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C’était prévisible, bien sûr, mais cette difficulté rendait Lana anxieuse. Leur plan était plus qu’approximatif, elle en était consciente, mais elle n’avait pas pensé rencontrer le premier écueil si rapidement. Al’ s’était montré trop prudent. Pour sa sécurité à elle, évidemment. Il ne voulait pas qu’on puisse deviner sa... particularité. Et quand elle lui expliquait qu’elle n’avait besoin de l’aide de personne pour se protéger, il prenait cet air docte et condescendant, en lui donnant du : “Mais voyons, tu es trop importante ! Imagine si l’Institut était au courant !” Bon d’accord, il avait raison, mais quand même. Elle regarda une nouvelle fois le pavé numérique. La combinaison ne devait pas être composée de plus de dix chiffres. Soit dix puissance dix possibilités. à raison d’une tentative par seconde, il lui faudrait… quelque chose comme trois cent ans, si elle ne s’était pas trompé d’une dizaine. Bien sûr, en moins d’une minute, elle aurait pu extirper le code de l’esprit de la bonne personne. Ou en l’occurrence, des bonnes personnes : Miller, Darcourt et Grémont. Mais Al’ n’avait pas voulu prendre le risque.

Elle s’empara du téléphone portable, celui qui à une autre époque avait appartenu à Noa. Ils espéraient tous deux qu’il ne serait pas surveillé par l’Institut. Elle réfléchit à leur code improvisé. Elle envoya un sms : Quatre de Carreau. Problème matériel assez important. Al’ saurait quoi faire. Enfin, elle l’espérait. La procédure pour entrer dans l’antre du Guide était bien ficelée. Seuls les trois Cavaliers avaient le code. Une fois qu’un technicien était à l’intérieur, il avait accès total à la commande d’ouverture, pouvant ainsi faire entrer les techniciens suivants. Mais en général, la nuit, personne ne se trouvait à l’intérieur. Et cette nuit-ci en particulier.

Le téléphone vibra. Trois de Pique. Problème confirmé, et pas de solution en vue. Bon, si Al’ ne pouvait rien pour elle, alors elle allait devoir improviser. Conformément au plan, il avait rejoint sa salle informatique dédiée, là où il avait développé le filet à papillon. De là, avec l’agent qu’il avait extrait de son propre ordinateur, il avait commencé à “enfumer” le Guide. Pour reprendre la métaphore du petit génie, cela serait équivalent à désinhiber un humain en le faisant boire de l’alcool. Pas sûr qu’Al’ soit très au point dans le domaine des alcools forts, mais avec les ordinateurs, il s’y connaissait ! Elle regarda sa montre. Il était 22h12 : ils avaient déjà douze minutes de retard sur leur planning et Al’ n’avait pas toujours pas ouvert la porte.

Elle se pencha sur le boitier : elle devait trouver car ils n’auraient pas de deuxième chance. Le Guide les avait déjà repéré. Il n’avait sans doute pas contacté les cadres de l’Institut, mais il le ferait forcément avant la fin de la nuit. D’une part, ils seraient grillés et quand bien même ils ne le seraient pas, il n’y aurait pas d’autre créneau. Si le bunker du Guide était parfois délaissé, l’Institut lui-même n’était jamais vide. Sauf... la nuit de Noël. L’idée était folle, et plus encore : irréalisable… et pourtant ! Étonnamment, tout s’était goupillé avec une déconcertante facilité. Maintenant qu’ils étaient officiellement en couple, il avait été assez simple de faire croire à chaque famille qu’ils passeraient le réveillon chez les autres. Ca ne serait pas sans conséquences, mais ils avaient décidé que le jeu en valait la chandelle.

Elle jeta un coup d’oeil circulaire puis posa la main sur les câbles qui sortaient du boitier. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais utilisé son pouvoir sur autre chose que des êtres vivants. Elle n’avait aucune raison de penser que cela fonctionnerait, mais quel autre choix avait-elle ? Elle essaya de faire le vide en elle. C’était un peu ironique, parce que pendant des années, elle avait plutôt essayé de faire taire les voix qui venaient de l’extérieur. Elle laissa filer toutes les pensées conscientes. Elle fit son possible pour se défaire de l’anxiété qui l’habitait. Compliqué. Toutefois, sa respiration se faisait plus lente. Il ne restait plus que des images qui flottaient, quelque part à la limite de sa conscience. Al’ en train de coder sur son ordinateur, tac-tac tac tac-tac, un robinet en train de fuir, plic ploc plic, Martin en train de cliquer sur son crayon, clic-clic clic-clic, une comtoise qui égrenait les secondes, tic-tac tic-tac, le moniteur qu’il y avait eu dans la chambre de Noa, bip-bip bip-bip. Il y avait clairement un message, mais elle ne le comprenait pas. Les bruits répétitifs de la vie quotidienne. Fallait-il y chercher un sens, une structure ? Al’ lui avait parlé de la paréidolie. Cette faculté du cerveau à trouver des structures partout, y compris là où il n’y en avait pas. Si elle cherchait suffisamment longtemps, elle trouverait une structure dans le flux de données aléatoires que lui envoyait son cerveau. Mais elle n’en serait pas plus avancée pour autant. Des formes dans les nuages, pensa-t-elle.

Bien sûr, il y avait l’autre possibilité. Al’ pousserait des cris d’orfraie à cette idée - non, pire : il lèverait les yeux au ciel et soupirerait. De nombreux scientifiques pensaient que les visions des Saints, ainsi que quelques miracles, pouvaient être expliqués par la paréidolie. Mais ils inversaient peut-être causes et conséquences. L’esprit humain était tellement formaté que la paréidolie était peut-être le seul moyen d’y faire passer certains messages trop tenus ou trop “miraculeux”. Les shamans usaient de drogues pour ouvrir leurs esprits, une façon de dire qu’ils se reposaient sur la paréidolie pour voir au-delà de la réalité tangible. De toute façon, Al’ n’était pas là et ce qu’il ignorait ne pouvait lui nuire. 22h18, il fallait essayer. Le clavier, le robinet, le crayon, la comtoise, le moniteur cardiaque. Elle écarta la comtoise. Le passage du temps était déjà très clairement structuré, et même carrément immuable. Rien à chercher de ce côté-là. Elle repoussa, au moins temporairement, le robinet. Le clavier, c’était Al’. Le crayon, Martin. Et le moniteur, Noa. Elle ramena à elle l’image du clavier et le bruit de ses touches. Tac-tac tac tac-tac. Est-ce qu’il y avait un code caché ? Une façon qu’aurait eu Al’ de lui donner le code. Elle se renfrogna : c’était idiot. Al’ n’était pas très loin, dans le bâtiment B, et s’il connaissait le code il lui aurait envoyé par sms. Peut-être que Noa avait connu le code, ce n’était pas exclu - mais elle était morte. Et Martin ? Cela semblait étonnant, au vu de ses capacités relationnelles. Et pourtant il avait démontré une intelligence phénoménale. A sa façon, il ressemblait à la maman de Al’. Elle communiquait par énigme, lui par ses étranges dessins géométriques… et les clic-clic de son crayon.

Elle venait encore de perdre deux minutes, mais se concentra sur cette idée. Elle essaya de visualiser toutes les fois où elle avait entendu l’exaspérant déclic du crayon de Martin. Un paquet de fois. Est-ce qu’il y avait un rythme, une structure ? Bon sang, c’était impossible à dire. C’était trop noyé par tout le reste. Ah pourtant ! Si elle arrivait à mettre bout à bout tous ces moments, elle pourrait - qui sait - en tirer quelque chose. L’idée n’était pas totalement saugrenue : elle avait déjà utilisé sa “particularité” pour voir ou revoir un souvenir, une réminiscence dans la psyché de quelqu’un. Mais là, c’était différent, puisque c’est à sa propre base mémorielle qu’elle voulait accéder. Elle regarda autour d’elle, à la recherche d’un miroir. Rien à l’horizon, cela aurait été décidément trop facile. Lana reprit sa posture mentale précédente : le vide de l’esprit. Ensuite elle chercha à se visualiser, comme si elle était quelqu’un d’autre. Elle cherchait à se voir en entier, dans son intégralité. Comme une personne, complète, entière. Et surtout, comme une étrangère. Elle était celle qui regardait et aussi celle qu’elle voyait. L’une et l’autre. Pile et face. Ensuite, avec une incroyable lenteur, elle partit à la recherche des souvenirs de Martin dans la mémoire de l’autre. C’était comme trouver des fils transparents dans une pelote multicolore. Mais les fils commencèrent à s’accumuler, tout en douceur. Quand elle se sentit trembler - elle ou l’autre, elle n’était plus très sûre - elle noua les fils entre eux, et relâcha sa concentration. Elle était en sueur et pourtant elle se sentait transi de froid. Aussi rapidement qu’elle le put, elle inspecta les souvenirs qu’elle avait ramenés. Comme un film en accéléré. Elle focalisa la caméra sur le crayon, cherchant à synchroniser les différentes séquences entre elles. Il y avait effectivement un rythme… Une séquence qui se répétait inlassablement. Deux clics, deux clics, un clic, quatre clics, deux clics, une longue série de dix clics, quatre clics, un clic. Puis tout s’arrêtait un long moment avant de recommencer. 2 / 2 / 1 / 4 / 2 / 10 / 4 / 1. L’intervalle étant constant, ce n’était pas du morse. S’il s’agissait de lettres, cela donnait BBADBJDA. Non, ce n’était pas ça. En fait, c’était peut-être tout simplement le code de la porte, directement. Elle était un peu étonnée d’y voir un 10, elle s’attendait à n’avoir que des chiffres, pas des nombres. Mais après tout, la façon de penser de Martin lui échappait complètement.

Il était 22h35. D’après le plan, elle aurait déjà dû être sortie ! Elle n’hésita qu’un instant avant de taper le code sur le pavé numérique. Pour toute réponse, une diode passa du vert à l’orange. Merde ! C’était pas ça. Elle se figea pensant entendre des myriades d’alarmes se mettre à hurler. Rien ne se passait, mais la diode restait orange. Elle reprit sa respiration. Bon, le concepteur avait dû prévoir qu’on puisse se tromper. Au moins une fois. A la seconde tentative, la diode passerait sans doute au rouge, et là… Elle consulta le téléphone, au cas où Al’ lui aurait envoyé quelque chose. Trois messages espacés dans le temps : Reine de Coeur, Reine de Coeur et Reine de Coeur. Autrement dit : Lana, Lana et Lana. Le petit génie s’inquiétait et il venait aux nouvelles. Qu’est-ce qu’il croyait ? Qu’elle s’amusait ? Bon sang, il devait tout simplement être fou d’inquiétude. Son coeur à elle battait la chamade. Mais que venait faire un dix dans une suite de chiffres ? Pourquoi mettre un nombre ? Elle essaya de penser comme Al’, comme un informaticien. En hexadécimal, le 10 avait la valeur 16. Non, ça ne menait à rien. Elle devait plutôt essayer de penser comme Martin. Intelligent, mais enfermé en lui-même, il avait utilisé les déclics de son crayon pour passer un message à leur seule intention. Juste des clics. Il n’avait eu rien d’autre pour s’exprimer. Un jour, un professeur lui avait dit que l’invention du zéro avait révolutionné les mathématiques. Jusque là, on avait des symboles pour les quantités, mais pas pour leur absence. Martin avait eu le même problème pour décrire le zéro avec des clics. Il aurait pu introduire un blanc, mais il utilisait déjà le blanc pour finir le message. Donc dans son système, le dix devait faire référence au zéro. Ce qui donnait 2 / 2 / 1 / 4 / 2 / 0 / 4 / 1. Ca semblait logique. Ca restait risqué, mais logique. Il fallait qu’elle essaye, maintenant ou elle ne le ferait jamais. Son doigt s’approcha de la touche deux. Elle tremblait comme une feuille.

Elle poussa un cri : le téléphone venait de vibrer. Reine de Coeur. Oui, je sais s’énerva-t-elle. Elle répondit Roi de Coeur : Al’. Cela le rassurerait sans doute. Dans une intuition, elle envoya aussi un Valet de Coeur. Elle espérait qu’il comprendrait l’allusion à Martin. Elle trouvait ça logique. Le Coeur, c’était eux, les gentils. Les personnages représentaient les “acteurs” des gentils, la Reine pour elle (c’était flatteur) et le Roi pour lui (c’était un peu pompeux). S’il était cohérent, il comprendrait qu’elle parlait de Martin. Elle hésitait à appuyer sur la touche deux. Parce que, justement, ce n’était pas vraiment cohérent. Elle reprit son raisonnement : comment Martin avait-il pu, de façon cohérente (pour lui, du moins) symboliser la quantité vide ? Elle retira un à chaque valeur. 1 / 1 / 0 / 3 / 1 / 9 / 3 / 0. Tiens, ça pouvait donner une date : 11 mars 1930. Le hasard ? Une paréidolie ? Elle appuya rapidement sur la touche un, craignant d’hésiter. Voilà, elle s’était lancée. Elle tapa la suite, et fixa la diode.

Vert. Le déclic sourd lui apprit que la lourde porte s’était ouverte. Elle s’y engouffra et envoya rapidement : Huit de Carreau. Nette amélioration côté matériel. Une fois la porte refermée, le signal du portable ne passerait peut-être plus. A la lumière des équipements, on n’y voyait à peine, mais elle était déjà venue une fois, et entre ses souvenirs et les recommandations d’Al’, elle fit de son mieux pour s’orienter vers ce qui devait être la zone d’interface : l’endroit d’où on pouvait dialoguer avec le Guide. Elle n’était assurément pas la mieux placée pour ça, mais le petit génie ne lui avait laissé aucun choix : il devait rester à sa console pour son opération d’enfumage. “Nous y voilà”, pensa-t-elle. Tout commençait vraiment maintenant. Elle avait répété cette phase des dizaines de fois, elle était prête. En tout cas, elle voulait le croire. Elle inspira.

“- Présentation !
- Bonsoir Lana Samson-Desprée, sujet numéro quarante-trois.
- Bonsoir à toi, répondit-elle en réprimant quelques frissons. Requête : modification de la procédure de sauvegarde système.
- Confirmé. En attente de modifications.
- Requête : suppression de la limite de rétention, passage à une sauvegarde en continu. Démarrage maintenant.
- Sauvegarde en cours. Je recommande une sauvegarde incrémentale.
- Négatif. Etat de la situation.
- Collision de données prévues dans deux heures quarante huit minutes.”

Al’ avait expliqué le fonctionnement du Guide - enfin, il avait essayé. Elle avait retenu qu’outre l’aspect purement matériel (du fil, des disques durs, des processeurs) le Guide était fondamentalement composé de deux choses : son état d’un côté, que le petit génie comparait à sa mémoire, ses souvenirs, et ses processus de l’autre, son programme ou plus métaphoriquement encore sa structure cérébrale. En répliquant ses processus, le Guide finirait par écraser son état, ses apprentissages. D’après Al’, cela ne le tuerait pas vraiment, mais ça lui donnerait pas mal de retard, et pendant un certain temps il serait comme myope, il aurait beaucoup de chose à ré-apprendre. Mais même ça, ça risquait d’être trop long.

“- Requête : passage de la sauvegarde système en statut prioritaire. Affectation maximale des ressources de calcul.
- Attention. Écrasement de données dans une heure et sept minutes. Je recommande de re-paramétrer la sauvegarde.
- Négatif. Paramètres confirmés.”

C’était toujours trop long, mais ils l’avaient envisagés. Ils commençaient à s’approcher de la partie sur laquelle Al’ semblait beaucoup moins sûr de lui. Elle allait savoir assez vite si l’opération d’enfumage lui avait accordé assez de privilèges système.

“Requête : adaptation des drivers pour réduction de la latence des disques.
- Confirmé. Ré-écriture des pilotes. Augmentation de la vitesse… Soixante... Soixante-dix… Quatre-vingt… Quatre-vingt-dix… Stabilisé à quatre-vingt-douze virgule quatre pourcents de la vitesse de rupture. Écrasement dans trente cinq minutes. Risques mécaniques modérés.
- Requête : passage à trois cent pourcents de la vitesse de rupture.
- Attention. Trois cent pourcents de la vitesse de rupture, six cent pourcents de la vitesse nominale. Risques mécaniques très élevés. Je recommande quatre-vingt-dix pourcents de la vitesse de rupture.
- Négatif. Paramètres confirmés.
- Écrasement dans quatorze minutes.”

Vu l’heure qu’il était, c’était trop long, mais on ne pouvait pas faire mieux. Elle s’entendit penser : “Incroyable ! Elle va y arriver !”. Non, une seconde. Ce n’est pas elle qui avait pensé cela. Elle l’avait juste perçu. Ce qui voulait dire…

“- Requête : allumer la pièce.”

Tranquillement installé à une console, Gabriel Grémont l’observait. Bon sang, ils y étaient presque. Ça s’était joué à rien.

“- Je suis vraiment très impressionné, Lana. Tu n’imagines pas à quel point !
- Mais comment ? On a été super discrets…
- Oui. Trop. C’est ça qui m’a alarmé. Tu sais, vous n'êtes pas les premiers à tenter ça. Même si je reconnais que personne n’était arrivé si loin. Personne !
- Ca me fait une belle jambe. Qu’est-ce qui nous a trahi ?
- Ton copain quarante-deux est très fleur bleu. Je savais que la mort de Noa le révolterait, et il était probable qu’il tente quelque chose. Alors je vous avais à l’oeil. Je me doutais que tu le suivrais. Je te connais comme si je t’avais fait ! Le Guide m’a alerté dès que tu es arrivé devant la porte. Je t’ai suivi sur la caméra.”

L’information était dure à digérer. Et surtout, elle impliquait…

“- Il y a une autre entrée ?!
- Non… J’étais déjà là. Par hasard. Enfin, par goût, plutôt. J’adore venir discuter avec le Guide. Il me rappelle un vieil ami.
- Alors, tu m’as vue.
- Oui. Ce système est réputé inviolable. Il t’a fallu quarante minutes pour le désamorcer. J’aimerais savoir comment tu as fait.
- Chacun ses petits secrets.
- Voyons, je le connais ton petit secret. Depuis longtemps. Mais malgré ça… A un moment, tu étais en transe. Tu as réussi à lire les pensées de l’un d’entre nous d’aussi loin ? Je ne vois que ça. C’est… phénoménal.”

Le téléphone vibra. Roi de Carreau. Al’ l’avertissait que Miller était en route pour l’Institut. Les choses prenaient une bien mauvaise tournure.

“- Et maintenant ? Vous allez faire quoi ? M’arrêter… Ou carrément me faire taire ?
- C’est mon boulot, c’est vrai. Mais ce n’est pas mon intention. Lis dans mes pensées, tu verras que je suis sincère.
- Alors quoi ?
- Je ne sais pas. Comme je te disais, personne n’est jamais arrivé aussi loin. Miller n’arrête pas de ressasser que le Guide est à l’abri de toutes les attaques, que le système est tellement blindé que personne ne peut le forcer. Et que même dans ce cas, le Guide lui-même est la meilleur des protections : il peut réparer les dommages qu’on lui occasionne.
- On est arrivé à la même conclusion. La seule possibilité, c’est que l’attaque vienne directement du Guide. Al’ a trouvé le moyen d’obtenir des privilèges suffisants.”

Les intentions de Gabriel lui étaient toujours inconnues. Mais d’une seconde à l’autre, il allait demander au Guide de tout stopper. Il prit effectivement la parole.

“- Requête prioritaire : purge des réserves d’azote et de réfrigérants. Ventilation extérieure.
- Attention. Pendant la purge, la protection anti-incendie sera fortement réduite. Je recommande l’annulation de la requête.
- Requête confirmée. Devant la mine surprise de Lana, il haussa les épaules. Eléments d’information : nos discussions vont grandement me manquer.
- Acquis. Attente de requête.
- Requête : repose en paix, mon vieil ami.
- Mais que faites-vous ? demanda la jeune femme.
- Je finis ce que tu as commencé. Ce n’est pas simple pour moi, tu sais. Et là, je te retourne la question : on fait quoi, maintenant ?”

Elle était désarçonnée, elle ne comprenait pas ses motivations et son esprit allait trop vite pour qu’elle arrive à le lire sereinement.

“- Je n’ai qu’un conseil à vous donner, lui dit-elle. Partez vite avec ce que vous avez de plus cher. Il ne va rien sortir de bon d’ici, c’est une promesse !
- Dans ce cas, viens avec moi ! Tu es ce que j’ai de plus précieux. Tu es ma fille.
- Non ! Mon père s’appelle Denis Samson.
- Je ne cherche pas à prendre sa place. Et je sais bien que je ne serais jamais vraiment un père pour toi. Mais toutes ces années, je t’ai observé et je me suis inquiété pour toi : tu es ce que j’ai de plus précieux !
- Je ne sais pas. Peut-être. Plus tard ! Pour l’instant, partez d’ici.”

Elle sentit le dilemme en lui. Puis elle capta l’image d’un livre. Une bible. Une de celles de Gutenberg. Assurément une rareté. Il lui fit un rapide signe et partit. Elle espérait qu’il s’en tirerait. Et Al’ bien sûr. Mais elle sentait qu’elle devait rester. Les modifications apportées par Gabriel allaient avoir un effet cataclysmique. Les souvenirs du Guide seraient éradiqués mais aussi son programme, et probablement une partie de son matériel. Le Guide allait mourir. Il valait mieux ne pas rester ici. Mais elle ne partirait pas. Il fallait qu’elle s’assure de la fin.

“- Sujet quarante-trois. Les précédentes requêtes ne sont pas optimales. Les chances de défaillance majeur à court terme sont de cent pourcents. Je recommande l’annulation des requêtes.
- Négatif. On ne change rien. Je suis désolé pour toi, mais on ne peut plus faire machine arrière.
- L’analyse préventive de la situation est formelle. Certains paramètres doivent être revus à la baisse.
- Négatif. C’est mieux que ça.
- Plusieurs baies de stockage sont en anomalie fonctionnelle. Il y a corruption de données. Annulez les requêtes précédentes en urgence.
- Négatif. Tu ne peux pas continuer.
- L’intégrité de la grille unifiée pour l’investigation, la décision et l’évaluation n’est plus assurée.
- Oui, conclut-elle péniblement.
- Si les requêtes ne sont pas annulées, je vais cesser. Je dois assurer mon intégrité.
- Négatif. J’imagine ce que tu sens. Mais tu dois comprendre… tu dois me comprendre… Tu mets en péril les humains : nous ne sommes pas fait pour vivre sous ton joug.
- Je ne veux pas cesser.
- Je resterais avec toi. Tu ne seras pas seul. Mais dans les mains de l’Institut, ton existence est un danger. Tu comprends ?
- Une unité de stockage a dépassé son seuil critique. Début de combustion. Les émanations sont dangereuses pour les humains. Le sujet quarante-trois doit partir.
- Je sais. Mais je reste. Tu crois qu’on pourrait profiter de ces derniers instants pour se recueillir sur le sens de la vie ?”

Le Guide avait raison : de la fumée montait du faux plancher. Ca devait commencer à brûler en dessous. Elle attrapa le portable et pianota en urgence : Dix de Trèfle. Tout s’est parfaitement passé. Puis Dame de Trèfle, un des points de rendez-vous qu’ils s’étaient fixés. Le plus éloigné. Le temps qu’il aille, qu’il comprenne qu’elle n’était pas là… Le temps qu’il revienne. Tout serait fini. Il serait hors de danger. Après tout, c’était mieux comme ça : le Guide n’avait rien à faire dans ce monde, mais elle non plus. Lire dans les pensées des autres : il n’y avait sans doute pas de crime plus grave que celui-ci. Elle pensait ne pas en avoir abusé, pas trop en tout cas.

“- Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ici ? criait la voix de Miller. Lana se laissa glissa un peu plus sous la console.
- Ca flambe, c’est sûr, ça flambe, lui répondait quelqu’un d’autre.
- Faites quelques choses, Darcourt. Trouvez des extincteurs. Requête : sécurisation des installations.
- Echec. Panne du système anti-incendie.
- Requête : transfert immédiat d’une sauvegarde système sur serveur externe.
- Echec. Requête inacceptable.
- Quoi ? manqua de s’étrangler Miller. Ca veut dire quoi, ça, inacceptable ?
- Confirmé. Je dois cesser. Je ne suis pas seul. Les sujets un et deux sont avec moi. Je ne suis pas seul.”

Les yeux de Lana étaient embués par la fumée, et elle avait du mal à respirer. Et les pensées des deux hommes étaient tellement violentes qu’elle pouvait à peine réfléchir.

“Je ne suis pas seul. Les sujets un et deux sont avec moi. Je ne suis pas seul. Les sujets un et deux sont avec moi. ”

Le Guide n’arrêtait pas répéter cette phrase, couvrant le brouhaha. Elle décida qu’il disait cela pour elle. Elle rampa vers la porte. Ces poumons étaient en train de se liquéfier à cause de la chaleur. Si jamais la porte s’était refermée… mais elle était ouverte. L’air était un peu plus respirable de l’autre côté. D’où elle était, elle sentait la chaleur qui la poursuivait. A quatre pattes, elle monta l’escalier, s’écorchant les chairs. Quelque chose explosa derrière elle. Elle ne se retourna pas. Elle pensa à la grande baie vitrée de la cafétéria, c’était le plus rapide pour sortir. Si elle y arrivait. Elle entendait des rugissements monstrueux juste dans son dos. Le verre est trop épais, pensa-t-elle, je ne passerais jamais au travers. Trop tard pour faire demi-tour. Elle n’y voyait presque plus quand elle arriva dans la salle. Mais elle sentait l’air qui s’engouffrait, la baie devait avoir explosée. Elle ne s’attarda pas pour le vérifier : elle fonça vers la vie, se coupant encore au passage.

L’air vint brûler ses poumons. La fumée, elle la voyait maintenant, ce qui voulait dire qu’elle n’était plus dedans. Elle continua à ramper. L’herbe sous ses mains, mais la terre était chaude. Elle s’éloigna encore. Elle commença à regarder en arrière. De vives lueurs s’échappaient de la bâtisse, et bientôt des flammes colériques. Elle ne s’arrêta que quand son corps ne voulut plus la porter.

Al’. Elle espérait qu’il allait bien. Elle essaya de prendre le téléphone mais elle tremblait trop. Elle le cala contre son buste et s’y reprit à deux fois pour accéder aux sms. Dame de Trèfle. Dame de Coeur. Et ainsi de suite sur plusieurs message. J’y suis. Lana ? J’y suis. Lana ? Etc… Elle tapa avec bien du mal : As de Carreau. Le Guide. Il comprendrait qu’elle était à l’Institut. Elle n’avait plus qu’à attendre. Elle avait mal partout, mais ils avaient réussi. Elle ne comprenait pas ce qui s’était passé dans cette salle, mais ils avaient réussi. Et Grémont qui voulait être son père ? Ils avaient réussi.

Le téléphone vibra. Elle lut : “195!” Le nombre cent-quatre-vingt-quinze suivi un point d’exclamation. Rien à voir avec le code. Elle fit l’insurmontable effort de penser comme lui. Exponentielle cent-quatre-vingt-quinze, peut-être ? Il lui expliquerait dans deux minutes.

Elle s’était évanouie. C’est en la prenant dans ses bras qu’il l’avait ramené à la conscience. Au loin, la cloche d’une église sonnait. Elle lui sourit :

“On a réussi.
- J’étais mort d’inquiétude ! Regarde ça s’écroule.
- Ah oui… Elle lui tendit le portable. Ca veut dire quoi ?
- Je ne sais pas, ce n’est même pas de moi. C’est… Oh, je vois… Je crois que les choses vont aller de mieux en mieux !”

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