Cette histoire commence à l’entrée d’une salle de spectacle. Enfin, si à cet instant précis, je ne suis “qu’à” l’entrée de cette salle, c’est que justement pour moi, c’est la fin d’une histoire. Allons, pas de raison de désespérer : Elle pourrait encore arriver. Après tout, ce n’est pas le genre de chose qui n’arrive que dans les livres. L’ouvreuse semble dire le contraire. Elle nous jette un regard désolé, à moi et à mon bouquet de roses. Il n’y a pas grand chose de pire que la pitié, surtout quand elle est bien intentionnée.
Sur l’avenue (d’où Elle n’arrive toujours pas), les voitures ont maintenant allumé leurs phares. Avec Elle, on a toujours eu une relation cataclysmique. Pour moitié fusionnelle, pour trois-quart explosive. Je l’ai cherchée sur toute la surface du globe, et il n’y a qu’Elle qui trouvait grâce à mes yeux. Sauf peut-être un quart du temps, donc. On s’est rencontrés quasiment par hasard. Ensuite on s’est séparés presqu’aussi souvent qu’on s’est retrouvés. Je dis “presque” parce que ce soir, Elle n’arrive pas. Et ce soir, c’est Peer Gynt par le Philharmonique de Vienne. Dans notre langage commun, c’est une façon de dire que c’est la tentative de la dernière chance.
Et à mesure que les regards de l’ouvreuse deviennent plus appuyés, je me dis que la chance tourne. Que la chance a déjà tourné. Je fais semblant d’y croire encore, mais c’est plus par fierté qu’autre chose. Elle ne viendra pas. Pour Peer Gynt, Elle ne serait pas en retard. Bon, c’est pas si grave. C’était juste la dernière chance. Pour le coup, je me sens amer. C’est idiot parce que c’était tout de même une belle histoire. Non, ce qui me rend vraiment amer c’est que je sais que personne plus qu’Elle ne peut me correspondre sur terre. Voilà l’ouvreuse qui s’approche. Elle va me dire qu’elle va fermer les portes et qu’il est trop tard. Je sais qu’il est trop tard, mais l’entendre dans la bouche de quelqu’un d’autre pourrait me faire imploser. Je la prends de cours en lui offrant mon bouquet de roses. En échange, elle m’offre un sourire compatissant.
Dommage : dehors il ne pleut même pas, ça serait de circonstance pourtant, mais non : le ciel est exceptionnellement clair. Je jette encore des regards de droite et de gauche : les habitudes ont la vie dure. Relativisons, ce soir ne j’aurais jamais perdu que 160 euros en, quoi ?… 10 ou 15 minutes. Dis comme ça, ça peut sembler beaucoup. Mais avec un peu d’imagination on peut trouver bien pire. Tenez, imaginez un type imbuvable, bourré de fric, qui vient de s’acheter une grosse bagnole – alors là, faites-vous plaisir, imaginez donc ce qu’il y a de plus indécent comme voiture, en terme de marque, de modèle ; ne lésinez pas non plus sur les options, on n’a pas souvent l’occasion de s’amuser à si peu de frais – maintenant que vous le visualisez ce type imbuvable, imaginez donc qu’il sort de chez son concessionnaire, au volant de sa grosse voiture rutilante. Et là, le coup du sort, le destin, ou ce que vous voulez, – crac – il la casse sa voiture à 40.000 euros ! Avouez que ça fait plaisir… Plaisir que ça lui arrive à lui, plutôt qu’à vous. Moi, je suis petit bras. Je n’ai perdu que 160 euros.
Et l’amour de ma vie…
Tu as du tune à me donner ? Il choisit bien son moment, celui-là… Je ne suis pas d’humeur à être généreux ce soir. A la lumière des lampadaires, il a bien la dégaine un peu louche d’un type dans le besoin. Il a une grosse besace toute râpée, et le détail que je note dans la foulée c’est qu’il y a une serviette qui en dépasse. J’ai perdu un peu trop aujourd’hui pour avoir quoi que ce soit à lui donner. Mais je ne résiste pas à la tentation de lui lancer une pique. Je sais bien que dispenser de la méchanceté ne m’accordera aucune joie, mais je lui dis quand même : Désolé, non, je n’ai rien. Et en plus, je ne donne pas aux gens qui écorche notre belle langue. C’est toujours idiot de jouer les gens supérieurs, mais lui ne semble pas s’en offusquer. Quand il me répond, son phrasé est hasardeux, mais sa diction est fluide. Il est sans doute moins aviné que je le pensais.
Oui, tu as une belle langue difficile, remarque-t-il. Si tu n’as pas la tune, tu peux peut-être me dire où emprunter un véhicule de surface ? Si je comprends bien, il cherche un taxi ou une voiture à louer. A cette heure, il n’est pas arrivé le pauvre garçon. En tout cas, je m’étais trompé, ce n’est pas un marginal. En tout cas, pas un SDF. Malgré la dégaine, je penche pour le touriste. Mais je ne reconnais pas l’accent… et pourtant avant Elle, j’ai pas mal bourlingué tout autour de l’Europe ; et ailleurs aussi. Bon sang, Elle ! Ça doit faire deux minutes que je n’avais pas pensé à Elle. Je n’aurais pas cru cela possible ! Je ne vais pas dire que je me sens redevable à ce drôle de type dégingandé, mais après tout, j’ai désespérément besoin de penser à autre chose. D’ailleurs il n’a pas l’air bien dangereux. Je lui explique avec des mots simples que ma voiture est juste à côté, et que, s’il ne va pas trop loin je peux le déposer. Il a l’air réjoui. Enfin c’est ce que j’en déduis quand il se frappe dans les mains.
C’est proche, me dit-il, c’est à 50 unité dans la direction ici. La direction, ça doit être globalement l’Ouest, et 50 unités, je finis par comprendre que c’est 50 kilomètres. C’est bien au-delà de ce que j’avais en tête, mais j’ai plus ou moins l’impression de m’être engagé auprès de lui, et ça serait sans doute plus long de lui expliquer mon changement d’avis que de faire le trajet. Oh, et puis de toute façon, ce n’est pas comme si j’avais quelque chose de mieux à faire. Ni même comme si j’avais quelque chose d’autre à faire.
Toujours est-il que là d’où il vient, il ne doit pas y avoir beaucoup de voitures… Il est aussi empoté devant la portière qu’une poule devant un couteau. Une poule devant un couteau. Vous connaissez cette expression ? Moi je l’aime beaucoup, elle a quelque chose de sur-réaliste. Lautréamont a écrit quelque chose comme ça : “la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection” et il parait que ça décrit parfaitement le sur-réalisme. Bah croyez-moi, c’est précisément l’impression que me fait ce type en entrant dans ma voiture. Et puis, c’est bête, mais je crois que c’est la première fois que je suis obligé de boucler moi-même la ceinture d’un passager. Je veux dire, on est pas habitué à s’approcher si près des gens, en général. Des inconnus, tout particulièrement. Lui ne semble même pas le remarquer. Dans cet espace confiné, comme je suis penché sur lui, je peux sentir une odeur. Je n’arrive pas à l’identifier. Au moins, il ne sent pas la vinasse, ni la saleté. Je sais que c’est pas gentil de dire ça, mais c’est le genre d’odeur qui m’insupporte. Lui, c’est autre chose. Ca me rappelle, je ne sais pas… les cours de chimie du lycée, je suppose.
Et voilà comment je me retrouve parti pour je-ne-sais-où, avec je-ne-sais-qui comme co-pilote. Voilà qui l’aurait bien fait rire, Elle, ça c’est sûr. Encore Elle… Mauvais choix de sujet. Il suffit que je laisse vagabonder mon esprit 30 secondes, et voilà ce qui se passe. D’autant que mon Passager n’est pas causant. Il pourrait me guider, ça serait la moindre des choses. Quand je lui demande, il sort de sa besace une sorte de gros crayon (vous savez du genre des crayons 4 couleurs) et il le fait tournoyer habilement entre ses doigts. Il me dit : même direction, par là, 64 unités. Quelque part, tout au fond de moi, je me dis que je devrais flipper. Je veux dire : il est flippant, pas de doute là-dessus. Mais il a l’air trop détaché pour être dangereux. Et de toute façon, moi je suis trop anesthésié pour y accorder vraiment de l’importance. Toutes choses égales par ailleurs, rien n’a d’importance, n’est-ce pas ?
On quitte la ville, et c’est nuit noire quand on prend l’autoroute. A l’Ouest, toujours à l’Ouest. D’une certaine façon, il est aussi loufoque que le professeur Tournesol. Et puis ses indications ne collent pas, la distance ne descend pas assez vite par rapport à notre avancée. Les 64 “unités” franchies, il refait son espèce de truc avec le crayon, et il m’indique qu’il reste encore 48 autres unités. Je crois bien que je l’élève un peu le ton quand je lui dis que ce n’est pas possible et qu’il se fout gentiment de moi ! Il me regarde comme si j’étais un demeuré, et il parle lentement quand il me dit : si, il est possible, car il est comme nous, il bouge dans un véhicule de surface.
Mon esprit se dépatouille avec cette information pendant quelques “unités”. Plus j’en apprends sur mon Passager, et moins j’en sais. On est donc en train de suivre quelqu’un à distance, de poursuivre quelqu’un. Mon passager est fou, ça je le savais déjà, tout compte fait. Mais j’ai peut-être eu tort de le croire inoffensif. Il pourrait être dangereux pour le type qu’il poursuit – ou croit poursuivre. Quand j’en aurais fini avec tout ça, je me connecterais sur Internet, et j’irais voir s’il y a eu une évasion d’un centre psychiatrique. En fait, je suis prêt à prendre les paris – disons 160 euros.
Je ne crois pas ce type – il n’est simplement pas crédible -, n’empêche un vieux fond de culpabilité me pousse à poser des questions sur notre hypothétique fuyard. Dans la bouche de mon Passager, il s’agirait d’un voleur. Si c’est le désir de vengeance qui anime mon Passager, j’ai de quoi être inquiet. Mais alors que je refais le plein de ma voiture, il m’explique que c’est son métier de pourchasser les voleurs. Il veut me faire croire, à moi, qu’il est une sorte de policier. Enfin si je comprends bien ses mots.
On vient de dépasser Vannes et la nuit s’étire depuis déjà longtemps, quand ça tourne vraiment au sur-réaliste – encore plus, j’entends. Car j’ai beau tourné sa phrase dans tous les sens, on ne peut guère y comprendre qu’une chose : la personne qu’il poursuit aurait volé un rayon de soleil. Alors, comme tout un chacun, je peux sentir le tour poétique que tout cela prend, mais j’ai déjà plus de 300 kilomètres dans les pattes, et la poésie commence sérieusement à me passer au-dessus. A cette heure de la nuit, les poètes échappés d’un asile psychiatrique peuvent aller se rhabiller. Mais je suis déjà allé trop loin pour faire demi-tour, n’est-ce pas ? Et je crois aussi que maintenant je veux aller au bout de tout ça, parce que je veux pouvoir le regarder quand on arrivera à destination et qu’il réalisera qu’il n’y a personne, et en tout cas pas un voleur de rayon de soleil… Alors je me tais, et je continue à conduire.
Il me demande le sens d’un panneau : je lui explique qu’on entre dans le Finistère. La fin des terres ? demande-t-il. Et quand je réponds oui, impossible de louper l’expression extatique qui se dessine sur son visage. Je préfère me concentrer sur la route et sur le paysage, que la nuit me cache encore pour l’essentiel. Mais je le sens néanmoins, la mer est toute proche, et le granit rose même s’il m’est invisible s’impose dans mon esprit. Les Korrigans, Merlin, Brocéliande… Malgré la situation impossible de ne pas se laisser prendre – au moins un peu – par la magie des lieux.
Mon Passager, à défaut de devenir plus causant, me guide de plus en plus finement. Il ne lâche plus son étrange stylo. Les noms exotiques commencent à défiler maintenant que nous avons quitté la grande route. Landudec, Plozévet, Plouhinec et enfin Plogoff. On talonne maintenant notre fuyard. Au moins dans l’imagination de mon Passager. Même si, je dois bien l’admettre, je me laisse prendre à ce jeu de piste, à cette chasse au fantôme. Je dois bien l’admettre aussi, je ne sais plus trop où j’en suis. Je lis les panneaux de direction à mon Passager, et quand je lui lis l’indication la Baie des Trépassés, il bondit : c’est là ! Je m’engouffre sur la route de la Baie – qui n’a de route que le nom. La voiture rebondit de nid de poule en dos d’âne. Il m’exhorte à continuer.
Un parking désert et puis la plage. Je la vois, je vois la plage. C’est que derrière nous, loin dans notre dos, le jour est en train de se lever. Je vois les traces de pas qui nous devancent. La voiture dérape sur le sable, puis s’immobilise en rugissant… Je pense que nous sommes ensablés mais je ne prends pas la peine de vérifier, je m’extrais de l’habitacle et je cours après les traces de pas. Mon Passager ne m’a pas attendu. Il doit voir, tout comme moi, ce qu’il y a au bout : une silhouette. Le temps ralentit un peu, pendant que je la détaille. Même sans la robe longue qui souligne ses formes, je l’aurai deviné au premier coup d’œil : notre fuyard est une femme. Elle a la démarche d’une grande marcheuse, mais même d’ici je peux dire qu’elle est fatiguée, à bout de force. A-t-elle conscience de notre présence ? Le plus important, le plus improbable, il me faut quelques secondes pour le voir, ou en tout cas pour l’accepter : tout au bout de son bras gauche, qu’elle tient écartée de son corps, quelque chose semble irradier à tel point qu’on ne peut pas voir sa main, perdue dans la lumière. Est-ce cela un rayon de soleil ?
Mon Passager, que je prenais pour un fou plus ou moins dangereux, n’est peut-être pas si fou que cela. Mais quand je me retourne vers lui, je n’ai pas de doute quant au fait qu’il soit dangereux : il pointe son espèce de crayon vers l’Inconnue. Même dans les cours de récré, ce geste n’a rien d’équivoque. En criant, je lui balance une manchette malhabile dans le bras, et son engin part en tournoyant dans les airs. L’inconnue m’a entendu, et elle nous regarde. Son visage n’est qu’une question – pourquoi, sans doute. Mais elle repart déjà vers l’eau, elle commence à s’y enfoncer. Je n’ai qu’une idée : lui faire gagner du temps, alors j’essaye de ceinturer mon Passager. Mais il est plus rapide que moi : du plat de la main, il me frappe au niveau du plexus solaire, même pas fort. Mais cela suffit pour me couper le souffle, et je m’écroule dans le sable.
Ce n’est pas grave. L’Inconnue a plongé. Mon Passager s’élance vers les vagues. Mais c’est un baroud d’honneur, comme pour moi quelques heures – une éternité – plus tôt. Il ne la rattrapera pas. Je suis conscient que ça n’a pas de sens, mais je sais au fond de moi que ma petite diversion a fait toute la différence. Je comprends autre chose aussi : j’ai cherché l’amour partout autour de cette planète, j’aurai dû regarder plus loin. En fait, il ne me reste qu’une question : quand la reverrais-je ?