Al’ avait perdu le compte. Il ne savait plus combien de temps s’était passé, ni surtout qui était venu le voir. Il rejouait en boucle la scène : sa course dans les égouts, le Renard, la chute, sa libération, l’arrivée des secours. Il y avait des milliers, des millions de paramètres, de toutes petites variations qui auraient pu tout changer. Il aurait pu prendre vers l’Est. Il aurait pu sentir le petit grain de riz dans sa poche. Il aurait pu jouer franc-jeu avec Noa. Il aurait pu, il aurait pu… Et une fois encore, il rejouait la scène. D’autres souvenirs venaient parfois se mêler à ce flot ininterrompu. “Dans la vraie vie, ça ne se passerait pas comme ça”, disait-elle. Si seulement elle avait eue raison. Si seulement il lui avait parlé.
Son cerveau traita une information nouvelle : quelqu’un venait de poser une main sur son épaule. L’information fut aussitôt reléguée en arrière plan : aucun intérêt pratique. Il y avait aussi des sons. Des paroles ? Mais qui s’en souciait ? Pas lui. Il était bien trop focalisé sur les choses importantes. Il sentait le sel sur ses lèvres. Ces dernières heures, il n’avait que trop senti le goût de ses larmes, mais là, c’était un peu différent. Ce n’était pas ses larmes.
Lana s’était blottie contre lui et pleurait en silence. Un long moment, il la regarda. Le filtre de ses émotions était déconnecté. Ses yeux s’étaient mués en scanner. C’était comme si quelqu’un avait appuyé sur le bouton d’arrêt sur image. Il était capable d’analyser chaque pixel de son environnement. Lana était vraiment ravissante, malgré son visage dévastée par la tristesse. Pas encore aussi belle que Noa, mais quand même ravissante. Secoué de petits soubresauts, tout son corps semblait pleurer à l’unisson. Elle portait un t-shirt gris et un blue jean, mais surtout, pour une fois, elle ne semblait pas porter d’armure. Cette observation le troubla. Depuis qu’il la connaissait, elle avait toujours été sur la défensive. Elle se protégeait de lui ? Bien sûr, quand les larmes reflueraient, elle reprendrait son armure.
S’il avait une occasion de tout savoir, c’était maintenant. Mais il rejeta l’idée. Elle s’était montrée à lui, sans défense. Et il en soupesait la valeur. Elle s’en voulait, il n’avait même pas besoin de poser la question. Peut-être que ses capacités d’observation déteignaient sur lui ? Elle pouvait être si fragile parfois. Il lissa la chevelure ébouriffée et caressa la nuque offerte. Elle s’en voulait d’avoir été absente. Elle pensait qu’elle aurait pu changer le cours du destin. C’était idiot, évidemment, mais ne rêvait-il pas de la même chose depuis des heures ? Elle se disait qu’à trop vouloir se protéger, elle s’était coupée de ceux qui comptaient. Elle non plus n’avait pas joué franc-jeu. Il ne pouvait guère la blâmer. Sous ses caresses, la jeune femme commençait à se détendre. Elle aussi était épuisée et ses sanglots s'espaçaient déjà. Bientôt, elle s’endormirait contre lui, s’il la laissait faire. Quand tu trouves un diamant qui n’est à personne, il est à toi. Elle venait de le libérer du labyrinthe dans lequel il avait cherché à se perdre. Il l'embrassa sur le front juste à la naissance des cheveux, il avait l'instinct que cela l’apaiserait.
Quand le chirurgien entra, Al’ se dit qu'il avait l'air aussi exténué qu'eux deux. Et presque aussi peiné.
“- Vous êtes son frère, c'est ça ? demanda le médecin.
- Oui, mentit Al’ qui ne voulait pas savoir ce que l’Institut avait bien pu manigancer. Comment va-t-elle ?
- Son état est critique, j'en ai bien peur. Elle souffre principalement d'une commotion cérébrale. Nous avons résorbé un épanchement de liquide céphalo-rachidien. Et il est encore trop tôt pour se prononcer sur l'état de sa colonne…
- On peut la voir ?
- Pour l'instant, elle est en soins intensifs… mais je vais voir ce que je peux faire. Et si je peux me permette, vous devriez contacter vos parents si ce n’est déjà fait. Ils voudront la voir…”
L'idée donna des sueurs froides à Al’. Il ne connaissait pas les parents de Noa, et encore moins comment les joindre. Et quoi leur dire exactement. Avec un peu de retard, il comprit ce que le chirurgien voulait dire par état critique : elle allait mourir.
Lana le regardait : “- Je crois que Gabriel s’est chargé de les prévenir, tu sais… Je suis vraiment…
- Je sais, oui, moi aussi je suis désolé.
- J’ai repensé, pour mes parents…
- Ça va, Lana. Je ne te demande rien.”
Il espérait ne pas paraître trop froid, mais il sentait qu’elle était désarçonnée. Et il pouvait difficilement lui expliquer : il avait fait assez de mal autour de lui, il n’avait pas l’intention de la harceler avec ça.
“- Non, c’est moi. Je veux t’aider, expliqua-t-elle. C’est mon choix ! C’est juste que je ne sais pas trop par où commencer.
- Mon père m’a appris une chose : ne laisse pas l’émotion prendre le pas, concentre-toi sur l’essentiel.”
Elle médita sur son conseil un instant : “- Je crois que l’essentiel, à l’heure qu’il est, ce n’est pas mon histoire, mais ce qui se passe à l’Institut depuis que vous…” mais sa gorge se serrait, et les larmes menaçaient de gagner la partie.
Il la serra contre lui. Il partageait sa peine - ô combien - mais étrangement elle ne l’empêchait plus de réfléchir.
“- Je suis là, je t’écoute, ça va aller, souffla-t-il à l’oreille de la jeune femme.
- Tout le monde a été très choqué, tu sais. Ils ont prévu des… obsèques pour l’Ennemi.
- Raphaël, il s’appelait Raphaël, et il était leur ami, il y a longtemps.
- Ils… Oui, je crois que malgré tout, ils veulent l’honorer. Michel Miller, il a sauté dans un avion dès qu’il a su. Je pense qu’ils voudront nous parler, après. Et je ne sais pas si… si tu voudrais le savoir, mais… ils s'inquiètent vraiment pour Noa.
- C’est juste un rien trop tard.”
Il sentait bien que ses paroles étaient pleines de colère et d’amertume. Elle ne méritait pas ça. Une nouvelle fois, il l’embrassa à la naissance des cheveux. Et il sut qu’il ne s’était pas trompé.
“- On est toujours amis ? demanda-t-elle, anxieuse.
- Plus que jamais, oui.
- Et tu veux toujours que je te parle de mes parents ?
- Plus que jamais…
- Eh bien, déjà, il y a deux choses. Tout d’abord, si tu le veux bien, j’aimerais conserver un secret. Je ne suis pas encore prête à…
- D’accord. Et la deuxième chose.
- La deuxième chose, c’est que je t’ai dit la vérité sur mes parents. Simplement, je n’ai pas tout dit. Et je ne sais pas tout. Disons qu’ils ont changé à ma naissance. Mon père avant, il était prof de philo. Et ma mère, elle était dans le commerce, coordination des échanges, quelque chose comme ça. Et puis, il s’est pas passé quelque chose, un truc très violent. Avec du sang, des cris. Je crois, enfin, je me demande s’ils n’ont pas participé à…
- Un meurtre ?
- Quelque chose comme ça, oui. Tu imagines que j’aime pas trop en parler. Et eux, bien sûr, n'ont jamais rien dit… En tout cas je suis née, et ils se sont mis au vert. Aujourd’hui, ils n’ont plus la moindre trace de violence en eux, absolument rien. Ce sont les êtres les plus doux que je connaisse, et ce n'est pas une façon de parler.
- Comment tu sais tout ça, sur eux ? Ou sur moi… ou sur les gens de l’Institut ? Ce n'est pas juste de l’observation. N'est-ce pas ?
- Je… disons que c'est justement ça que j'aimerais…
- Garder pour toi ? Oui, je comprends. Mais tu penses que tes parents ont travaillé pour l’Institut ?
- Non, ça m'étonnerait. Mais Gabriel… Il a l'air de si bien me connaître. Parfois il se comporte comme…
- Un père.”
Le même schéma se reproduisait. D'une façon ou d'une autre les parents de Lana avaient du passer dans le même programme de fertilité. C'était probablement pareil pour Martin. Pour Valérie. Et sans doute tous les autres. Une des clés se trouvait là, il en était certain.
“Tu devrais y retourner et voir si tu peux apprendre des choses. Moi, je vais rester ici, au cas où.
- Le chirurgien, il avait pas l'air optimiste.
- Je sais, c'est pour ça qu'il faut que je reste !”
Ce n'était pas facile de la laisser, surtout maintenant. Mais Noa aussi avait besoin de lui. Il espérait qu'elle était aussi battante qu'elle en donnait l'air. Il partit à la recherche du chirurgien. Lana avait raison, le type était pas optimiste. Il ne ferait pas d'histoire.
Dix minutes plus tard, il était à son chevet. Rien que la regarder était douloureux. Il fallait qu'elle tienne bon. Mais il ne voyait pas comment l'aider. Alors, après avoir vérifié qu'il était bien seul, il se mit à prier. Il ne croyait pas vraiment, il ne croyait plus. Mais à cet instant, il était au-delà de ça. Et qui sait, si une seule de ses prières devait être entendue, voire exaucée, autant que ça soit celle là.
Il s'était assoupi. C'est une voix puissante qui le ramena dans le monde des vivants.
“- Alors c'est vous Silva !? On se rencontre enfin. J'aurais aimé que ça soit dans d'autres conditions. Comment va-t-elle ?
- Monsieur Miller, répondit Al’, surpris par la carrure et la présence de l’homme. Elle va… vraiment mal.
- Mmm… Vous savez, j'ai personnellement recruté Noa Najeri. Je veux croire qu'elle en a connu d'autre. Au fait, vous pouvez m'appeler Michel ou Mickael, à votre guise. On m’a dit que vous étiez sur place. Racontez-moi.”
Al’ était un peu désappointé par Miller. La carrure, la voix, jusqu’à l’imposante crinière léonine, tout en lui criait la puissance. Son phrasé était net et son visage indéchiffrable. Le jeune homme pensait avoir fait des progrès pour décrypter les gens, mais celui-ci en particulier restait un mystère.
“- J’avais pisté Raphaël, et Noa me couvrait. Quand il est sorti des égouts, elle a voulu le ceinturer je suppose. Ils se sont battus et selon toute vraisemblance, ils ont basculé ensemble par la bouche d'égouts.
- Mmm… J’avais demandé à ce que l’Ennemi soit arrêté à tout prix, mais Najeri a toujours eu une idée très personnelle de l’évaluation des risques. C’est ainsi ! Maintenant, jeune homme, j’aimerais rester quelques instants à son chevet, si vous le permettez.”
Al’ ne voyait pas comment dire non, et décida de se replier vers le couloir. En y voyant l'élégant par-dessus, il eu une idée. Il glissa l'étrange petit grain de riz dans une des poches du par-dessus. Le moment venu, cela lui serait sûrement très utile. Al’ était persuadé que c'est ainsi que Noa l'avait pisté.
Quand Miller ressortit de la pièce, Al’ fit de son mieux pour éviter son regard.
“Bien Silva. Maintenant je dois accompagner un vieil ennemi jusqu’à sa dernière demeure. Vous voudrez bien vous joindre à moi. D'autant que nous aurons à parler ensuite.
- Eh oui, mais dans ce cas je suggère que Lana - Mademoiselle Samson-Desprée - soit présente. Elle est très impliquée aussi.
- Accordé Silva. Et maintenant allons-y : mon chauffeur nous attend.”
Al’ se demandait comment cela allait se passer. Où Raphaël serait-il enterré ? Sa famille serait-elle là ? Y aurait-il un office religieux ? Il fut vite fixé.
Grémont, Darcourt et Lana les attendaient dans les jardins de l’Institut. Grémont portait une urne finement ouvragé. Il semblait le plus affecté de tous. C’était donc comme ça que cela allait se passer. Non sans un humour corrosif, il se dit qu’on finissait toujours par revenir à l’Institut, qu’on le veuille ou non.
“- Aux amis disparus ! clama Miller, et il fit un signe à Grémont qui renversa le contenu de l’urne.
- A Pascal ‘Raphaël’ Rabineau, paix à son âme, renchérit Grémont.
- Au projet Esprit, conclut Darcourt.”
Al’, qui n’aimait pas cette conclusion, se sentit obligé d’ajouter : “- A la Vie !” Et il fut heureux de voir que Lana acquiesçait.
“- A la Vie, confirma Miller. Raphaël, comme chacun ici, avait fait serment de l’améliorer. Et même si son chemin s’est détourné du nôtre, je suis persuadé qu’il ne l’a jamais renié.
- Il se nommait Pascal ? demanda Lana.
- Oui, répondit Grémont. Avant. Comme nous tous, il avait abjuré son nom pour s’en choisir un autre, plus en accord avec notre mission.”
Al’ saisit l’occasion : “- Et c’est maintenant que vous nous en parlez, de cette mission. De tout ce qui se cache ici ?”
Darcourt chercha le regard de Miller, attendant son approbation. Ce dernier opina.
“- Tout a commencé avec Jóshua Kristofsen, mon père. C’était un pionner de l’épidémiologie génétique, et un des inventeurs de la bio-informatique. Mais ce qui a fait basculé son destin, c’est ma naissance. Il a très vite remarqué que j’étais un enfant exceptionnellement doué. Rapidement, il a orienté ses recherches sur l’apparition des intelligences hors-normes. J’étais devenu son sujet numéro Un. Il a rapidement découvert quelque chose de particulier chez moi : mon locus de contrôle était quasi inexistant. Il a écrit un papier là-dessus, il est passé à deux doigts du prix Nobel. Par la suite, il a utilisé cette particularité pour chercher d’autres enfants comme nous.
- Et il en a trouvé d’autres, à commencer par moi, le sujet Deux, continua Miller. Le processus était lent et empirique. Kristofsen m’a confié les rennes de l’organisation pour se concentrer sur les aspects techniques. Puis l’arrivée du sujet Trois, Raphaël, a nettement accéléré les choses. Il a mis en place une grille unifiée pour l’investigation, la décision et l’évaluation.
- G. U. I. D. E. ? remarqua Al’.
- Oui, confirma Grémont. Raphaël avait un sens de l’humour particulier… et c’était aussi un informaticien de génie. A ce jour, le Guide reste notre outil principal pour rechercher les gens comme vous. Avec son aide, on sélectionne chaque année les deux meilleurs sujets. A mon arrivée, les “quatre cavaliers” étaient réunis. C’est alors que nous avons fondé l’Institut.”
Les morceaux du puzzle se mettaient en place pour Al’. Et pourtant il manquait encore des éléments.
“- Je comprends, mais dans ce cas, c’est quoi cette histoire de génération ? demanda Al’. Il sentit un malaise chez les trois hommes.
- Quand mon père a découvert l’atrophie du locus de contrôle chez les gens comme nous, la communauté scientifique pensait que le développement de l’intelligence causait cette réduction du locus. Mon père était parti du postulat opposé. Il pensait que l’atrophie du locus de contrôle laissait la possibilité à une intelligence exceptionnelle de se développer.
- Ce qui nous amène à l’isopropylacétamide, continua Miller. Depuis les années 90, on sait que cette molécule a des effets sur la chimie du cerveau.
- En dernier recours, elle est parfois utilisée pour contrer les effets d’un lavage de cerveau, précisa Grémont, en coulant un regard vers Lana.
- Mais Jóshua a découvert que dans l’hypothalamus, elle peut servir à réduire artificiellement le locus de contrôle.
- Il a pu vérifier si son postulat était correct, demanda Al’. Les sujets devenaient plus intelligents ?
- C’est malheureusement un peu plus compliqué que ça, temporisa Darcourt. Sur l’adulte, les effets secondaires sont nettement plus importants que les bénéfices. Aphasie, schizophrénie, troubles cognitifs… Les essais cliniques ont été stoppés.
- Mais ?
- Mais au stade pré-natal, les choses sont différentes. La transmission de la mère à l’enfant semble immuniser, au moins partiellement, l’enfant, expliqua Miller.
- Ma mère… commença Al’.
- … était volontaire. Elle a elle-même choisi un dosage élevé. Elle était consciente des possibles conséquences.”
Lana saisit la main du jeune homme. Elle avait l’impression que la température était tombée d’un coup.
“- Voilà, conclut Miller. C’est tout cela le projet Esprit. Et vous en êtes partie prenante. Silva, vous avez prouvé que vous y aviez votre place. Nous devrons en parler tous ensemble, mais je crois que nous vous proposerons une place ici, à l’Institut. Vous serez libre de l’accepter.
- Et j’y réfléchirais avec le plus grand sérieux, Monsieur.”
Il avait hâte qu’ils s’en aillent. Il devait parler à Lana de tout ce qui s’était dit. Et plus encore de ce qui ne s’était pas dit !