Q = Sm x U= (L x Hm) x U
Le jeune homme se demanda si sa chambre allait lui manquer. Mais il savait bien que non. Son ordinateur, ses livres, ses jeux, ça oui ! Mais le lieu lui-même ne comptait pas tant que ça. Certaines personnes ont parfois du mal à séparer le contenu et le contenant, mais pas lui.
“- Allez quoi, Al’, tu pourrais me la laisser, ça serait cool.
- Ah non, c’est à moi qu’elle revient, moi j’ai toujours été sympa, je la mérite plus que Boris !
- Non, n’importe quoi, ne l’écoute pas…”
Et pour tout dire, il ne les écoutait pas vraiment : leurs chamailleries n’allaient pas lui manquer. Ou alors peut-être que si, un petit peu, comme une sorte de bruit de fond auquel on n’arrivait jamais à s’habituer mais qui laissait un vide quand, exceptionnellement, il s’arrêtait. Les jumeaux n’étaient pas très doués pour les relations humaines, et c’était sans doute leur façon à eux d'interagir avec les autres. Et comme ils étaient plus déchaînés que jamais, ça devait vouloir signifier un truc du genre : tu vas nous manquer toi aussi. Mais avec eux, impossible à dire. Et puis d’ailleurs Al’ n’était pas plus doué qu’eux dans le domaine. Il essaya tout de même.
“- Je garde ma chambre, trancha-t-il.
- Mais… commencèrent les deux jeunes frères en choeur.
- Ce n’est pas négociable. Et il ajouta : d’autant que je rentrerais tous les quinze jours. Par contre, peut-être que si vous aidez Papa et Maman…”
Les jumeaux étaient pendus à ses lèvres. Ferrés comme des brochets.
“Non, je peux pas vous demander ça. Dans quelques années, peut-être, quand vous serez plus responsables…
- Mais si, moi, moi, je suis responsable et je pousserais Hugo à l’être !
- Je le suis autant que toi, et même plus. Al’ fais-moi confiance.
- Bon, bon, concéda Al’. D’accord. Dans cas, et avec l’accord de Papa, je vous laisse accès à mon ordi.
- Wow, sérieux ?? Les deux garnements n’en croyaient pas leurs oreilles. C’est trop génial.
- Par contre, vous ne démontez rien. C’est ma seule condition.”
Il profita de leur enthousiasme pour leur faire porter ses valises jusqu’à la porte. Il ne prenait guère de risque à leur laisser son ordinateur : il avait fait une sauvegarde complète du système et des données. Quand il reviendrait, il n’aurait qu’à restaurer le tout pour avoir une machine comme neuve. En ce qui les concernait, il s’en tirait à bon compte.
Son père était dans le couloir. Les mains dans les poches, il avait l’air tout penaud. Il arborait un sourire qui ressemblait plus à une excuse qu’à autre chose.
“- Tu sais, fiston, j’savais bien que tu partirais, j’avais pas de doute même, t’es trop intelligent pour rester ici, c’est sûr, m’enfin je pensais qu’on avait encore quelques années de tranquille ensemble à la maison.
- P’a, je l’ai déjà dit aux clones : je reviendrais souvent…
- Ouais, ouais, mais bon tu vois ce que je veux dire, ça sera plus pareil. Et c’est pas grave, hein, c’est bien même… Quand on a vu que tu étais aussi intelligent on a déménagé ici, pour les écoles et tout ça.
- Oui, je sais, P’a, tu m’as déjà dit tout ça. Et je suis content, ça m’a bien plu ici. Il n’y a rien à regretter.”
C’était étrange. Avec son père, ce qu’il partageait le plus, le mieux, c’était les silences. Depuis qu’il était tout jeune, ils allaient pêcher ensemble. Et bizarrement, ça faisait partie de ses meilleurs souvenirs. Comme une pause dans le torrent de ses pensées. Et bien sûr, ils ne ramenaient jamais de poissons : son père avait compris le dégoût que cela inspirait à Al’. Il y avait une nette différence entre passer chez le poissonnier et être celui qui tirait ces pauvres bêtes hors de l’eau. Al’ et son père ne partageait pas les mêmes réflexions, mais ils se comprenaient.
Son père lui posa la main sur l’épaule.
“- Allez va fiston, l’avenir t’attend, hein. Je m’occuperais bien d’elle, ça va aller. Et pis des jumeaux aussi mais eux, ils ont besoin de personne à ce qu’on dirait.”
Al’ qui commençait à se sentir tout chose préféra s'éclipser. Et puis, son père avait raison, il avait encore une personne à voir.
Elle était dans la cuisine, en train de garnir une tarte. Elle adorait cuisiner, et elle était plutôt douée. Très douée même. Ses mains, habituellement malhabiles, semblaient habitées d’une vie propre. Son attention était alors entièrement accaparée à sa tâche. Et comme elle innovait régulièrement, Al’ avait du mal à la suivre. Il avait l’impression d’être devant une virtuose en train d’improviser une oeuvre inédite. Bois, cuivres, cordes, claviers et percussions, dans l’orchestre de sa cuisine, elle savait jouer de tous les instruments.
En dehors par contre…
Avec ses frères, il parlait ordinateurs, jeux vidéos, cinéma. Avec son père, il parlait peu mais partageait des choses. Avec sa mère…
C’est sans doute pour ça qu’il aimait tant la regarder s’activer aux fourneaux. Dans ces instants-là il avait l’impression d’avoir une maman comme les autres, voire même un peu mieux que les autres. Bref, une maman.
Mais quand elle arrêtait de cuisiner, tout semblait se ralentir. Un rideau venait s’interposer entre elle et son entourage. Les mauvais jours, il fallait l’aider dans toutes les tâches complexes du quotidien. Ces jours là, elle n’allait pas travailler. Les jumeaux étaient trop irresponsables, alors Al’ ou son père restaient à ses côtés. Al’ détestait ces journées-là. Il pouvait aisément louper une journée de cours, le problème n’était pas là. C’est juste qu’il trouvait ça trop injuste, ce n’était pas à lui de s’occuper de sa mère mais l’inverse. Parfois il était jaloux de son père qui l’avait connue avant. Il lui en avait parlé quelques fois, pas souvent, de l’époque où elle était… normale. Et puis elle avait changée. Ça avait commencé par la mémoire. Dans ces conditions, elle n’avait pas pu garder son poste de secrétaire de direction. Et puis, les mauvais jours avaient commencés à arriver. D’après son père, le pire était passé. En tout cas, c’était plus stable maintenant. Grâce aux médicaments bien sûr, mais rien n'empêchait de rêver et de se dire qu’elle était sur la voie de la guérison.
L’homme au complet gris brisa sa rêverie :
“Alan ? Tes valises sont chargés. Il faudrait partir maintenant… Tu as dit au revoir à tout le monde ?
- Oui, je pense que oui, répondit le jeune homme, à regret.”
Al’ se sentait un peu mal à l’aise auprès de l’homme au complet gris. Il lui faisait penser à Hugo Weaving, l’agent Smith de Matrix. Il ne lui manquait que les lunettes noires et l’oreillette. Il s’attendait presque à se faire appeler “Mr Anderson”. Mais à défaut d’être affable, l’homme au complet gris était au moins souriant et poli : il l’aida à s’installer dans la grosse berline qui devait les mener à l’Institut.
“- Alan, si tu as des questions à poser, autant le faire tout de suite. On a un peu de route à faire alors on gagnera du temps, tu ne crois pas ?”
L'intéressé se renfrogna. Il avait effectivement des questions, mais il aurait préféré trouver les réponses par lui-même. Bon, d’accord, c’était puéril.
“- D’abord, je préfère qu’on m’appelle Al’. Ensuite : où on va, exactement ? En tout cas, pas à votre soi-disant Institut, lâcha-t-il avec toute la morgue dont il était capable.
- Bon, pour commencer je t’appellerai Al’ si tu m’appelles Daniel. Ensuite, oui, nous allons bien à l’institut. Je suis étonné qu’un jeune homme aussi brillant que toi ait le moindre doute sur ce point. Ou alors c’est que tu as un très bonne raison et dans ce cas je t’écoute.
- Déjà, je n’avais jamais entendu parler de vous, et…
- Ce qui prouve juste…
- Ça ne prouve rien, je sais, c’est un élément parmi d’autres. Ensuite, vous êtes étonnement discret sur la toile pour un “Institut International”. Ce qui est déjà plus louche.”
Daniel opina : “- C’est vrai, nous sommes discret. Je ne dirais pas le contraire. Mais j’espère que tu as creusé un peu plus loin que ça, non ?
- Oui bien sûr : on trouve bien des trucs sur vous, des inscriptions dans les registres de commerce, ce genre de chose, mais tout laisse à penser qu’il s’agit d’une coquille vide.
- Mais tu as été sur Google Maps, tu as bien vu l’Institut, il existe bel et bien. Tu ne peux pas le nier.
- C’est ça ce que je dis : il peut tout à faire s’agir d’une coquille vide ! Des locaux, quelques employés fantoches, et beaucoup de vent…”
Daniel se donna le temps de réfléchir : “- Admettons, disons que c’est plausible. Mais je ne vois pas toujours pas ce qui te fait penser ça. C’est juste un pressentiment en somme ?
- Mais non, pas seulement. Déjà pour commencer : un institut international (mais privé) des neuro-sciences ? C’est quand même zarbi. Et votre site dit que vous recrutez des étudiants brillants dans le but d’améliorer le système pédagogique actuel en étudiant la façon dont ces étudiants apprennent. C’est un concept des années 90, au mieux. On est loin des vraies études en neuro-science !”
Daniel dut se concentrer sur la conduite pendant quelques instants. Après quoi, il concéda : “- D’accord, je peux comprendre ça. C’est déjà un peu plus concret : tu as fait quelques recherches sur les sujets courants. J’espérais quelque chose de factuel, mais soit. Et en ce qui concerne les…
- Si vous voulez du factuel, expliquez-moi pourquoi le trafic internet de l’Institut est si bas qu’on pourrait le confondre avec celui d’une école primaire ?
- Pardon ? D’où tires-tu de telles informations ?
- Eh bien, commença Al’ en profitant du trouble qu’il sentait chez l’homme au complet gris, avez-vous des notions d’hydrographie ? Moi, oui, un peu. Mon père m’a appris que la Marne roule en moyenne 110 mètres cube par seconde. Enfant, la première question que je me suis posé, c’est comment on peut bien calculer ça… J’imaginais assez facilement comment calculer le débit d’un robinet. Par exemple en chronométrant le temps qu’il met pour remplir un récipient de un litre. Mais pour une rivière, ou pire, un fleuve ? Mon père ne savait pas. Mon instituteur non plus. Au moins, savait-il où chercher. En fait vous choisissez une portion rectiligne de la rivière, une portion où le flux d’eau n’est pas perturbé. Là, vous déposez un bouchon au milieu, et vous calculez sa vitesse. Notez la U. Disons dans notre cas : 0,4 m/s. Ensuite vous devez connaître Sm la section mouillée.
- La quoi ? ne put s’empêcher de demander Daniel.
- La section mouillée. C’est le profil en coupe de la rivière. Il faut calculer sa surface. Pour simplifier, on dira que c’est le rapport entre la largeur L (ici 50 mètres) et la hauteur moyenne Hm (disons 5 mètres). On obtient une surface en mètres carré. Et voilà ! On multiplie cette surface par la vitesse d’écoulement U et on a le débit. Soit cent mètres cube par seconde.
- Oui, intéressant, dit Daniel. J’ignorais qu’on procédait comme ça. Mais je ne vois pas le rapport.
- Il est pourtant simple : parfois même des choses complexes peuvent être calculées simplement. Je ne connais pas la quantité de données qui transitent à l’Institut. Mais je peux l’extrapoler à partir des cartes de trafic et de topologie réseau… Ce n’est rien de plus qu’un problème hydrographique basique.
- Je vois, ou en tout cas, je crois que je vois. Mais tu n’as pas fait de telles recherches, je veux dire tu n’as pas consulté de cartes de trafic réseau.”
Al’ accusa le coup : ainsi donc ils surveillaient son accès internet. Plutôt étonnant de la part d’un institut pour la recherche. Il fit de son mieux pour cacher son trouble.
“- Pas depuis mon PC, c’est vrai. Mais, allez savoir pourquoi, j’avais un exposé sur la question, et j’ai fait mes recherches depuis la bibliothèque…
- Brillant, tu es décidément brillant. Ça me plaît. Mais tes conclusions sont erronées. Si le trafic de l’Institut semble si réduit, c’est que seule une tout petite partie est répertorié. Nous avons…
- Un accès direct sur un backbone ? Oui, c’est forcément ça, s’enflamma le jeune homme.
- Exactement. Par contre, tu as raison à propos d’une chose : nous ne cherchons pas à améliorer la pédagogie actuelle. En fait, nous recrutons des gens exceptionnels -comme toi- dans un but bien précis : percer le mystère du cerveau humain. Le modéliser. On appelle ça : le Projet Esprit. Je suis persuadé que, toi particulièrement, tu entrevois les implications.
- Soigner ma mère, souffla Al’.
- Oui, peut-être, confirma Daniel.”
C’était… à peine croyable. Al’ réfléchissait à toute vitesse. Si c’était vrai… il n’osait pas vraiment s’autoriser à espérer. C’est la curiosité qui repris le pas sur tout le reste.
“- Et ces gens exceptionnels ? Vous en avez trouvez beaucoup ?
- En ce moment, à l’Institut, il n’y en a qu’un : Martin. Il est… il a une forme d’autisme très spéciale. A une autre époque, on aurait dit de lui que c’est un “idiot savant”. Pas très gentil, mais ça s’applique bien. Par contre, d’ici quelques jours, on aura un autre pensionnaire. Une jeune fille très particulière. Je suis persuadé qu’ensemble vous allez faire choses formidables.”