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La grosse berline noire fonçait vers le sud, nettement au-dessus de la limite légale. En toute logique, Al’ aurait dû réprouver. Par goût, autant que par principe, il s’opposait à ce cliché machiste de la grosse voiture polluante et tape-à-l’oeil et de son conducteur se croyant au-dessus des lois. Mais pour une fois, il avait choisi de faire une exception.

Peut-être parce que pour une fois, c’est lui qui se trouvait dans une telle voiture, mais plus certainement à cause du “conducteur se croyant au-dessus des lois”, en l’occurrence une conductrice : Noa. Et si Al’ faisait tout son possible pour regarder la route, qui défilait rapidement, il ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’oeil à leur pilote.

Bien plus âgée, presque vieille même puisqu’elle devait flirter avec les 30 ans, Noa était plus petite que lui. Mais chacun de ses gestes semblait emprunt d’une grâce et d’une fluidité particulièrement troublante. La danse classique, avait-elle expliquée. Noa était née en Israël et avait vécue toute son enfance et son adolescence, dans un Kibboutz, une communauté autogérée. Voyant qu’elle était douée pour la danse, le conseil de la collectivité avait débloqué les fonds pour faire venir un professeur. Elle aurait pu continuer sur cette voie, mais à l’adolescence, les réalités de ce monde particulier l’avait rattrapé. Elle n’en voyait plus alors que les conséquence d’un individualisme forcené qui allait jusqu’à l'idolâtrie. La jeune Noa, elle, voulait servir la communauté. A 18 ans, non sans crainte, elle avait toutefois quitté le Kibboutz pour rejoindre l’armée israélienne. Durant les 22 mois de son service militaire, elle avait découvert que le monde ne se limitait pas à sa petite colonie. Elle avait appris le maniement des armes et était devenue une pratiquante particulièrement efficace du Krav-maga, l’art martial israélien.

Du coup, Al’ voyait en elle un puma, gracieux et dangereux. Et il en était certain : elle dansait et se battait comme elle conduisait, tout en élégance. Elle semblait glisser sans heurt dans l’espace, sans jamais en briser l’harmonie. Depuis qu’il l’avait rencontrée - quoi, trois heures plus tôt - Noa n’avait pas dû laissé plus d’une minute de silence. Le jeune homme ne connaissait personne d’aussi volubile, mais ce n’était pas pour lui déplaire : il aurait pu l’écouter pendant des heures, ce qu’il faisait au demeurant.

Cela faisait maintenant une semaine qu’il était à l’Institut, et comme Lana l’avait prédit, il n’avait pas encore eu le temps de s’ennuyer. Il y avait les cours particuliers, les cours en commun où il rejoignait Martin et Lana, les projets (dans son cas robotique et informatique) et les tests pour le projet Esprit. Le temps qu’il lui restait, il l’occupait soit à jouer à des jeux vidéos, soit en compagnie et Lana (et parfois les deux). Il n’avait pas encore eu l’occasion de visiter la bibliothèque de l’Institut, mais il comptait bien profiter du week-end pour y remédier.

Mais Noa était passée par là. Ni l’un ni l’autre ne la connaissait, mais elle vint les accoster à la cafétéria où ils prenaient leur petit déjeuner, réfléchissant ensemble à la meilleure façon d’occuper leur Samedi. Comme Daniel l’avait dit à Al’, l’Institut ne dormait jamais et ne connaissait pas de jour de repos. Néanmoins, tout y était un peu plus calme, un peu plus lent le week-end. Le personnel était plus clairsemé aussi. Il y avait bien assez de places libres pour que Noa s’installe où elle le voulait, mais c’est à leur table qu’elle était venue.

“Salut les petits génies. Je suis Noa, votre nounou pour la journée. Ça vous dit qu’on mette les voiles ? J’ai une surprise pour vous…”

Et c’est comme ça qu’ils étaient partis de l’Institut. Ils avaient joués à Shifumi pour savoir qui montrait à l’avant le premier, et Al’ avait perdu mais Lana lui avait néanmoins cédé la place. Cela étonna profondément le jeune homme, mais il préféra ne pas s'appesantir sur la question : “A cheval donné, on ne compte pas les dents”, disait le dicton.

Noa avait profité de l’intimité de l’habitacle pour leur parler de son enfance, de sa vie, de la danse, de son travail pour l’Institut et de milles autres choses encore. Elle semblait avoir toujours quelque chose à dire, et chaque sujet en amenait deux autres.

“Bon. Je pense qu’on est assez loin maintenant pour que je vous en dise plus sur votre surprise. Vous ne croyez pas ?
- Si, si ! réagit aussitôt Al’ alors que Lana, à l'arrière, restait toujours muette.
- Alors tenez-vous bien, mes petits génies : je vous emmène à la DreamHack.
- Excellent !! Ça fait un moment que j’essaye d’y aller. Ça va être énorme ! Youhou…
- Je me disais bien que ça vous plairait.
- Ah oui, confirma Al’.
- Moi je ne sais pas si ça me plaît, se renfrogna la jeune fille, je sais même pas ce que c’est votre DreamMachin, là.
- Tu vas adorer ! C’est sûr. C’est une méga LAN-party ! Et il y a des compétitions de e-sport. Et aussi des expos. Avec des nouveautés des constructeurs. Et puis des ateliers. Même un marathon dev !
- Tu vas trop vite, Al’, je comprends rien à ce que tu racontes. Calme-toi et fais au moins semblant de m’expliquer tranquillement… Surtout si tu veux que ça me plaise.
- Ah oui, pardon… Je m’emporte. C’est une sorte, disons de festival. Autour de l’informatique et des jeux vidéos, et aussi un peu des nouvelles technologie, même si c’est plutôt…
- Calmement, Al’, le reprit la jeune fille.
- Oui, pardon. Donc, oui, plein de joueurs, un paquet de nouveauté qu’on peut parfois tester, et aussi des ateliers. J’y suis jamais allé, question de budget, mais l’an dernier j’avais réussi à me faire inviter pour co-animer un atelier sur les algorithmes génétiques.
- Les quoi ?? Attends, peu importe, en fait. Tu étais invité, pourquoi tu n’y es pas allé dans ce cas ?
- Euh, je… balbutia l’adolescent. J’ai eu… un souci familial, en fait.
- Oh, lâcha Lana qui voyait tout à fait.”

Al’ s’était refermé comme une huître, voire même comme une huître qui aurait vu un citron. Elle s’en voulu aussitôt d’avoir douché l’enthousiasme du jeune homme. Certes il était un peu agaçant avec ses loufoqueries, mais lui au moins il était vivant, il avait envie de faire des choses. A vrai dire, elle ne savait pas trop pourquoi elle lui en voulait, mais c’était forcément puéril. Elle décida de… Elle ne savait pas trop quoi faire, mais en tout cas, elle voulait lui tendre la main.

“Ben, en tout cas, cette année tu vas y être. C’est plutôt cool. Et tu pourras me faire découvrir tout ça !
- Elle a raison, enchéri Noa en s’engageant sur une aire d’autoroute. D’ailleurs, continuez comme ça, parce qu’après je vais devoir pour parler d’un truc un peu moins réjouissant.”

Ce qui plongea les deux adolescents dans la perplexité. Ils attendirent qu’elle sorte faire le plein du véhicule pour rompre le silence.

“Tu sais, Al’, je suis vraiment désolée pour ta maman. Elle est malade, c’est ça ?
- Je… Oui. C’est un peu compliqué, mais oui. C’est Darcourt, Daniel je veux dire, qui t’en a parlé ?
- En fait, j’ai entendu un bout de conversation qui m’était pas destinée… Excuse-moi si je t’ai mis mal à l’aise.
- Non, ça va. Je suis habitué. En tout cas, je devrais l’être. Peu importe. Le jeune homme se dévissa le cou pour s’assurer que Noa était loin, avant d’ajouter : tu sais quand on sera là-bas, j’aimerais te parler d’un truc. Mais pas devant quelqu’un de l’Institut.
- Eh bien, oui, d’accord. Je crois que c’est une bonne idée. En fait, elle est même excellente.
- Tu m’y feras penser, hein ? Au fait, tu veux pas qu’on échange nos places ? On avait dit qu’on changerait, alors…
- Non, non, merci. Je suis mieux ici de toute façon. Je me demande juste ce que la Miss veut nous dire. J’ai pas trop compris…
- On va pas tarder à le savoir, elle arrive.”

Noa se glissa dans l’habitacle comme une panthère sur son terrain de chasse.

“- Voilà, on est reparti mes petits génies. Je vous ai pas trop manqué, j’espère ?
- Si, lança Lana avant qu’Al’ n’ai eu le temps de réagir. En fait, on est un peu curieux.
- Ça se comprend. Alors je vais aller à l’essentiel. On ne va pas à la DreamHack que pour le plaisir. Rassure-toi Al’, tu pourras aussi t’amuser un peu. Mais nous avons une mission. Et… c’est aussi un test, je crois. Bon, les cadres de l’Institut pensent que vous êtes vraiment des petits génies. Al’, ton intelligence crève le plafond et tu es surdoué en ce qui concerne les ordinateurs. Lana, tes capacités d’observation et d’analyse défient nos tests, mais ils sont persuadés qu’elles sont hors-normes. Et encore, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.
- C’est à dire ? demanda l’adolescent.
- Je ne sais pas exactement. Je n’ai pas accès à tous les détails. Mais ce n’est pas vraiment important. Ce qui l’est, par contre…
- Si, réagit Lana, pendant qu’Al’ acquiesçait discrètement. Si : c’est important pour nous.”

Noa coula un regard vers le rétroviseur pour essayer de capter le regard de la jeune fille. Lana était la plus jeune, et jusqu’ici, elle avait été la plus discrète. Gabriel Grémont l’avait pourtant mise en garde contre les capacités de la jeune fille. Mais, d’une façon ou d’une autre, elle l’avait sous-estimée. Après tout, le peu qu’elle savait, elle pouvait le partager.

“- Comme je l’ai dis, je n’ai pas accès aux détails. Mais je peux tout de même vous dire ça. Par où commencer ? Dans les années 50, Julian Rotter, un psychologue, a identifié ce qu’il allait appeler le Locus de contrôle. C’est devenu un concept fort en psychologie. Cela définit la perception que chacun de nous peut avoir de son influence sur sa réussite. Dis comme ça… Hum, concrètement, les Locus de contrôle externes pensent que leurs échecs et leur réussite sont dû à des phénomènes externes. Comme Dieu, la Chance ou le Destin. Les Locus de contrôle internes sont persuadés que tout ce qui leur arrive dépend d’eux. Leur intelligence, leur attitude et/ou leur investissement. Les externes sont plus facilement défaitistes. Alors que les internes vont plus de l’avant, mais ont tendance à vouloir tout contrôler. Et suivant les domaines, on peut être un peu des deux à la fois. Vous comprenez ce que je veux dire ? Elle essaya de scruter leur visage. Non, vous ne comprenez pas vraiment. Et pour cause. Vous semblez ne pas avoir de Locus de contrôle. C’est pour ça que vous êtes dans le projet Esprit. C’est rarissime, vous savez. Martin est sans doute comme vous, mais avec lui, on n’est sûr de rien. Depuis que le projet existe, on n’en a trouvé qu’une quarantaine comme vous. Dans le monde, je veux dire.”

Les deux jeunes gens étaient abasourdis. Noa se dit que décidément elle n’était pas la meilleure nounou qui soit. Elle aurait dû garder ses révélations pour le voyage de retour. Elle décida d'enchaîner.

“Bon, on reparlera de ça plus tard. D’autant que ça n’a pas d’impact sur notre mission. Donc pensons court terme si vous le voulez bien. Oui ? Elle attendit quelques secondes avant de continuer. Oui. La mission. L’Institut est discret, mais ça ne l’empêche pas d’avoir des détracteurs. Dans chaque pays, il y a des gens au courant. Des sénateurs, des décideurs, des éminences grises. Et dans le lot, des contestataires. C’est normal, et l’Institut a une cellule qui s’en charge. Ça, c’est le cas général. Et il y a un cas particulier. Il se fait appeler l’Ennemi. C’est un pirate informatique. Très doué.”

Noa laissa quelques secondes aux gamins pour ingurgiter tout ça. Merde, ils sont si jeunes, se dit-elle. Mais ce n’est pas elle qui les avait embarqués dans tout ça, elle ne faisait que son job.

“Ce type profite des concentration d’ordinateurs - comme les LAN party - pour lancer des attaques coordonnées et sophistiquées sur les serveurs de l’Institut. Sans succès jusqu’à maintenant, mais nous pensons qu’il existe un risque léger mais non nul. Et nous…
- Quel est son but ? L’interrompit Al’. Pourquoi ces attaques ? Voler des informations, vous empêcher de travailler ? Ou vous nuire en détruisant vos données ?
- Vol d’information, en toute logique. Les données de l’Institut disposent d’un système de sauvegarde pérenne, donc nous sommes à l’abri des destructions.
- Pourquoi nous ? voulut savoir Lana.
- C’est justement un test pour savoir si vous avez bien votre place dans le projet. Mais l’Ennemi est aussi une vraie épine dans le pied de l’Institut. Nous avons déjà essayer de l’appréhender ou de le stopper… Mais il est malin. Les cadres de l’Institut eux-même se sont déplacés, mais il les a repéré, et a différé ses attaques. On a envoyé des enquêteurs conventionnels, et là c’est eux qui n’ont rien repérés, mais les attaques ont eu lieu… Et maintenant vous. Vous aurez peut-être plus de chance, ou qui sait, le talent ? Si vous pensez avoir quelque chose, vous me bipez, et moi je me charge de lui.
- On vous bipe ? Vous ne serez pas avec nous ?
- Je ne serais jamais très loin. Mais dans un festival vidéo-ludique, je suis plus repérable que deux ados...
- Et on cherche quoi ? demanda Lana.
- Je l’ignore, j’imagine que vous le saurez quand vous le trouverez. Et cette réponse ne me plaît pas plus à moi qu’à vous.”

Al’ était devenu silencieux, le regard fixant la route. Lana posa à Noa toutes les questions qu’elle avait en tête, mais leur nounou ne disposait guère d’autres éléments. Elle leur assura qu’ils ne couraient aucun danger, mais elle n’avait pas l’air tout à fait sereine quand elle les déposa devant l’entrée du festival.

Lana guida le jeune homme - perdu dans ses pensées - à l’intérieur.

“- Al’ ? Al’ ! Tu voulais me dire quelque chose…
- Je me demande comment on va trouver ce type, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin.
- Ouais, sans doute. Mais tu voulais me parler d’autre chose, tu sais, mais pas devant elle.
- Ah oui, oui. Écoute, tu vas te dire que je suis parano, mais je pense que l’Institut nous espionne. Toi et moi. Et peut-être même depuis assez longtemps.
- Je sais. Il faut qu’on parle.”

Dans le hall, une reproduction grandeur nature de Dark Vador les invitait à entrer.