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Ce qui était vraiment bien avec l’Institut, c’est qu’il suffisait de demander, et si la demande était raisonnable, on pouvait virtuellement tout avoir. Al’ avait besoin de temps, on lui avait fait sauter ses cours. Il avait besoin d’un espace de travail, on lui avait aménagé une salle informatique dédiée dans le bâtiment B. Il voulait les logs des attaques de l’Ennemi, il les avait obtenus. Les codes sources de plusieurs logiciels anti-virus ? Obtenus. Un accès au super-ordi du sous-sol ? Là, par contre, silence radio, c’est à peine s’ils voyaient de quoi il parlait.

Quand Al’ avait fait part de son plan à Noa, elle avait été emballée. Il se doutait bien qu’elle avait plaidé sa cause auprès des autres. Quelques jours plus tard, il avait été reçu par Darcourt et Grémont. Miller les avait ensuite rejoint en visio-conférence. Al’ n’était pas très à l’aise devant cet aréopage. Il expliqua néanmoins son idée de Réseau Maillé Virtuel.

Miller, apparemment le chef, arborait un air indéchiffrable. Darcourt, lui, semblait aux anges. Quant à Grémont, il ne cachait pas sa désapprobation. Le Réseau Maillé Virtuel que Al’ voulait mettre en place devait faire office de filet à papillon. L’Institut avait un gros avantage, il savait à peu près quand l’Ennemi allait frapper : les grosses manifestations informatiques n’étaient pas légion. En installant préventivement des programmes-agents sur les machines cibles, ils pourraient créer un maillage serré qui les alerterait dès l’apparition de toute menace. Cela devrait leur offrir le temps nécessaire pour intervenir et attraper leur homme.

Bien sûr, il avait gardé quelques détails pour lui. Après tout, ici tout le monde avait des secrets alors il allait commencer à en faire autant. Mais il faut croire que l’idée les avait séduit, car ils lui donnèrent rapidement les ressources nécessaires pour lancer la mise en chantier.

Depuis, il travaillait à temps plein sur le filet à papillon. Il avait bien fait de se faire aménager une salle de travail. Il pouvait y bosser tranquillement, et il n’y avait guère que Noa qui osait venir le déranger. Sans doute qu’elle n’avait pas peur de lui. Parfois même, elle l’obligeait à sortir de son antre. Ils jouaient alors à Shifumi pour savoir qui déciderait de ce qu’ils feraient. Quand il gagnait, ils squattaient une salle réseau et jouaient l’un contre l’autre à ses jeux préférés. Elle perdait presque à chaque fois, en pestant que dans la vraie vie, les choses auraient été différentes. Quand elle gagnait par contre, ils allaient au restaurant, elle l’emmenait voir des expos, et une fois même, elle avait réussi à le traîner dans une salle de danse.

Ce qui était étonnant avec elle, c’était son pragmatisme. Elle acceptait qu’il ne lui dise pas tout, elle comprenait ses réticences et passait outre. Quelque chose du genre : “on est pas d’accord, mais il faut pas que ça nous empêche de nous amuser”. Il adorait ça. Elle ne faisait pas de chichis. Et puis, elle avait une expérience de la vie qu’il ne pouvait que lui envier. Elle parlait souvent de son pays, de l’armée, de l’action, des sports de combat… Et sur ce point, elle ne mentait pas : il l’avait vue casser en deux un pauvre type qui avait eu la mauvaise idée de lui voler son sac à main. “Personne ne se méfie des petits. A tort.” avait-elle conclu.

Parfois, quand elle le ramenait à l’Institut, ils restaient à discuter dans la voiture. Elle glissait sa tête sur son épaule, et il se sentait tout chose. Bien sûr, il n’y a que pour lui que c’était ambiguë. Elle, elle avait été très clair : douze ans les séparaient. Point à la ligne. Mais souvent lui avait un peu de mal à qualifier leur relation : étaient-ils amis, copains, mère et enfant, frère et soeur ou encore autre chose ?

Il n’avait plus guère revu Lana ces dernières semaines. Il faut dire qu’il ne sortait de son antre que pour aller en ville (avec Noa), ou dormir (seul). Mais il était arrivé quelque fois, en chemin pour le dortoir, ou pour son antre, qu’il la croise. Dans ces cas là, elle était toujours accompagnée de Sylvain. Si elle avait besoin d’un chaperon, pourquoi avoir choisi Sylvain ? Cela, il ne pouvait pas le comprendre. Pourtant Lana était loin d’être une idiote, il était bien placé pour le savoir. Au fond, peu lui importait, et il était même assez fair-play pour souhaiter bonne chance à Sylvain, il en aurait bien besoin !

Une fois le filet à papillon réalisé, il fallu décider quand le tester. La discussion avec les têtes pensantes fut assez longue et Al’ fit son possible pour s’en désintéresser, ce qui n’était pas simple. Au final, ils décidèrent de le tester durant le SmartCityDay à la Défense. D’après eux, la sécurisation de l'évènement serait plus facile à mettre en oeuvre. Al’ était tout prêt à les croire et pour tout dire s’en moquait un peu.

Une fois de plus, il passa par Noa pour faire remonter ses demandes. En tant que concepteur du filet à papillon, Al’ voulait se charger de l’installation sur site, ou au moins la superviser, la topologie du Réseau Maillé devant être parfaitement adaptée aux réalités du terrain. Il espérait que son bluff tiendrait. En fait, il pensait éviter d’être démasqué en passant par Noa.

Sa proposition fut acceptée bien au delà de ses espérances, et trois jours avant le début de l’événement, il était là, avec l’équipe locale. Noa l’accompagnait à peu près partout, ce qui ne le dérangeait pas. Il se demandait juste ce que pouvait bien en penser les autres. D’ailleurs, comment l’Institut avait réussi à imposer sa présence, il n’en savait rien non plus. Mais ces gens-là ont le bras long, se dit-il. Al’ inspecta l’ensemble des infrastructures dans et aux alentours des bâtiments. Il voulait connaître les lieux sur le bout des doigts. Autant au niveau réel que virtuel, les deux étant liés mais néanmoins différents. Le premier jour, il se contenta de tout dénombrer. Chaque équipement, dans chaque salle. Il grimpa même sur les toits pour vérifier les hotspots wifi.

L’hôtel qu’on leur avait trouvé était très moderne, presque déshumanisé. Ça ne posait pas de problème à Al’. Non, ce qui le dérangea par contre, c’est qu’il n’y ait qu’une chambre pour deux. “Raison de sécurité, énonça Noa en haussant les épaules, je prends le lit du côté de la porte”. Apparemment le jeune homme n’avait pas son mot à dire. Aucune ambiguïté, essayait-il de se répéter. De toute façon, il avait du travail, et il se concentra sur les derniers ajustements du filet à papillon. Sa concentration toutefois fut brisée quand Noa sortit de la salle de bain.

“- Tu pourrais mettre… euh… une serviette, Noa ? croassa le jeune homme.
- Ah pardon, petit génie. C’est qu’on apprend à oublier ça à l’armée.
- Eh bien, je n’ai pas fait l’armée moi !!”

La réponse fit rire Noa aux éclats. Mon dieu, ce qu’elle pouvait être belle, se dit Al’. Lui ne risquait pas d’oublier ça. En tout cas, même impudique, elle restait gracieuse. Comment était-il possible qu’elle n’ait personne dans sa vie ? Certes, elle passait beaucoup de temps à l’Institut, mais quand même ! Il aurait vraiment aimé pouvoir tout lui dire, mais il ne faisait plus confiance à personne.

Le lendemain, c’est lui qui se réveilla le premier. Il put vérifier qu’elle avait le sommeil léger, car elle se leva à peine quelques secondes après lui.

“- Si tôt ? bougonna-t-elle, par principe.
- Pourquoi ? On se lève à quelle heure à l’armée ?”

Mais elle n’avait pas tout à fait tort. Al’ savait qu’une très longue journée les attendait. Et durant de longues heures, il s’ingénia à installer les différentes parties de son filet à papillon. Parfois sur un serveur, un poste client, un routeur… Alors certes il fallait bien les faire ces installations, mais il avait une autre raison de s’absorber dans le boulot.

En début d’après-midi, Noa finit par lâcher : “Tu es sûr que tu veux pas manger ?
- Pas le temps, répondit-il.
- Écoutes, il faut que tu manges, insista-t-elle.
- Ok, ok… Si tu me ramènes un bout de sandwich !”

Dès qu’elle eut disparu, le jeune homme fonça tout au fond du bâtiment. Il n’avait que quelques minutes pour faire une installation supplémentaire, quelque chose de pas documenté. Il y avait là, dans cette pièce aveugle, un serveur de sms. Quand le filet se déclencherait, il recevrait aussitôt un texto lui indiquant d’où venait l’attaque. Les autres auraient quelques minutes de retard. Pas super fair-play, mais pas une trahison non plus. Dès qu’il le put, il repartit à fond de train reprendre sa place. Ouf, Noa n’était pas revenue. Et effectivement, le sandwich ne serait pas de refus.

Enfin, le troisième jour, il le passa à tester son système et à vérifier différents scénarios d’attaque. Il voulait être prêt à toute éventualité. Demain, ils arrêteraient l’Ennemi, et lui, il disposerait de quelques minutes pour lui poser des questions. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Le soir, Noa l’emmena dans un restaurant très huppé. Ce n’était pas trop son truc, mais elle essayait sans doute de lui faire plaisir. Ils passèrent une très bonne soirée, et il en oublia un peu son stress.

“- Pourquoi bosser pour l’Institut ? lâcha-t-il, presque malgré lui, et ne sachant même pas s’il lui demandait à elle ou s’il parlait de sa mère.
- Pourquoi pas ? En sortant de Tsahal, j’avais été approchée pour entrer au Mossad. Mmm, d’ailleurs tant que j’y pense : ça va t’amuser. Le Mossad, c’est l’Institut pour les Renseignements et les Affaires Spéciales. Et bien, Mossad, littéralement ça veut dire Institut. Tu vois, je suis passée d’un Institut à un autre.
- Mouais, hilarant en effet… Mais pourquoi pas choisir le Mossad ?
-Je fais partie des quarante, alors… Tu sais, il y en a peu qui restent. En général, ils viennent ici une année et ils repartent. Comme tu feras. Lana aussi.
- Et Martin ?
- Lui, il est un peu à part. On essaye de… le soigner. Il était déjà là l’an dernier, il restera sans doute encore un peu.
- Et quarante-et-un ?
- Valérie, elle s’appelle Valérie. Elle est rentrée chez ses parents. Son truc à elle, c’est la physique théorique. Une tête aussi dans son genre. Un peu comme toi, petit génie. Mais puisqu’on en est aux confidences, tu n’as rien à me dire ? dit-elle en posant sa main sur la sienne.
- Je… bafouilla-t-il, se liquéfiant devant les splendides yeux marrons. Non, tu sais que je peux rien te dire.
- Je sais, oui.”

Elle avait enlevé sa main, lâché son regard. Il l’avait déçu, il le savait bien. Lui-même se décevait, mais c’était trop important.

Ils rentrèrent à l’hôtel emmitouflés d’un silence pesant. Décidément, il ne savait vraiment pas y faire avec les femmes. Il n’y pouvait rien, il essayait pourtant, il analysait, soupesait, mais en fin de compte, cela n’y changeait pas grand chose.

Arrivée dans la chambre, elle l’appela : “Alan. Viens. Plus près.” Elle l’enlaça et improvisa un slow silencieux. Virtuose, elle rattrapait ses maladresses. Fâchée cinq minutes plus tôt, maintenant elle voulait le serrer contre elle. Il se laissait faire. Et bizarrement, il se rendit compte que même pour lui, l'ambiguïté avait disparu. Il n’y avait rien de sexuel. Elle l’aimait comme une soeur, comme deux âmes perdues et hors du temps. Mais même sans musique, le slow finit par s’arrêter.

Le matin suivant, il avait l’impression d’avoir… quelque chose comme la gueule de bois. C’était nouveau pour lui qui ne buvait rien de plus fort que du panaché. Bon sang, c’est le stress… Il avait même oublié de recharger son téléphone portable. Quel idiot ! Trois semaines de préparation, et pas capable de penser à ça.

Heureusement, au SmartCityDay, faire recharger son téléphone ne présentait guère de difficulté. Il repensa à la veille. A Noa. Elle sentait qu’il tramait quelque chose et elle était inquiète pour lui. Il n’avait pas les capacités de Lana, mais il commençait à comprendre deux ou trois choses aux relations humaines. Elle n’avait aucune raison de s'inquiéter, ou en tout cas il voulait le croire. Il allait le lui dire quand il sentit son téléphone vibrer. Le filet à papillon se refermait.

Al’ n’était pas naïf, il se doutait bien que l’Institut espionnait son téléphone. Après tout, c’était eux qui le lui avait donné. Mais il avait fait attention à ce que la teneur des messages ne révèle rien. “Valet de Pique” lut-il sur l’écran du portable. Il ne s’attendait pas à ça. La salle du serveur de sms. Pourquoi lancer une attaque à partir de là ? Peu importe, il le saurait très bientôt. Il s’assura que Noa était occupée à vérifier les entrées et s’élança vers l’arrière du bâtiment. Il se souvenait que la salle était une pièce aveugle. L’Ennemi s’y trouvait sans doute encore ou sinon il le croiserait sur le chemin.

Mais il ne croisa personne. Et la salle était vide. Il s’était fait avoir en beauté. Il s’était cru trop malin ! Il enrageait littéralement. Puis il remarqua qu’une dalle du faux plancher n’était pas raccord avec les autres. On l’avait déplacée. Il la souleva. Bon sang, il y avait une trappe en-dessous. Il n’avait pas vérifié ! L’Ennemi était entré et ressorti par là. Al’ n’hésita pas, il avait peut-être encore une petite chance.

L’échelle descendait sur plusieurs mètres. Il était dans un large boyau, manifestement des égouts. Il voyait tout juste devant lui, de rares ampoules dispensant un peu de lumière tous les quinze ou vingt mètres. Mais pas de trace particulière. L’Ennemi avait aussi bien pu prendre vers… l’Est (estima Al’) que vers l’Ouest. Il devait bien avoir une logique. Il cherchait à s’éloigner du bâtiment, donc vers l’Ouest. Le jeune suivit le boyau. L’odeur était… assez terrible, mais il se dit que cela aurait pu être pire. Il croisa des échelles qui remontaient mais préféra les ignorer.

Un croisement. Il pouvait continuer vers l’Ouest, ou obliquer vers le Nord. Voyons, réfléchis. Mais il manquait bien trop de variable à ce problème. La logique ne l’aiderait pas. Au milieu de ce croisement, il était dans une impasse métaphorique. Son cerveau était en ébullition. Il n’y avait tout simplement pas de solution. Il était inutile d’en chercher. Il se mit à courir vers le Nord. Parfois, il changeait de direction. En quelques minutes il était à bout de souffle et fut obligé de s’arrêter.

“- Coucou, quarante-deux.”

Son coeur manqua d’exploser. Là, dans l’ombre. Il y avait le grand type roux. Il était habillé d’un bleu de travail.

“La Chasseuse est avec toi ?
- La… Noa ? Elle sera là avant que vous ayez le temps de me faire du mal.
- Ne fais pas l’idiot, tu es là parce je t’ai invité, et que tu as répondu à mon invitation. Alors, la Chasseuse ?
- Elle ne sait pas où je suis… Mais elle est maline, on a que quelques minutes.
- Alors, marche avec moi, gamin. J’aimerais mettre de la distance entre elle et moi, autant que possible.”

Le carré magique venait bien de lui. Il décida de le suivre. Même si c’était idiot. Peut-être que lui avait des réponses. Il regarda encore le type, et comme un peu de lumière filtrait de la surface, il eu une illumination.

“- Bon sang, c’est vous le Renard !!
- Oui, tu peux m’appeler comme ça si tu veux. Mais j’espérais plus de clairvoyance de ta part.
- Vous êtes Raphaël Rabineau, vous avez travaillé pour l’Institut !
- Ça me plaît déjà mieux, oui. Au moins, ta mère n’a pas fait tout ça pour rien.
- Vous l’avez connu alors ? articula Al’, alors qu’une boule semblait gonfler dans sa gorge.
- Oui, mais on a pas le temps pour ça. Ne laisse pas l’émotion prendre le pas et concentre-toi sur l’essentiel !… Pourquoi tu me suis ?
- Vos attaques… Vous frappez fort et à intervalles réguliers, alors que vous pourriez frapper aléatoirement et avec un bélier… C’est comme faire toc-toc à la porte. Donc, je pense que vous cherchez à attirer l’attention de quelqu’un. Vous ne cherchez pas à détruire ou voler. C’est moi que vous attendiez ?
- C’est toi qui est venu en tout cas. Et tu n’as pas idée à quel point ça me fait plaisir, Alan. Mais non, c’est avec le Guide que je cherche à communiquer.”

Le Renard s’arrêta un instant pour scruter le jeune homme : “Au fait, tu sais pourquoi tu t’appelles Alan, gamin ?
- Oui, en hommage à Alan Sheppard.
- Raté, c’est pour Alan Turing, l’inventeur de l’informatique.
- Mais… Peu importe ! L’essentiel. Que se passe-t-il à l’Institut ? C’est quoi le projet Esprit ?
- Une autre fois, peut-être, là on est à court de temps. Pas assez de temps pour les réponses. Mais je peux au moins te donner deux questions. Pourquoi vous faire venir à l’Institut pour vous faire passer, quoi, deux tests par semaine ? Et surtout, quel genre de Minotaure se cache dans les entrailles de l’Institut ? Cherche les réponses, et moi je te retrouverais.
- Non, non, attends… Est-ce que tu es mon père ?”

Le Renard lui sourit, et Alan sentit des menottes se refermer sur son poignet. Bon sang, il voulait lui fausser compagnie ! Il devait trouver un moyen de se libérer. Il entendit le Renard grimper à une échelle en quatrième vitesse. La lumière inonda les égouts, il serait bientôt parti. Des cris venaient depuis la surface, les choses ne se passaient pas comme prévues. Et puis, ce qu’il vit lui glaça le sang : Noa et l’Ennemi qui tombaient depuis les hauteurs pour finir par s’écraser à quelques mètres de lui.

Les corps sans vie du Renard et de la Panthère. Il crut qu’il allait sombrer dans la folie.