Al’ n’arrivait pas à dormir. Ce qui était paradoxal - et le jeune homme en était très conscient - c’est que soir il était chez lui. Pas dans le dortoir anonyme de l’Institut, non. Il était chez ses parents, là où il avait grandit et passé son adolescence ainsi qu’une majeure partie de son enfance. Et pourtant, il n’arrivait pas à dormir.
D’une certaine façon, Lana lui manquait. A l’Institut, ils passaient beaucoup de temps ensemble. Et le soir, avant de réintégrer leur dortoir respectif, ils discutaient encore quelques heures, parfois en salle de repos ou à la cafétéria, voire même en salle réseau - où il tentait de lui donner des bases de culture vidéo-ludique.
Mais s’il n’arrivait pas à dormir, ce n’était pas seulement pour cela. Il osait à peine formuler l’évidence : l’Institut était devenu sa vraie demeure. Tout, là bas, était fait à sa mesure. Chacun le considérait pour ce qu’il était, sans pour autant en faire tout un plat. On mettait ses capacités au défi, et de toute sa vie, c’est ce qu’il avait toujours attendu. Il ne pouvait pas rêver de meilleur environnement pour s’épanouir. Et il les détestait pour ça.
Revenir quelques jours chez lui, il y avait songé, l’avait sans doute un peu idéalisé même. Mais ici, il n’était que le grand frère pénible, ou le fils trop malin. Sans doute mieux que rien, bien sûr, et pourtant… Oh, il avait passé une bonne journée, au demeurant. Le matin, ils étaient allé faire les courses - eh oui, il l’avait oublié, mais dans le monde réel, on faisait les courses. Les clones avaient passé leur temps à essayer de lui tirer les vers du nez. Pour les faire baver un peu, il leur avait montrer une photo de Noa. Ce qui avait eu pour effet de les rendre encore plus curieux… Le midi, ils étaient allé pique-niquer sur les bords de Marne.
Une fois tout le monde repu, son père avait sorti deux cannes à pêche. L’attention toucha le jeune homme. Ensemble, ils allèrent s’installer dans un coude de la rivière, histoire de taquiner le goujon. “- Ca va, là-bas ? - Oui, ça va” furent les seules paroles qu’ils échangèrent. Al’ le savait bien, leur histoire commune ne s’écrivaient pas avec des mots.
Pendant que son père rangeait les reliefs de leur repas, il alla jouer avec Boris et Hugo aux frisbee. Les jumeaux étaient à ce point synchronisés qu’il lui fallut jouer à son maximum pour ne pas paraître largué. Heureusement pour lui, il disposait encore d’un petit avantage physique, mais il sentait bien que cela ne durerait plus guère.
Souvent, son regard revenait sur sa mère. Elle était bien là, sans tout à fait y être. Elle arborait ce demi-sourire que la Joconde n’aurait pas renié. Elle était heureuse, sans doute, de voir tous ses hommes réunis autour d’elle. Sans doute… Lana ne s’était pas trompé sur ses motivations à participer au projet Esprit. S’il pouvait seulement rallumer l’étincelle dans ces yeux !
Le soir, ils étaient rentrés. Les garçons étaient excités, ses parents un peu las. Typique d’une belle journée qui avait un peu trop durée. Ils avaient mangés en parlant de ce qui avait changé. Al’ s’en était déjà rendu compte, bien sûr mais effectivement, l’argent de l’Institut avait apporté son petit lot d’amélioration. A commencer par une aide à domicile pour sa mère. Et pour une fois, les jumeaux Silva portaient des habits neufs, plutôt que les anciennes affaires d’Al’. Enfin - et étrangement cela le toucha aussi - son père avait offert une batterie de cuisine neuve à leur mère. Le reste de l’argent, son père l’avait placé.
Après, le repas, ils s’étaient installés, chacun à sa place - cela au moins n’avait pas changé. Et ensemble ils avaient regardé la télévision : une histoire de super-héros qui mettaient de côté leurs différends pour sauver la planète d'extra-terrestres belliqueux. Une journée bien chargée.
Mais il ne dormait toujours pas. Lana et l’Institut… Cette association d’idée le ramena à son ordinateur. “Recherche un logiciel espion” avait-elle dit. Pourquoi pas ? Trois quart d’heure plus tard, il avait la conviction que son ordinateur était nickel.
Quand l’écran s'éteignit, il remarqua la lumière qui filtrait sous la porte de sa chambre. A presque minuit ? C’était… étonnant. Il décida d’aller voir. Le couloir et le salon étaient dans l’ombre, mais plus loin, là…
Sa mère dans la cuisine étaient en train de préparer quelque chose. Il s’approcha pour la regarder faire.
“- Mon golfeur de l’espace ?
- Oui, c’est moi, Maman, souffla-t-il, un peu surpris qu’elle engage la conversation. Elle faisait référence à l’origine de son prénom : Alan Shepard, l’astronaute américain. Ce dernier, lors de l’alunissage d’Apollo 14, avait frappé deux balles, faisant de lui l’unique golfeur de l’espace.
- Tu es intelligent ? demanda-t-elle, inquiète.
- Oui, Maman. Enfin, il parait, oui.”
Satisfaite de la réponse, elle reprit ses activités. Les raisins secs et le kirsh firent supposer à Al’ que sa mère préparait un Kouglof. Elle oubliait peut-être parfois certaines choses, mais ses origines alsaciennes ne se démentaient pas.
“Tu sais, Maman, j’ai rencontré une fille… Enfin, plusieurs d’ailleurs, mais surtout une. Je crois que tu l’aimerais bien.
- Quand tu trouves un diamant qui n'est à personne, il est à toi.”
Al’ médita la réponse. Quelque part, c’était moins à côté de la plaque qu’on pouvait le croire.
“- Oui, c’est vrai. Mais c’est juste une amie, tu sais.
- Les gens n’ont plus d’amis, maintenant. Il faut du temps pour ça, et il n’existe pas de marchand d’amis.
- Oui, ça prend du temps, c’est vrai, confirma-t-il. Je ne sais même pas vraiment si on est amis. Mais on travaille ensemble. On piste même un dangereux pirate informatique. Tu aurais dû voir ça. On a même une garde du corps. C’est bizarre, non ?”
Mais cette fois, sa mère ne répondit pas. Elle était absorbée par ce qu’elle faisait.
“On nous a dit, après, que la mission était un succès. C’est le mentor de Lana qui nous a débriefé. Un drôle de type, l’air sévère, mais… zen, aussi. Et quand on lui a parler d’un technicien qu’on avait croisé, j’ai tout de suite vu qu’il tiltait. Il a même contacté son supérieur, M. Miller, aux États-Unis. Mais tu sais il y a du décalage horaire là-bas, c’était la nuit.
- C’est doux, la nuit, de regarder le ciel.
- Oui. Peut-être qu’il regardait le ciel lui aussi, parce qu’il ne dormait pas. On lui a répété tout ce qu’on avait déjà dit. Lana est persuadé qu’ils le connaissent. D’après elle, ça se voyait dans leurs silences.
- C’est comme dans le désert. Quelque chose y rayonne en silence.
- Tu es déjà allé dans le désert, toi ? Mais oui, Lana voit ces choses-là. Je ne sais pas comment elle fait. En tout cas, on les a bien aidé, ils savent de qui il s’agit maintenant. C’était marrant, de partager ça avec elle.
- Comme le secret du renard ?”
Là, il eu beau se creuser la tête, il ne voyait pas à quoi elle pouvait faire allusion. Il essaya d’accrocher son regard, mais elle était bien trop occupée à pétrir sa pâte.
“- En tout cas, on partage un secret c’est vrai. Elle doit souvent me trouver bizarre. Tu sais, je pensais trouver un programme espion dans mon ordinateur. Bien sûr, il n’y avait rien. Je me suis même demandé s’il quelqu’un avait fait le ménage dans mon ordi. Mais bon, dans la salle serveur où on en a parlé, personne ne pouvait nous entendre. Je ne sais pas quoi en penser…
- Elle t’embaume et elle t’éclaire ?
- Si elle… ? Disons que c’est enthousiasmant de discuter avec elle. Je ne me rappelle pas avoir eu d’amis avant.
- C'est triste d'oublier un ami. Tout le monde n'a pas eu un ami.
- Oui, c’est précieux, je le sais. Mais… enfin, c’est spécial. On est pas très nombreux. C’est une école pour les personnes qui ont des facilités.
- Elle est intelligente ?
- Oui, très.”
Ses parents avaient tout fait pour qu’Al’ puisse suivre les meilleurs cours, avec les meilleurs professeurs. Chez les Silva, on ne rigolait pas avec l’intelligence. Il y avait quelque chose de terriblement cruel, Al’ sentit son coeur se serrer.
“Mais toi aussi tu es intelligente, Maman.
- Les vaniteux n'entendent jamais que les louanges.
- Non, je suis sérieux ! insista-t-il.
- Les mots sérieux sont sans importance, ils rendent malheureux. C’est le renard qui avait raison : seuls les actes comptent et tu es intelligent.”
Là, elle commençait vraiment à déraper. Alors qu’il essayait de lui dire quelque chose. C’était injuste, ça l’était toujours ! Sauf si… Sauf si le “renard” représentait son père, peut-être.
“- Et le renard a dit quoi pour Hugo et Boris ? tenta Al’ un peu au hasard.
- Le renard n’en sait rien et puis il faut supporter deux ou trois chenilles si on veux connaître un papillon.”
Ça n’avait pas plus de sens. C’était juste… Il se sentait au bord des larmes. Il voulait simplement avoir une conversation avec sa mère, mais tout ce qu’il obtenait c’était des réponses aléatoires, générées par les soubresauts de la chimie défaillante de son cerveau.
“Maman, je t’en prie, aide-moi…
- Quand le renard est revenu, je savais qu’il disait la vérité. Car tu es intelligent.”
Revenu ? De qui parlait-elle ?
“- C’est Daniel Darcourt, le renard ? C’est ça ? demanda-t-il, mais elle contenta de hausser les épaules.
Il était perplexe. Sa mère, comme s’ils venaient de parler de la pluie et du beau temps, recouvrit sa pâte d’un linge pour la laisser reposer. Elle déposa un baiser sur le front de son fils et repartit se coucher. Al’ lui aurait été incapable de dormir ! Il échafaudait un plan, ou disons qu’il voulait vérifier une idée.
Il prit la clé de la cave. Enfant, c’était un lieu dont il avait peur. Aujourd’hui, ce qui le terrifiait, c’était tout autre chose. C’est dans un état second qu’il descendit les escaliers. Il n’avait pas mis les pieds ici depuis des lustres. Le bazar était pire qu’il ne l’aurait imaginé. Mais il savait ce qu’il cherchait, et il retrouva vite la grosse boite grise. A l’intérieur, des classeurs égrenaient les années. Il chercha l’année 1999, l’année de sa naissance. Il en sortit les fiches de paye.
Elles étaient contresignées par un certain Raphaël Rabineau. Cela ne lui disait rien. Mais l’entête, lui, ne laissait aucun doute : “International Neuroscience Research Institute”. Sa mère avait travaillé pour l’Institut.
Il était abasourdi. Comment était-il possible qu’il ignore ça ? Il resta un long moment, quasi-sonné. Il regarda les fiches. Outre cette impossible vérité, il y avait peut-être quelque chose à en tirer. Entre les codifications et les chiffres, on pouvait relire les faits. A sa naissance sa mère avait pris quatre mois de congé maternité. Mais en 2000 les arrêts maladies s’étaient multipliés. Puis ils s’étaient transformés en arrêt longue maladie.
Il connaissait la suite, mais pas forcément ce qui précédait. Il remonta les années précédentes. Les fiches remontaient jusqu’en 95, Octobre. Il cherchait s’il pouvait en apprendre plus. Mais le renard, ça devait être Darcourt, très probablement. Mais que pouvait-elle donc faire pour eux ? Il se reporta aux feuilles. Le profil de poste indiquait : “Employé administratif d'entreprise” pour les deux premières années puis ensuite : “Profession intermédiaire administrative”.
Il devait en parler à Lana. D’ailleurs, il pourrait lui dire qu’elle s’était trompée. L’Institut existait depuis au moins vingt-et-un ans, pas treize.
Il retourna dans sa chambre, l’esprit tout chamboulé. Sur l’écran de son ordinateur, une énigmatique série de chiffre semblait l’interpeller :
4 | 23 | 6 | 9 |
5 | 10 | 3 | 24 |
11 | 8 | 21 | 2 |
22 | 1 | 12 | 7 |