L'adolescence est toujours une période de la vie un peu compliqué, qu’on soit un nanti ou pas. Mais pour certains, c’est encore plus vrai que pour d'autres.
Pour Lana, c'était un combat quotidien. Le lycée lui avait apporté une certaine indépendance. Vivre dans un internat, ce n'était pas exempt de quelques complications mais c'était toujours mieux que de vivre auprès de ses parents.
Ce n'est pas qu'elle les détestait. Non, contrairement à de nombreux ados, elle les aimait sincèrement. C'est juste que c'était plus simple de vivre loin d'eux.
En fait, c'est sa chambre qui lui manquait le plus. Mais elle était assez intelligente pour se sentir coupable de penser ainsi. Coupable de préférer son petit confort à la présence de ses parents. Ici, elle s'était fait quelques amis. Ou en tout cas, des connaissances. Elle faisait bien attention de garder une certaine distance avec eux.
C'était d'ailleurs dans cette distance (ni trop proches, ni vraiment loin non plus) que son combat prenait sa source. Son univers oscillait régulièrement entre le besoin de se faire des amis et la nécessité d’être seule.
C’était d’autant plus étonnant que Lana avait un don particulier pour se faire des amis. Simplement, cela ne durait jamais très longtemps. Très vite, elle sentait dépassée par les exigences de ses proches. Elle trouvait alors un moyen de s'éloigner... ce qui lui était encore plus facile que de de faire des amis.
Elle avait bien essayé de... disons de devenir intime avec un garçon, mais à chaque fois l'expérience avait mal fini. Au moins avait-elle appris qu'elle était jolie mais "compliquée” et “pas marrante”. Mais pire encore, elle n'avait plus se doute : les mecs n'avaient effectivement qu'une chose en tête.
Depuis, elle faisait attention à ne plus paraître trop jolie. Elle faisait profil bas,et elle aurait bien continué comme ça pendant longtemps si elle avait pu : quand vous êtes invisible rien de mal ne peut vous arriver !
Le problème c'est que quand les gens se croient seuls, eh bien, parfois, ils agissent différemment. Et pas en mieux, malheureusement.
Elle le savait, depuis le temps, mais elle était quand même un peu amère. Se tromper sur les gens, ça n’a rien de très agréable. Mais surtout, ça lui laissait comme un mauvais goût de culpabilité dans la bouche... soit parce qu'elle laissait faire, ou bien parce qu'elle mettait quelqu'un dans l'embarras. Et même si la personne le méritait bien, ça n'avait quand même rien de glorieux.
Cette fois-ci, ça avait commencé à l'internat : une camarade avait ramené un jeu d'échec, et Lana avait accepté de faire quelques parties. Le truc, c'est qu'elle les avait toutes gagnées. Et pendant plusieurs jours de suite. Pas très malin, et une belle entorse à sa ligne de conduite... Mais bon, si on peut pas se faire mousser un peu quand on a 16 ans,quand peut-on le faire ?
Et comme ça elle s'était retrouvée à disputer quelques parties au club d'échec de son lycée. Bon, il y avait surtout des garçons, c'est vrai, mais ils étaient tellement dans leur monde que le lieu l’avait tout suite séduit. Se méfier de ses premières impressions, s’était-elle dit plus tard, ça reste le meilleur moyen pour éviter d'être déçu. Dommage, elle était un peu lente pour apprendre certaines leçons. Non, ce qu’elle avait vu, elle, c’était une ambiance d’émulation intellectuelle et de compétition bonne enfant.
Elle avait disputés quelques parties qu’elle avait gagnées haut la main. C’était sympa, un instant, de se sentir brillante, elle qui habituellement cherchait plutôt le gris et l’ombre. Et puis, un garçon plus âgé, un jeune homme même, probablement en terminale, s’était installé à sa table. Plutôt mignon et avec un sourire chaleureux. Bon, elle était revenue de la drague, mais ça ne l’empêchait pas d’apprécier… disons… l’aspect esthétique des choses.
Quand la partie avait commencé, le sourire n’avait pas disparu mais la chaleur avait été remplacée par un farouche désir de l’emporter. Et ma foi, la tentation était grande de le laisser gagner, ne serait-ce que pour… pour quoi au juste, elle n’aurait trop su le dire. Pour lui plaire, un peu, peut-être. Mais tant qu’à faire, elle voulait lui donner un peu de fil à retordre. Et il fallait bien lui reconnaître ça, c’était un bon joueur.
Au fur et à mesure que la partie avançait, le nombre de spectateurs augmentaient et Lana se sentait de moins en moins à l’aise. Et puis surtout son adversaire devenait de plus en plus déterminé : il voulait gagner à tout prix, il en faisait un enjeu personnel. Elle sentit qu’il était prêt à tricher s’il le fallait. Et bien pire, il pourrait se montrer violent s’il perdait.
Il n’était pas si charmant que ça, en fin de compte. Elle décida de le laisser gagner, non pas pour lui plaire (cette fois, elle en était sûre) mais pour éviter de possibles représailles. Elle fit mine d’être dépassée par les talents de son adversaire et lui laissa arracher la victoire, non sans avoir fait preuve d’une certaine résistance.
Elle y repensa toute la semaine. Pourquoi ? Pourquoi vouloir gagner à ce point… Ça la taraudait. Elle hésita entre laisser tomber et creuser. Mais si elle laissait tomber, plus jamais elle n’irait dans ce club d'échec, et franchement, ça aurait été trop injuste… Décidément, le lieu lui plaisait.
Le Mercredi suivant, elle y était retournée. Mais cette fois, elle s’était fondu dans le décor. Elle avait pris un des nombreux magazines qui se trouvaient dans la salle. Celui-ci traitait des jeux de stratégie, mais ça aurait pu être un magazine people que cela n’aurait rien changé. Il servait surtout à parachever son déguisement. De là où elle s’était positionnée, elle pouvait voir presque toute la salle et elle en profitait pour observer tout le monde. Y compris et surtout son adversaire personnel. Et cette fois-ci, la partie se jouait sur son terrain à elle, pas autour d’un plateau.
Elle connaissait maintenant son nom, Louis Varel, mais elle cherchait encore à comprendre ses motivations. Manifestement, c’était un très bon joueur. En observant les autres lycéens, elle comprit que beaucoup cherchaient à l’éviter. Les autres semblaient le respecter ou bien le craindre, voire un peu des deux. Ce qu’elle tenait pour sûr, c’est que pour lui, la défaite n’était pas une option. Mais ce n’est pas seulement une histoire de prestige, ni d’honneur. Non, c’était autre chose. Il lui manquait une pièce du puzzle.
Tout ça commençait sérieusement à l’agacer. Quitte à être transparente, elle pouvait l’être n’importe où ailleurs. Parce que venir ici pour ne même pas jouer, franchement, c’était carrément idiot. Elle reposa le vieux Jeux&Stratégies et s'apprêtait à partir quand elle tomba sur un de ces comics que son père adorait tant. Dans son “bureau” il en avait une collection complète, qu’il bichonnait avec un soin presque maniaque. Et pourtant, encore petite, il l’avait autorisée à les lui emprunter. Au début, il lui racontait les histoires fantastiques pendant qu’elle se plongeait dans les dessins. Et puis, elle avait dompté la lecture et s’était lancée seule à l’assaut des magazines. Plus tard, quand elle avait, quoi, douze ans, il lui avait expliqué qu’elle tenait son prénom d’une héroïne de comics : Lana Lang, l’amie d’enfance de Superboy. Et qu’avec sa mère, ils avaient beaucoup hésité entre Lana et Lois. Ses parents faisaient souvent preuve d’une innocence frisant la naïveté. Mais ils étaient par dessus tout honnêtes, foncièrement honnêtes. Et son père lui avait dit, touchant : “Tu vois, il n’y a pas besoin de super-pouvoirs pour être une vraie héroïne. Tu feras honneur à ce prénom.” Il aurait été inutile de lui faire remarquer que Lana Lang n’était pas non plus une vraie héroïne, puisque qu’elle n’était qu’un personnage de papier.
Ah, son père et son idéalisme. Au moins l’image était clair : Lana Lang, elle, n’aurait jamais abandonné la quête de la Vérité… Elle se rassit donc, un peu de mauvaise grâce. Après tout, la Vérité ici était sans doute toute simple : Louis Varel n’aimait pas perdre, il avait été élevé comme un gagnant et sa fierté de mâle dominant dépendait sans doute de ses victoires. Sans doute…
Et puis, elle vit. Furtif. Un échange discret. Quelques billets bleus d’un côté, des cachets gris de l’autre. Et d’un coup, tout fut clair pour elle. Pourquoi le jeu d’échecs, pourquoi le sourire, pourquoi un tel besoin de gagner. Louis avait profité de ses talents pour s’imposer au club d’échec. Ensuite il avait perverti l’esprit de compétition et d’émulation. Il en avait fait un commerce. Il faisait croire à ses adversaires que quelques pilules grises pouvait améliorer leur capacité de concentration.
Et l’arrivée de Lana avait été une aubaine. Sans le vouloir, elle était entrée dans son jeu : elle avait démontrée qu’une novice pouvait les battre, eux, mais pas lui. Publicité parfaite pour son petit trafic. Lana ressentait une colère froide. Elle ne pouvait plus se défiler, elle interviendrait (elle en était certaine maintenant), et tant pis pour ce petit scorpion qui avait le malheur de s’être glissé sous sa botte. Elle espérait juste que les “cachets pour la concentration” n’étaient que des comprimés de sucralose ou en tout cas d'innocents placebos.
Elle employa la semaine suivante pour trouver le bon point d’appui. Avec un levier adapté et un bon point d’appui, on était censé pouvoir déplacer la Lune elle-même. Alors, un Louis Varel, ça ne serait qu’une formalité. A chaque pause, elle faisait le tour des différents membres du club, ceux dont elle se souvenait du moins. Le plus souvent, elle les observait à distance. Quand elle manquait de temps ou qu’elle n’était pas sûre, elle entamait la conversation - à propos du club, des échecs, de ce qui les motivaient. Lana Lang elle-même n’aurait pas mieux fait.
La semaine écoulée, elle avait son candidat. Il ne restait plus qu’à s’assurer que les pions étaient bien en place. Quand le mercredi arriva, elle retourna au club. Louis y était aussi, ainsi que son candidat. Elle fit quelques parties mais son attention était focalisé sur Louis, elle voulait être certaine qu’il avait bien sa marchandise sur lui. Elle n’en doutait pas, mais elle ne voulait prendre aucun risque. Et puis elle se lança. C’est bizarre, se dit-elle, j’ai le trac. Comme quoi, même si on est sûr de mettre son adversaire mat, on ne peut pas s’empêcher d’être nerveux. Elle accosta son candidat.
“- Vincent… Je suis embêtée. Je ne sais pas trop à qui en parler. C’est idiot, sans doute… Non, laisse tomber.
- Mais non, non. Tu as un problème ? s’inquiéta-t-il.
- C’est pas ça, juste… Rassure-moi, les armes sont bien interdites dans le lycée, non ?
- Mais oui, bien sûr. Évidemment ! A son ton, Lana sut qu’elle avait bien choisi.
- C’est juste que j’ai cru voir un couteau dans la poche de Louis… Et ça me fait un peu peur. J’aime mieux pas rester ici mais je voulais te le dire, je pense que toi tu saura quoi faire.”
Et elle le laissa là, un peu éperdu. Elle alla ensuite se poster dans le couloir du bâtiment des sciences. D’ici, elle voyait l’entrée de la salle d’échec, mais aussi le bureau du CPE. Mat en deux coups, prédit-elle. Et effectivement, Vincent ramena un surveillant quelques instants plus tard. Il ne trouverait pas de couteau, mais les cachets gris ne laisseraient guère de doute. Échec au roi. Très vite, Louis fut escorté chez le CPE. Échec et mat. D’où elle était, Lana avait tout vu.
Presque tout. Quelqu’un avait été encore plus discret qu’elle. Assise sur un muret, à une distance respectable, une surveillante s’activait sur son téléphone. Elle lança l’application Crypto-SMS et tapa : “De : Séraphine / A : Gabriel / Message : Sujet 43. Risque d’anomalie élevé. Suggère extraction pour tests.”