Moi, Jurghen, atteste sur l’honneur de la véracité des propos que je vais exposer ici. De même, je suis persuadé de la sincérité des différents intervenants. Enfin, je crois qu’il m’est impossible de laisser tous ces événements dans l’ombre, ombres par ailleurs qui me semblent omniprésentes dans chacun de mes mots, ces derniers temps.
Vous excuserez mon style, ou mon absence de style, au choix. Je suis très conscient que j’aurais pu laisser la rédaction de tout ceci à Jilezor qui s’y entend bien mieux que moi en matière de mots. Trop bien sûrement. Je pense qu’il aurait dénaturé le fond au profit de la forme, ou une autre de ses fadaises habituelles. Enfin, et surtout, il n’a pas été spectateur direct des faits que j’entends vous relater.
Pour mémoire, tout a commencé par la disparition inattendue de Sahaqiel. Ses plus proches amis, d’ailleurs, vous ont racontés les circonstances qui ont entouré ce drame. Nous l’avons tous pleuré, même moi. Bien sûr, nous ignorions à l’époque que les vraies raisons de pleurer n’étaient pas encore venues. Je me souviens que ce plumitif de Plùme (c’est un jeu de mots de Jilezor) a même pondu un panégyrique très émouvant.
Mais Sahaqiel n’était pas mort. Enfin, pas tout à fait. Et à l’époque, c’était déjà moi, l’oiseau de mauvais augure. Le hasard – ou qui sait, le destin – a voulu que je retrouve Sahaqiel. Ou ce qu’il en restait. C’était aux maleterres. Il était à la tête d’un détachement du fléau. Et il était bien plus mort que vivant. C’est ainsi que Lorac a été mis au courant de la « situation ».
Avec l’aide d’Ishtarëa (et de quelques autres), nous avons pisté Sahaqiel à travers tout Azeroth. Ce ne fut pas une mince affaire. Et ce d’autant plus qu’il bougeait sans arrêt. Mais la chance aidant, nous avons pu mener le Conseil jusqu’à lui. Nous l’avons retrouvé dans les ruines de l’ancienne Dalaran, où il était sur le point d’en venir aux mains avec Svenrik, mais Lorac a réussi à s’interposer. Comme vous le savez, il nous a expliqué ce qui lui est arrivé. Comment il a été pris par le roi-liche, et comment il a pu s’en libérer. Au moins en partie...
Car c’est un être déchiré que j’ai retrouvé sur cette crête. Je ne suis pas quelqu’un à chanter des louanges imméritées (ni même à chanter des louanges en général, d’ailleurs) mais Sahaqiel était un être vraiment particulier qui avait manqué une carrière de paladin. Tout le monde vous le dira : son âme était aussi élevée que son cœur était grand. Mais la créature sur la crête… j’ai presque honte de le dire… cette créature me glaçait les sangs, littéralement. Et pourtant, loin sous la surface, Sahaqiel était bien là. La souffrance que je ressentais en lui était bien celle de mon ancien ami.
D’ailleurs la souffrance, à n’en pas douter, était l’essence qui animait cet être. Vous devez me trouver cruel d’utiliser ce terme : « cet être » ou « cette créature ». Peut-être oui, je suis cruel. Mais à mon plus grand désarroi, je me suis rendu compte que j’étais incapable de l’appeler encore Sahaqiel. Comment l’aurais-je pu ? Cela aussi, il en avait conscience : il voulait qu’on l’appelle Eraven. Une très mauvaise idée, bien sûr, car nier son véritable nom, c’était le couper encore un peu plus de ce qu’il avait été : un ami, pour commencer.
Jilezor me dit parfois que le fait d’écrire a des vertus thérapeutiques… Des foutaises de lettrés, si vous voulez mon avis. Mais ce qui est vrai, c’est qu’il est plus aisé d’exprimer la vérité en l’écrivant. Ne me demandez pas pourquoi, mais c’est ainsi. Et la vérité, c’est que j’ai sciemment évité Eraven-Sahaqiel pendant des semaines. Ne me jugez pas trop vite. Je sais que c’est stupide, et ce d’autant plus que Lorac a choisi de l’intégrer dans la guilde. Lorac est quelqu’un d’avisé, non ?
Pour tout dire, Eraven n’est pas la seule personne que j’évite. Je ne vais pas m’étendre sur la question, mais il y a une autre personne, une démoniste, qu’il me serait trop douloureux de revoir. Si j’en parle ici, c’est parce que penser à elle m’a fait comprendre quelque chose. La voir serait douloureux, mais ne pas la voir m’a aussi beaucoup endurci, j’en suis conscient maintenant. Et Eraven semblait déjà si distant… j’ai compris que c’était aussi mon devoir de renouer des liens avec lui. Sinon il s’éloignerait encore, et ce qui restait de Sahaqiel disparaîtrait à jamais.
Ce ne fut pas aisé, et je vous passerais les détails, y compris les silences gênés et pénibles. Nouer le contact avec cette créature a été une expérience plutôt compliquée. En grande partie parce que je me rendais chaque jour compte à quel point Eraven était éloigné de ce qu’avait été Sahaqiel. Il y a d’ailleurs une terrible ironie à tout cela. Je ne dis pas que je comprends réellement ce qu’il est devenu, mais il m’a été donné de toucher du doigt ce qui l’a transformé. Je crois, je dis bien je crois que la plus grande qualité, la plus grande force qui animait Sahaqiel, c’était son cœur gros comme ça.
Je sais que venant d’un guerrier ça peut sembler bizarre, mais je reste persuadé que l’amour avait une place prépondérante dans sa vie. Pour Salmissira, bien sûr. Mais aussi pour chacun d’entre nous. Et c’est ce qui fait qu’Eraven cache Sahaqiel aussi profond en lui. Il ne veut pas nous faire souffrir face à ce qu’il est devenu. Il a d’autant plus honte de ce qu’on l’a forcé à faire qu’il nous accorde beaucoup d’importance, beaucoup de crédits. J’ai commencé à saisir les réticences d’Eraven, sa discrétion. Et surtout sa souffrance. A ce moment là, je pensais encore qu’on pourrait faire quelque chose. Le ramener vraiment parmi nous, je veux dire.
Nous étions à Hurlevent. C’était mon idée. Je me disais que des lieux familiers pourraient l’aider. Nous parlions ensemble. Enfin, pour autant qu’il soit possible d’avoir une conversation avec lui. Il y avait une sale bruine froide qui nous glaçait les os. Il n’avait pas l’air d’y prêter la moindre attention. En fait, j’ai l’impression que le froid ne le touche plus. Etrange, non ? Nous étions en train de nous diriger vers l’auberge de la Rose Dorée. C’est là que nous l’avons vue.
Elle voulait sûrement sortir de la ville, nous l’avons vue tourner dans la grande rue. Son regard s’est fatalement posé sur nous. Mais… rien, le vide. Nous aurions aussi bien pu être des fantômes. Moi, encore, je ne suis pas très grand, ça m’arrive régulièrement. Mais lui ? Eraven s’est arrêté, et n’a plus dit un mot. Il ne pouvait quitter Salmissira des yeux. En cet instant, on aurait dit que tout le froid accumulé le rattrapait, s’insinuait en lui, alourdissait ses épaules et ce qui lui restait d’âme. Je sais ce que c’est que d’avoir le cœur brisé, oh oui, je ne le sais que trop bien. Mais pour lui, c’était encore pire que ça.
Il est resté comme ça, à regarder la rue, alors qu’elle avait disparue depuis longtemps. Et moi, moi, je suis resté là, sans rien dire. Qu’y avait-il à dire, d’ailleurs ? Je suppose, je ne peux que supposer, qu’à cet instant il a compris l’ampleur de tout ce qu’il avait perdu. Un autre truc que j’ai pensé, c’est que plus longtemps il restait à nos côtés, plus le souvenir de l’ancien Sahaqiel le blessait profondément. J’étais encore plongé dans mes pensées quand il a retiré son tabard et qu’il me la tendu. Il n’a rien dit. Moi non plus. Il est parti. J’aurais peut-être dû lui courir après. Pour quoi faire ?
Voilà, c’est toujours moi l’oiseau de mauvais augure. Nous pouvons maintenant pleurer, mes amis. Sahaqiel est vraiment mort.