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Il y avait quelque chose d’étonnant, d’amusant et finalement de terriblement touchant à voir Lana ainsi… Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, pas loin de six mois maintenant, Lana avait le trac. Ce n’était pas dans ses habitudes : il faut dire qu’elle avait presque toujours quelques longueurs d’avance sur tout le monde du fait de sa “capacité spéciale”. Et le reste du temps, elle évitait de se mettre en avant. Mais aujourd’hui était un jour spécial.

A l’Institut, quand on voulait quelque chose, il suffisait bien souvent de demander. Et puis, après tout, Al’ était pressenti pour être le prochain directeur informatique, rien que ça. On lui avait accordé son après-midi (ainsi qu’à Lana). Et ensemble ils avaient commandé chez un traiteur un véritable festin pour six. Aujourd’hui, Lana rencontrait le clan Silva.

Elle était de taille à affronter les Clones et elle arriverait à percer le mutisme bienveillant de son père. Non… Si elle avait le trac, c’est parce qu’elle s’était mis en tête des objectifs bien particuliers. Elle espérait pouvoir lire dans les pensées de Madame Silva, passer son blocage verbal et lui donner l’occasion de communiquer (enfin) avec son fils.

Bien sûr, quelque part tout au fond de lui, Al’ partageait ses espérances. Mais son esprit cartésien prenait invariablement le pas pour le ramener à la réalité. La vie n’était pas un conte de fées, et même Lana ne pourrait rien contre les effets de l’isopropylacétamide. Même avec la meilleure volonté du monde, les choses pouvaient tourner très mal ; Al’ en avait fait l’expérience. Il pensait souvent à la petite Rachel, et il se disait que lui avait la chance d’avoir encore sa maman. Alors oui, il n’avait pas une maman tout à fait comme les autres, certes, mais il devait bien s’en contenter, et ma foi ce n’était pas si mal que ça. Le Docteur Laurenz disait que tout cela faisait partie de la phase de Marchandage, étape tout à fait normale dans le processus de deuil. Laurenz était charmante, intelligente et perspicace, mais Al’ n’arrivait pas à lui accorder un réel crédit. Pour lui, la psychologie n’était pas une science à part entière.

En quittant l’Institut en début d’après-midi, ils étaient arrivés assez tôt pour devancer aussi bien son père que ses frères. Même s’il ne croyait pas aux chances de réussite de Lana, il voulait tout de même lui laisser l’occasion d’essayer. Une fois l’aide à domicile partie, elle s’était assise auprès de la mère d’Al’.

“- Bonjour, Madame Silva. Je suis Lana, l’amie de votre fils. Voudriez-vous qu’on parle ?
- J'ai longtemps vécu seule, sans personne avec qui parler véritablement. Il t’a apprivoisé ?
- Votre fils ?... Oui, je pense qu’on peut dire ça. C’est vraiment un…
- Ca signifie créer des liens, la coupa Lidy Silva.
- Pardon ?... Eh bien, oui, nous avons un lien fort, c’est vrai. Elle glissa un regard vers Al’ pour éprouver la force de ce lien. Vraiment très fort…”

Il n’attendait que cela pour poser sa main sur son épaule. Quand ils se touchaient, tous les deux, des ‘choses’ passaient entre eux. Plus que des images mais pas tout à fait des pensées. C’était souvent déconcertant, mais aussi profondément rassurant : elle sentait littéralement le calme qui émanait d’Al’. Elle décida de continuer.

“Madame Silva, excusez-moi, je ne vous connais pas encore très bien. Je ne comprends pas tout ce que vous me dites.
- Le langage est source de malentendus, soupira Madame Silva.
- Eh bien, je suis bien placée pour être d’accord avec vous. Mais ça reste le meilleur moyen de communiquer, non ?
- Les mots sérieux sont sans importance, ils rendent malheureux. On n’entend bien qu'avec le coeur, expliqua-t-elle à une Lana très perplexe : cette phrase lui en rappelait une autre.
- Pourquoi parlez-vous toujours par énigme ?
- Je les résouds toutes, petite messagère !”

Lana était un peu déçue… Terriblement déçue, en fait. Elle aurait voulu offrir ça à Al’ un moyen d’entrer en contact avec ce qu’avait été sa mère, celle d’avant les expériences de l’Institut : sans les barrières verbales qui semblaient emprisonner ses pensées.

“- Petite messagère ? répéta Al’. Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais apparemment, elle t’aime bien. Ca me plait.
- Je suis désolée… Tu sais, elle pense exactement comme elle parle. C’est comme si c’était une sorte de langue étrangère de la pensée. Un peu comme…
- Comme moi ? Tu dis que je pense en Klingon.
- Eh bien oui. Exactement comme toi, en fait. Je voulais tellement pouvoir faire quelque chose !
- Mais ce n’est pas toujours possible. Et puis, vois le bon côté des choses : tu viens de me confirmer qu’elle et moi, on se ressemble bien plus que quiconque ne peut l’imaginer.”

Evidemment, il disait cela juste pour la rassurer. Etonnamment, ça marchait. Elle sentit un peu plus légère. Elle l’enlaça. Elle ne savait pas jusqu’où leur histoire irait mais elle ne regrettait rien, et elle espérait que cela durerait toujours ! Ou même plus, si possible…

Un grand fracas dans l’entrée la tira de ses pensées. “Humm, viens ! Il faut que je te présente mes frères : les Clones.”

Et la soirée sembla prendre un tour effréné. D’abord les présentations officielles, à ses frères, puis peu de temps après, à son père Dino. Il y eu quelques moments de flottement, vite comblés par un apéritif improvisé puis on passa à table. Le festin fut apprécié à sa juste valeur, et Lana savoura le contraste entre la cuisine raffinée du traiteur et le charme un peu passé de la vaisselle ordinaire des Silva. Elle se dit qu’elle avait sans doute oublié le plaisir de manger en famille.

Après quoi tout le monde vint s’installer dans le salon. Les Clones décrétèrent que malgré la nouveauté de la situation, c’était tout de même à eux de choisir le programme télé, au nom de la “tradition du Vendredi Soir”. Ils optèrent pour un vieux film en noir et blanc : “les Coucous de Midwich”. Étrangement, le film ramena à la mémoire de Lana des images de Robert Mitchum dans la “Nuit du Chasseur”. Ensuite, les jumeaux proposèrent de finir la soirée sur des jeux de société, mais Al’ préféra s’éclipser, attirant Lana dans sa chambre : ils avaient à parler.

“- Je serais bien rester jouer, déclara la jeune femme. Chez moi, on est pas très jeux de société…
- Cela m’aurait plu aussi ! Je crois que ça me manque… Mais ce n’est pas qu’une visite de courtoisie : ici, on peut parler sans risquer d’être écoutés. Tu as bien laissé ton téléphone dans le salon ?
- Oui. Le Guide peut vraiment se connecter sur n’importe quel téléphone pour espionner les conversations ?
- Pas que les conversations. Il peut capter les flux vidéos. Oui, il peut faire tout ça. Et ces dernières semaines, j’ai essayé d’établir le périmètres de ses capacités et de ses limitations. C’est assez… effrayant !
- Je l’ai senti. En toi. Mais le fait d’en parler de vive voix… ça le rend encore plus réel.
- Il a la capacité d’espionner à peu près tout le monde. Je lui ai demandé de retrouver la trace d’un de mes instits de primaire. Il a retrouvé sa trace en quelques instants, et en moins de trente secondes, il l’avait localisé précisément. Il était en mesure de lancer une écoute. Ca donne la chair de poule.”

Lana se blottit contre lui. Elle savait qu’il n’y avait pas de mot assez fort pour le rassurer, mais sa chaleur pouvait peut-être aider.

“- Je suis d’accord, mais Al’, qu’est-ce qu’on peut faire ? Il est mieux protégé que tout l’or de fort Knox.
- Je te confirme. J’y passe deux après-midi par semaine, le plus souvent avec Miller. J’essaye de chercher des failles. J’en trouverais une. Qui sait, peut-être une porte dérobée laissé par le Renard. Mais… ça prendra sûrement des années.
- C’est pour ça que tu as accepté le poste, pour le détruire de l’intérieur, conclut-elle.”

Ils restèrent immobiles, l’un contre dans l’autre, affalés sur son lit. Ca le fit sourire : jamais il n’avait sérieusement envisagé inviter une fille dans sa chambre. Et voilà que Lana était arrivée. Sa première petite amie. Il espérait qu’il n’allait pas tout faire foirer. Surtout qu’elle lisait dans les pensées : un truc extra mais à double tranchant. Certaines pensées devraient rester… des pensées. Il se demanda comment se passaient ses entretiens avec le Docteur Laurenz. Elle avait été, elle aussi, très affectée par le décès de Noa, et une thérapie pouvait aider... Il se disait surtout que l’Institut protégeait ses investissements. Alan aurait aimé pouvoir se recueillir quelque part, mais la famille de Noa avait fait rapatrier sa dépouille là-bas en Israël. Lana se serra un peu plus fort. Même si elle le comprenait pas son ‘Klingon’, elle sentait quand il avait des idées noires.

“- Ca va, je t’assure, essaya-t-il de plaider.
- Je sais… Ton père est très fier de toi. Il trouve que tu as beaucoup grandi.
- Mmm, ouais…
- Trop, même.
- Comment ça, trop ?
- Oui. Il aurait aimé qu’on dorme dans des chambres séparées, souffla Lana.
- Oh… Je vois, mais bon, à l’Institut…
- Oui, toi et moi, on le sait. Mais là, on est sous son toit. C’est une question…
- D’honneur. Oui, le pire c’est que tu as raison. C’est drôle, j’ai toujours cru que je comprenais mon père. Tu vois, tu avais raison : ton don m’a aidé à mieux comprendre mes parents !! Je ne sais pas comment te remercier… Et si ça peut vous rassurer, j’irais dormir sur le canapé.
- Ah, mais moi, je préfèrerais que tu restes avec moi ! Tiens, d’ailleurs tourne-toi.”

Al’ trouvait étonnant que Lana soit encore aussi timide, même ici, même maintenant. Le contraste avec Noa était frappant. Le souvenir le frappa de plein fouet. Bon sang, il n’arrivait pas à se faire à l’idée qu’elle était… morte. Et qu’elle laissait une petite fille. Et un mari.

Quelque chose… Il laissa son esprit errer librement quelques instants. En sortant nue de la douche, elle avait dit : “On apprend à oublier ça à l’armée.” Et à cet instant-là, ça collait parfaitement à son personnage de “guerrière”. Mais, et il l’ignorait alors, elle était aussi une femme mariée et une maman. Et d’un coup, ça collait beaucoup moins. La chambre pour deux, le resto, le slow… Non, décidément, avec le recul ça ne collait pas du tout. Elle avait cherché à le draguer ?? Ca semblait encore plus idiot…

Le Renard lui avait donné deux questions : il avait répondu à la première. Le Minotaure de l’Institut, c’était le Guide. Mais pourquoi les garder eux à l’Institut ? Dans quel but ? Il l’ignorait toujours. Pourquoi en garder trois par an à l’Institut ?

Martin ! Martin n’était pas comme les autres : l’isopropylacétamide avait eu un effet négatif sur lui. Il était un cas à part. Depuis le début, Al’ l’avait intégré dans ses réflexions. Mais… mais en le retirant, les choses prenaient un éclairage différent. La question devenait : pourquoi en garder deux à l’Institut ?

“- Antoine Berry, numéro seize. Sa fille, Rachel, il ne voulait pas qu’elle devienne soixante-dix-sept. Moi quarante-deux, Martin quarante. Noa était dix-sept. Elle m’a parlé de Valérie Quelque-Chose, quarante-et-un. Toi quarante-trois. Tu connais les numéros de Séraphine et Pascal ?
- Vingt-sept et vingt-huit, glissa-t-elle. Elle sentait son agitation. Tu veux en venir où ?
- Pascal te draguait quand on était fâchés ?
- Non, pas vraiment… Disons qu’il était…
- Ce n’est pas de la jalousie, expliqua-t-il. C’est important, je dois savoir.
- Eh bien oui. Mais je sais pas, il était pas très entreprenant non plus. Alors, tu veux en venir où ?
- La répartition. La parité. Tous les mecs ont un numéro pair et les nanas un numéro impair.
- Ah oui, effectivement, je n’avais pas remarqué. Et ?
- Pourquoi ils nous gardent à l’Institut ? Pour former des couples. Toi et moi. Noa et Antoine… et combien d’autres ?”

D’un coup, Lana avait la chair de poule. Il sous-entendait, non justement, il ne sous-entendait pas, il disait clairement que ce qu’ils vivaient tous les deux avait été prévu, attendu… programmé. C’était délirant. Enfin, non d’ailleurs, ce qu’il disait était cohérent mais, dans ce cas, cela remettait-il en question leurs sentiments ? Elle aurait préféré éluder la question, mais avec Al’, il ne fallait pas trop y compter.

“- Bon, mettons. J’ai du mal à y croire, mais mettons. Pourquoi ?
- Non, tu as du mal à l’accepter, ce n’est pas pareil. Pourquoi ? Souviens-toi quand on a dispersé les cendres du Renard. Ils ont noyé le poisson quand je leur ai demandé à quoi faisait référence leurs ‘générations’. C’est Noa qui m’avait dit que toi et moi nous faisions partie de la seconde génération. Je comprends maintenant. La première génération, c’est ceux qui ont été trouvé par le Guide. La seconde, c’est nous, ceux dont les parents ont été traités à l’isopropylacétamide. Mais comment aller plus loin, comment améliorer encore les résultats du projet Esprit ? En croisant les sujets de seconde génération. Ils veulent nos enfants à venir.”

Il avait raison. Gabriel était doué pour cacher ses pensées mais très tôt elle avait sentie qu’il voyait d’un bon oeil sa relation avec Al’. C’était clair maintenant. Aux yeux de l’Institut, elle n’était qu’une génitrice. Un ventre.

“- Comment on va faire pour les détruire ? Et ne me dis pas qu’il va falloir attendre des années !
- Je ne sais pas… À une époque, j’avais espéré trouver des preuves d’intrusion dans mon ordi. Mais même s’il y en a eu, elles ont été effacées avec une grande efficacité.
- Et tu n’avais pas fait de sauvegarde ? Bravo l’informaticien…”

Al’ était sans voix. Il avait effectivement effectué une sauvegarde. Une sauvegarde complète de son ordi, au cas où les Clones auraient détraqué son système. Il l’avait oublié. Et comme elle était archivée sur un disque dur externe qu’il avait pris soin de tenir loin des Clones, personne n’avait pu l’altérer. Si il y avait quelque chose à trouver, alors ça se trouvait forcément dans la sauvegarde.

“- Tu es un génie, clama-t-il en l’embrassant.
- Je sais, minauda-t-elle. Les vertus de l’isopropylacétamide, je présume… Tu m’expliques ?
- J’ai une sauvegarde. Il faut que je l’extrais, mais pas directement sur mon ordi, trop risqué. Il me faut une machine virtuelle déconnectée du réseau. Et encore, je pourrais sans doute pas la relancer, il doit y avoir une instruction de suicide pour ce genre de cas. Mais je vais faire comme les archéologues, je fais juste déplacer la poussière jusqu’à faire sortir les oeufs de vélociraptor.
- Tu es pas Indiana Jones, mon Apollon. Mais tu vas chercher quoi au juste dans ton ordi ?
- Bon, en fait, j’en sais rien. Mais je connais assez les ordis en général et le mien en particulier pour trouver ce qu’il y a en trop. Ca peut me prendre un peu de temps, bien sûr, mais je vais trouver.”

Et il s’attela aussitôt à la tâche. Lana glissa sa main sur sa nuque, créant ainsi le contact. Ses pensées étaient plus indéchiffrables que jamais : diagrammes, symboles, son esprit virevoltait, jonglait avec de nébuleux concepts. Tout en restant connecté à lui, elle chercha à prendre un peu de ‘distance’. Le flot de pensée d’Al’ semblait s’être séparé en plusieurs branches, comme un flux hydrographique complexe : un fleuve puissant au cours prévisible, d’où partaient plusieurs grandes rivières aux cheminements plus compliqués, et enfin des ruisseaux torturés. Les uns et les autres se rejoignaient parfois pour mieux se séparer plus tard. Si elle ne se trompait pas, l’esprit d’Al’ s’était adapté dans le but de résoudre le problème en cours. Problème qu’il avait assimilé, découpé, tronçonné et maintenant son cerveau travaillait en parallèle pour mieux en venir à bout. Même si elle n’était sans doute pas objective, n’empêche, ça restait quand même tout bonnement fabuleux. Bien sûr, personne à part elle ne pourrait jamais ‘voir’ un tel spectacle à l’oeuvre…

C’est le bruit de la vie qui la réveilla. Malgré ses bonnes intentions, elle s’était endormie. En écoutant attentivement, elle pouvait dire où se trouvait chacun : les jumeaux jouaient dans le salon sur leur console de jeux (cadeau de l’Institut), Madame Silva dans la cuisine préparait le petit déjeuner, et Monsieur Silva s’apprêtait à sortir pour chercher des croissants. Al’, quant à lui, était toujours devant l’ordi.

“Tu as dormi, au moins ?
- Tant pis pour mon père, mais ce que j’ai fais ici, je n’aurais pas pu le faire à l’Institut, expliqua-t-il, répondant à sa vraie question. Il y a trop de surveillance là-bas. Il faudra quand même trouver un moyen de continuer…
- Ne me fais pas languir : tu as trouvé quelque chose ? Mais elle sentait déjà que oui.
- Oui : un agent, un programme d’espionnage.
- Alors, on la tient notre preuve !
- Oh ça oui, mais ça ne nous mènera nul part, pas comme ça. Au mieux, ça serait une épine dans leur pied. Pas suffisant.
- Alors !? demanda-t-elle au bord de l’exaspération : il avait manifestement une bonne nouvelle.
- On peut en faire autre chose. Si je comprends comment ce programme fonctionne, je dois pouvoir le détourner. Avec un peu de chance et un peu de temps, ça pourrait devenir une arme !
- Une arme contre le Guide ?
- Exactement : le Renard faisait toc-toc à la porte avec ses petites attaques informatiques. Nous, on aura de quoi défoncer la porte !”
- Toi, tu as un plan !?”