Bon, que les choses soient claires : je suis quelqu’un de plutôt timide. Donc je vous remercie que cet “entretien” puisse se passer à l’écrit, j’y suis beaucoup plus à l’aise. Vous vous féliciterez de cet auguste choix. Mes amis diraient de moi que je suis quelqu’un de rangé. Si j’avais des amis, bien sûr. Je ne me plains pas : c’est comme ça. Je ne cherche pas après ça. En tout cas, on me décrit comme quelqu’un de rangé. Je n’aime pas trop. C’est comme quand on dit : “Chérie, où est le wok ? - Il est rangé.” Vous voyez le genre ? Moi je me considère comme quelqu’un de tranquille, sans aspérités, loin de toute particularité. Enfin, pour tout dire si : j’en ai deux, des particularités, et vous verrez elles auront leur importance dans la suite de ce récit. Mais avant cela permettez que je précise : j’ai 33 ans et je suis comptable dans une boîte d’assurance. C’est un travail calme mais intéressant. Je dirais tout de même que les descriptions de sinistres que j’entends aux détours des couloirs peuvent être assez effrayantes. Vous n’avez pas idées des choses à peine croyables qui arrivent et tout spécialement lors des vacances à l’étranger. J’insiste sur ce détail car il aura lui aussi son importance dans la suite. Bon, mais je vais tenter de garder le fil, histoire de rester clair. Donc revenons-en à ces deux particularités : la première c’est que je suis un grand fan de Tom Clancy, vous savez : “à la poursuite d’Octobre Rouge”, et tout ces livres d’espionnage. J’imagine que c’est ma petite bouffée d’aventure. C’est intelligent et bien écrit. Mon autre particularité c’est que je n’ai pas de valise. Notez, je n’en ai guère besoin non plus. Non, à la place, j’ai un sac à dos, un gros vous savez. Un soixante litres (c’est à dire plus que la contenance de mon frigo), un sac à dos pour le camping ou la grande rando. Alors moi, bien sûr, je ne fais jamais ni l’un ni l’autre, mais je le pourrais sans problème. Il faut dire que je ne pars guère en voyage. Contrairement à ma soeur et sa petite famille. Je crois qu’ils sont allés partout sauf en Tanzanie Australe. Ils en reviennent avec des cadeaux, des coups de soleil, et des milliers d’heures de vidéo. Je ne peux pas toujours y couper, malheureusement. La dernière fois, il étaient en Lituanie. Ma soeur m’a dit: “Regarde, c’est le centre ville de Vilnuis”.
C’est la que tout a vraiment commencé. Ca peut sembler obscur. C’est qu’en fait Marko Ramius, un héros de Tom Clancy est né à Vilnius. Ca, plus mon sac à dos, ça a fait Tilt, je me suis dit qu’il fallait que j’y aille. Et j’y suis allé. Je ne vais pas vous raconter par le menu. A part la visite d’églises (orthodoxes ou pas), ou bien le Musée du KGB (véridique), vous risquez de vous ennuyer. Je serais bien monté à la Tour de la Télévision à Vilinus, mais j’ai facilement le vertige et je n’avais envie de me taper une crise d’angoisse dans un pays étranger. C’est comme ça qu’on finit interné dans une unité psychiatrique d’un pays de l’ex-URSS. J’écoute peut-être un peu trop mes collègues de travail, mais ce sont des choses qui arrivent, croyez-moi. Mais ce n’est pas le propos ici. Enfin bref, passé une semaine, je suis rentré. A la descente de l’avion, sur le tapis roulant, des dizaines de valises toutes grises s’entassaient et chacun passait de l’une à l’autre pour s’assurer qu’il s’agissait bien de la sienne. Je me suis félicité de mon choix judicieux quand j’ai vu se profiler sur le tapis mon sac à dos, gris, bleu, énorme et peut-être un peu poussiéreux.
Le soir, j’ai compris mon erreur : mes pantalons en lin avaient disparus remplacés par des salopettes informes en jeans, et même à mon grand étonnement par une sorte treillis. Des gros pulls, des chaussettes en laine, une sorte de serviette rêche et rugueuse. J’avais l’impression d’être au fond du trou : où étaient donc mes propres affaires ? Ca vous semblera peut-être un peu idiot, mais j’ai senti un effroi terrible à l’idée que mes caleçons vivaient leur propre vie, loin de moi. Etrange, non ?
Je me suis secoué, je me suis demandé comment se sortir de cet embrouillamini. Il y avait la petite étiquette réglementaire, qu’on est obligé d'apposer à nos bagages. Il y était indiqué “Nina Aroch” et un numéro de téléphone. Problème réglé, me disais-je benoîtement. Je téléphonais, le numéro n’était plus attribué. Quelle poisse, pensais-je.
Ce qui était une façon détournée de ne pas pester contre le possesseur du sac. Une femme de toute évidence. Enfin vu le contenu, ce n’était pas si évident d’ailleurs. J’entrepris de fouiller plus avant le sac, passant outre ma timidité. Une douzaine de pellicules de photos, un tube d’aspirine, un classeur, de la menue monnaie... Mon expérience lituanienne me permettait d’y reconnaître des Litas, la monnaie locale, mais aussi des pièces slaves que je connaissais pas. Pas très concluant.
Je me décidais, non sans quelques réserves, à ouvrir et inspecter le contenu du classeur. Des coupures de presses, des originaux surtout, quelques photocopies, la plupart en anglais, d’autres en français.
L’étape suivante : les lire. Cela ne m’apprit pas grand chose. On y parlait de Droit à l’Avortement, d’Ecologie, de Grèves Générales, de révoltes contre la Société : une sorte de mélange, un grand fourre-tout néo-révolutionnaire. Une seule constante, la signature : OB.
Mais aucun moyen de retrouver l’inconnue. Pour tout dire j’abandonnais mes recherches. C’est le hasard, sous la forme d’un collègue inspecteur d’assurance, qui me remit sur les rails. Il m’expliqua qu’il y avait un moyen de retrouver un abonné à partir de son numéro, même après résiliation de la ligne. Il se chargea de la basse besogne et me fournit un nom et une adresse. Ondine Blanchet au Mans. Pas le même nom que sur le sac... Bizarre. Et pas d’Ondine Blanchet dans les pages blanches. Mystère complet. Mais j’avais une adresse...
Un peu fébrile, je profitais de ma première RTT pour... eh bien, je ne savais pas trop pour quoi en fait... pour retrouver mes affaires, je pense. J’arrivais à l’adresse en milieu de matinée. Un petit quartier résidentiel, plutôt mignon mais pas très passant. Au numéro indiqué, un vieux porche à porte de bois. On se serait cru au siècle passé, seul l’interphone donnait un semblant de modernité. Et, comble de la joie, une “N. Aroch”. Un brin excité, je sonnais. Enfin je pense. Pas le moindre bruit au-delà de la porte. J’hésitais, puis j’insistais. Puis j’hésitais encore. Le temps passait et personne ne semblait réagir. Dans quel guêpier je m’étais fourré. Je retournais à ma voiture, ne sachant que faire d’autre si ce n’est attendre. J’attendais donc... Une petite dame entra sous le porche mais elle n’aurait pas même pu soulever mon sac à dos. Pendant l’heure suivante, je me décidais dix fois à partir dans les cinq minutes. Enfin elle arriva du coin de la rue, d’un pas décidé. Le temps d’agripper son sac, j’accourais à sa rencontre mais elle était rapide comme une gazelle. La porte se refermait devant moi. Je tambourinais tout en l’appelant : “Nina, Nina, Nina”. Je n’entendais rien : j’aurais dû entendre au moins le bruit de ses pas. Elle était là silencieuse, derrière la porte. Elle avait peut-être peur de moi. J’ajoutais : “Nina, j’ai votre sac à dos... Vous devez avoir le mien. Nina ?” La porte s’ouvrit sur des grands yeux noisettes.
Comme pour me défendre, je répétais : “J’ai votre sac à dos” d’un air piteux. Elle ne disait toujours rien. Il n’y a pas grand chose de plus effrayant qu’un silence de femme. Son visage aurait pu servir de modèle à la Détermination elle-même. Ses cheveux, bien que courts étaient en bataille. Si nous avions pris l’avion ensemble, je ne l’avais pas remarquée...
“Comment m’avez-vous retrouvée ?” demanda-t-elle. La réponse n’étant pas simple, je pris quelques secondes pour mettre mes pensées en bon ordre, mais avant que je ne dise quoi que ce soit, elle ajouta : “Vous avez mangé ? Je connais un troquet sympa à côté d’ici...”
Incapable de refuser, je me contentais d'acquiescer. Aussitôt elle s’éloigna sans même me jeter un regard supplémentaire. Je calais son sac sur mon épaule, et j’allongeais le pas pour la rattraper ou en tout cas suivre son rythme.
Je soufflais un peu quand on s’arrêta. Nina semblait connaître l’endroit, elle était à son aise ici manifestement. A peine étais-je installé qu’elle m’interrogea une nouvelle fois sur la façon dont je l’avais retrouvée. Je m’expliquais, elle me coupait régulièrement pour comprendre chaque détail. J’étais mal à l’aise, mais je répondais néanmoins. Une fois ses interrogations calmées, elle commanda pour nous deux, sans me consulter ni paraître gênée. Je profitais d’un peu de calme pour passer moi aussi à l’offensive. Je sentais déjà que son mystère m’échapperait, mais ça ne coûtait rien d’essayer. Commença un curieux ballet.
“Vous êtes Photographe ? Je dis ça parce qu’il y avait des pellicules photos dans votre sac.
– Et vous, vous êtes écrivain ? Il y avait une dizaine de romans dans le vôtre. Qui part en voyages pour lire des livres ?”
Que répondre à ça ? Etais-je aussi mystérieux pour elle qu’elle l’était pour moi ? Plutôt improbable, mais...
Elle ne cessa de me questionner, sur mon travail, mes convictions personnelles, mes activités politiques (inexistantes dans mon cas), mes engagements dans des associations (tout aussi inexistantes...). Sous ce feu roulant de questions, je répondis le plus honnêtement possible. A tel point que mes propres questions étaient écrasées par ce rouleau compresseur d’interrogations.
Mais un moment arriva où il fallut bien qu’on se sépare. Elle ne me donna pas de moyen de la recontacter, et je n’osais pas demander non plus. Elle me remercia pour le sac et me serra la main en guise d’au revoir.
Je reprenais ma voiture assez perplexe. Que penser de cette mystérieuse énigme personnifiée ? Je quittais la ville en pensant, je ne sais pas trop, que je chercherais peut-être à la revoir. C’est vrai que j’avais emporté avec moi une dizaine de Tom Clancy, mais pas tant pour les lire (enfin les relire dans mon cas) que pour confronter la vérité de Vilnius avec sa description littéraire.
Et qu’avait-elle pensé du reste de mes affaires ? Des flacons de gel hydro-alcoolique par exemple...
Je crois que j’ai fait une embardée quand je me suis rendu compte qu’elle ne m’avait pas rendu mon sac ! Et toujours pas de moyen de la contacter. Quel idiot j’avais été ! J’hésitais à peine, je fis demi-tour. Et pendant le trajet, je réfléchissais déjà à ce que j’allais lui dire pour la revoir.
Peut-être que j’étais un peu dans la Lune, mais j’en suis tombé à la vitesse de la lumière : elle était là, courant à toutes jambes. Ils étaient, je ne sais pas, six ou sept types à lui courir après, clairement belliqueux. Sur le coup, je n’avais pas remarqué ni les coupes en brosse, ni les holsters. Moi ce que j’ai vu c’est qu’elle était apeurée. Pas certain qu’elle m’ait vu, mais elle s’est engouffrée par la portière que je venais de lui ouvrir.
Je redémarrais en trombe, probablement aussi apeuré qu’elle, peut-être plus d’ailleurs. Elle me donna des directions à suivre. Je n’osais pas parler. Parler, c’était forcément lui poser des questions, lui demander qui étaient ces hommes. Et ça, je ne souhaitait pas le savoir.
Quand je l’ai déposée, deux heures plus tard, on n’avait sans doute pas échangé dix mots. Elle s’est penchée à ma portière : “Il y a un truc. La Lituanie a une très large frontière commune avec la Biélorussie. Ensuite, on peut utiliser des pellicules photos pour estimer la radioactivité, un peu comme des dosimètres. Voilà... Et je m’appelle Ondine.”
Allez savoir pourquoi, c’est moi qui l’ai remerciée. Vous savez tout, mon récit s’arrête ici. Je me doute que vous avez fouillé son appartement et trouvé mon sac à dos. De là vous êtes remonté jusqu’à moi. Mais ne croyez pas que je vous en dirais plus. Je ne trahirais pas celle qui m’a entraîné dans son aventure, moi qui ne suis pas aventurier.