m’en parles avant, ça me gâchera le plaisir.
- Ah bien sûr, oui. Le piège avait fonctionné : on sentait le mage en train de se préparer à l’écriture de son récit. C’est peut-être une idée, en effet. »
Jurghen laissa Jilezor dans les Maleterres sans que guère plus de paroles fussent échangées. Le nain, chasseur patient et pointilleux, effaça leurs traces. Alors qu’il était occupé à cette tâche, il ne put s’empêcher de se sentir mal à l’aise – quelque chose ne tournait pas rond. Il avait de ces impressions bizarres qui vous prennent parfois, et ne vous lâchent jamais totalement. Et son impression à lui parlait indubitablement de danger. Il avait besoin d’aide : il fit le vide en lui et appela Melki. Le puissant félin ne tarda pas à arriver. Son allure ne manquait pas d’impressionner, il s’agissait vraiment d’une bête à tout point de vue remarquable. Jurghen se sentit déjà un peu plus confiant.
Jurghen se demanda si ce qui ne tournait pas rond, en fin de compte, ça n’était pas l’arrivée impromptue de Jilezor... Cet événement le renvoyait à ses tous débuts dans la guilde, à l’époque où il faisait les 400 coups avec Sahaqiel. C’était si loin... Mais cette explication lui semblait par trop simpliste. Avec Melki, il entreprit de fureter un peu dans la région. Il allait se poster sur des points hauts et sortait sa lunette, balayant alors lentement l’horizon. A leur cinquième arrêt, il trouva ce qu’il cherchait : un petit nuage de poussière, assez loin au Nord. Quand il arriva sur place, il y n’avait plus rien, ni personne. Mais le chasseur, on l’a dit, est patient et pointilleux. Jurghen inspecta la zone, et il trouva les traces qu’il cherchait. Trois ou quatre créatures à pied, observa-t-il. La piste partait manifestement vers l’Est. Il s’y engagea sans le moindre doute. Il était toutefois sur ses gardes : souvent il s’arrêtait et s’aidant de sa lunette, scrutait les alentours.
La piste l’emmena à distance d’un petit vallon. Il n’osait s’en approcher : il s’agissait d’un lieu parfait pour une embuscade. Il voulait pourtant en savoir plus. D’où il était, le val semblait assez grand pour héberger un campement, mais il n’avait aucun angle de vue pour s’en assurer. Il posa sa main sur l’encolure de Melki et lui dit : « Aujourd’hui, tu vas être mes yeux », et une nouvelle fois il fit le vide dans son esprit. Presque aussitôt, le transfert se fit. Il était devenu Melki, il voyait et sentait à travers lui.
Il utilisa la capacité du grand félin à se fondre dans les ombres et il se rapprocha subrepticement de la cible. La vision de Melki aurait paru déroutante à tout autre, elle fourmillait de millions de détails : chaque grain de poussière, chaque brin d’herbe, le moindre insecte, en fait absolument chaque élément visible semblait s’y intégrer tout en restant parfaitement isolé du reste. Mais Jurghen partageait cette vision avec le puissant félin depuis assez longtemps pour ne pas en être troublé. L’odeur, par contre, il ne s’y attendait pas. L’impact physique fut si brutal que le lien avec Melki manqua de peu d’être rompu. Cultivé, Jilezor lui aurait appris, sur un ton badin, qu’il s’agissait de l’odeur la plus puissante connue et aussi la plus terrible, celle de la putrécine. Plus terre à terre, Jurghen pensa simplement : ça sent la Mort !
Et au centre du vallon, se tenait un groupe de créatures – dont certaines n’appartenaient plus tout à fait à ce monde – et à la tête de ce groupe se tenait un chevalier en armure rutilante. Il était l’incarnation de la puissance et de la détermination. Son port altier et noble était trahi par une aura d’une noirceur sans fond. Et pourtant, j’ai l’impression de le connaître. En cet instant, le chevalier ôta son casque. Ses yeux flamboyants instillaient la peur dans les cœurs même les plus endurcis. Mais ce qui terrifia le plus Jurghen, c’est qu’il reconnut ce visage. Il ne pouvait que le reconnaître.
Jurghen se remit à fuir, mais cette fois, il savait ce qu’il fuyait, et il savait où il allait : il devait prévenir le reste des Loups. Il ne se rendait pas compte que son visage ruisselait de larmes. Il pleurait sur un vieil ami. Il ne pouvait prononcer d’autres paroles que : Oh, Sahaqiel, qu’es-tu devenu ?