Institut International de la Recherche en Neurosciences. Bâtiment B. Quatrième étage. Salle numéro deux.
Au long de toutes ces années, Gabriel avait pris l’habitude de venir se recueillir dans cette pièce. Déjà parce que le lieu lui plaisait. Blanc, immaculé même. Température et hygrométrie contrôlées. Jusqu’à la pression qui avait été savamment étudiée pour repousser les particules venant de l’extérieur. Ce lieu en vérité était un écrin, et en son centre, bien à l’abri dans une vitrine, y reposait un bijou. Bien sûr. Un tel luxe, un tel contrôle de l’environnement, ce n’était pas pour le confort des humains. Les humains n’avaient rien d’exceptionnels : on en trouvait à tous les coins de rue, bien plus que nécessaire même. Mais ce qui se trouvait ici, par contre, était rare. Un Livre !
Le plus crasse des néophytes aurait tout de suite remarqué que le livre qui trônait en ce lieu était très particulier. Mais seuls les plus férus savaient qu’il avait parcouru plus de cinq siècles. Car, soyons honnêtes, il va des livres comme des humains : il en existe des quantités à peine imaginables. Fort peu sortent du lot.
A sa façon, l’Institut aussi était un écrin, et Gabriel venait méditer ici en se demandant quand apparaîtrait un vrai “bijou”. C’était surtout quand il doutait qu’il s’échappait ici, laissant la réalité du Livre lui montrer que parfois certaines choses en venaient à transcender leur nature et à émerger de la masse.
Même s’il croyait fermement, viscéralement, à sa mission (avait-il un autre choix ?), il lui arrivait de perdre la “foi”, de tout remettre en cause, à commencer par lui. Il avait bien changé depuis le début. Il avait perdu son allure de biker, optant pour le complet gris de rigueur. Au fil des ans, il avait même rogné sur sa crinière. Il n’en restait qu’un pâle reflet, retenu par un catogan. Et dire que tout le monde ici le considérait comme un original, presque un rebelle…
C’était peut-être ça, le problème après tout : il avait trop changé, et les fantômes de son passé venaient le hanter, lui susurrant des suppliques amères. “Tout cela en valait-il le coup ?” Contre les spectres, il s’armait de gants blancs, égalisait la pression dans la vitrine puis touchait le Livre. Il le feuilletait. Son latin était rouillé depuis fort longtemps, mais peu importait la prose. Le poids de l’ouvrage, la texture de ses pages, la beauté de ses enluminures. Et cinq siècles derrière eux. Oui, forcément, tout cela en valait la peine. Aujourd’hui plus que jamais. Le “bijou” était sorti de sa gangue de terre.
Et cette fois, ce n’était pas l’incertitude qui avait guidé ses pas jusqu’ici. Bien au contraire ! Il craignait que sa précipitation ne gâche tout. Il avait besoin de se réfréner, prendre un peu de recul. Et pour laisser le flot de l’excitation passer, cet endroit en valait beaucoup d’autres.
Quand il entendit le sas s’ouvrir derrière lui, il se dit que cela faisait déjà bien longtemps que ses collègues connaissaient son penchant pour ce lieu. Décidément pas la bonne cachette. Il reposa le volume dans la vitrine et se retourna. Daniel Darcourt. Qui d’autre ? Ces derniers jours, il se pavanait dans l’Institut. Fier - à juste titre - de sa dernière prise.
- Alors Gaby, qu’est-ce que tu viens faire ici ? Une petite baisse de régime ? lâcha-t-il.
Gabriel préféra ne pas relever le ton condescendant - Laissons-le faire son petit coq, s’il y tient. Il prit néanmoins le temps d’enlever les gants blancs et les jeter dans une boîte hermétique. Le Livre, voilà ce qui devait être protégé à tout prix. Qui plus est, cela rendait Darcourt mal à l'aise.
- A ce qu'il paraît, ton protégé serait un vrai surdoué ? demanda Gabriel, sachant très bien comment gérer son confrère.
- C’est peu de le dire. Tu verrais ça… Avant mettre d’avoir mis un pied ici, il avait mis en évidence une faille de sécurité. Il est vraiment incroyable !
- Une faille ? Gabriel se montrait sceptique, mais si c’était vrai il était prêt à reconnaître l’importance de l'évènement.
- Mais oui, et c’est en fait assez simple : notre débit internet officiel est ridiculement bas pour une structure de notre acabit. Le problème sera bientôt réglé, ajouta-t-il, faussement modeste.
- Je vois, ça explique la livraison de nouveaux serveurs, je suppose. Effectivement, c’est impressionnant, admit-il. Mais il ne pouvait pas concéder la victoire aussi facilement. Il ajouta : Michel est au courant ?
La question se heurta à un mur. Gabriel savait très bien que son collègue était toujours mal à l’aise quand il prenait des initiatives. Malgré tout le chemin parcouru, il avait peur d’être jugé. Pathétique, pensa Gabriel.
De fait, Darcourt préféra esquiver : - Et toi, ta Lana ? On me dit que tu n’en pas tiré grand chose ? A la fois, je me demande bien à quoi tu pouvais t’attendre…
- Il faut croire que tu as raison. Ce qui est sûr c’est que les tests sont non-concluants. J’ai fait organisé une expérience de Milgram, spécialement pour elle.
- Soumission à l’autorité ? Je n’en vois guère l’intérêt, en tout cas pas à ce stade. Et alors ? Elle s’est arrêté à combien ?
- 360 volts.
- Ce qui n’apporte pas grand chose, c’est pile dans la moyenne, lâcha Darcourt.
Gabriel ne pouvait pas s’empêcher de sourire, il sentait l’excitation s’insinuer en lui.
- C’est bien mieux que ça : c’est très précisément la moyenne !
- Oui, si tu veux. Donc le test n’est pas concluant. Mais à quoi pouvais-tu t’attendre ? Cette fille n’a jamais été mise en avant par le Guide.
- Eh bien, lança Gabriel, jubilant presque, peut-être que le Guide se trompe : 360 volts, la moyenne très exactement. Pour moi, c’est très concluant : ça prouve qu’elle a déjoué le test.
- Impossible, Milgram, c’est une expérience en aveugle. Personne ne peut… Attends : c’est pour ça que tu as choisi cette expérience en particulier, tu espérais précisément ce résultat. Mais comment ? On m’a dit qu’elle avait rencontré le Guide et qu’il ne s’est même pas arrêté sur elle… Darcourt était perplexe.
- C’est vrai, j’ai présenté Lana au Guide, et là non plus, les résultats ne sont pas concluants. Mais je suis persuadé que nous avons affaire à une Anomalie. Et si douée même qu’elle arrive à fausser nos tests. A tromper le Guide. Et à ce propos, tu attends quoi pour lui présenter ton sujet ?
Gabriel avait l’impression de voir les rouages tourner à toute vitesse dans l’esprit de Darcourt. Dans quelques secondes, il allait le traiter d’hérétique, ou quelque chose dans le genre.
- Personne, absolument personne ne trompe le Guide. Certes, mon sujet est brillant, mais je sais bien que ce n’est pas une Anomalie. A la seconde génération, les statistiques sont inférieures à 3,2%. Tu le sais aussi bien que moi ! D’après le Guide, une Anomalie apparaîtra…
- … entre la quatrième et la cinquième génération, oui, je le sais. Mais, 3% ça reste plus que raisonnable. Et puis, tu sais, les statistiques…
Darcourt était abasourdi. Est-ce que l’autre cherchait à se payer sa tête ?
- Enfin, Gabriel. Tu ne peux pas être sérieux. Cette gamine n’est même pas en haut de la liste. Même pas dans la première moitié. C’est insensé. Mais il voyait bien que l’autre n’en démordrait pas. Très vite, il changea de tactique : admettons que tu aies raison, tu en as parlé à Michel ?
- Il est encore au Japon, comme tu le sais. Je ne veux pas lui donner de faux espoirs (au cas où je me tromperais). Je pensais plutôt tester ses capacités sur le terrain.
- Humm, tu penses à quoi ?
- Une mise en pratique. Connectes-toi sur la salle A - 1 - 1. Et tu auras une petite idée de ce que je veux dire.
Quelques instants plus tard, sur l’écran du téléphone de Darcourt, on pouvait voir la salle de repos du bâtiment A. Et dans un coin, leur deux protégés en train de discuter.
Al’ n’était jamais très à l’aise avec des inconnus, indépendamment de leur sexe. Enfin si, d’ailleurs : il était encore moins à l’aise avec des inconnues. Réaction au demeurant très logique, et qui tirait son origine de la génétique. L’humanité en tant qu’espèce ne devant sa survie qu’à son instinct de reproduction, l’attraction homme-femme était de fait une nécessité physiologique, un impératif. Et même si lui n’avait pas d’arrière-pensée, Al’ craignait toujours que son interlocutrice puisse néanmoins l’imaginer… En fin de compte, même s’il comprenait parfaitement les raison de son malaise, cela ne l’aidait pas pour autant à le dissiper.
Mais cette fille là semblait différente. Déjà, par son côté… paisible, disons. Là, où certaines enchaînaient 50 questions à la minute (sans écouter les réponses), Lana prenait son temps et elle donnait l’impression de vraiment entendre ce qu’on lui disait. Et enfin, elle n’était pas curieuse, ou en tout cas elle n’était pas dévorée par cette curiosité maladive qu’il pressentait chez bon nombre de filles. D’une certaine façon, c’était reposant de parler avec elle.
En l’espace d’une demi-heure, elle avait déjà réussi à lui faire parler de sa passion pour les ordinateurs et les jeux vidéos.
Il s’autorisa même une confidence :“- Tu sais ce qui me manque le plus ici, c’est mon ordinateur. Alors je sais bien que c’est que du matériel, mais je l’ai optimisé, c’est du sur-mesure. Le hardware n’a rien d’exceptionnel, mais j’ai un noyau linux dont j’ai bidouillé le code. Et comme parfois ma famille l’utilise j’ai ajouté une couche d’émulation qui supporte la plupart des services windows. Comme ça, tout le monde s’y retrouve !
- J’ai pas saisis grand-chose à la partie technique, mais si je comprends bien il peut faire du windows pour ta famille, en mode cool, et en parallèle tu as une version plus rapide mais plus complexe à utiliser, pour toi. C’est ça ? résuma-t-elle
- Euh, en fait c’est… Oui, c’est assez ça, oui.
- Tu sais, moi je croyais que ce qui me manquerait le plus, ça serait ma chambre. Tu sais mes posters de Robert Pattinson et tout ça, quoi… Et mes bouquins aussi. Mais en fait, ils ont une bonne bibliothèque ici. Et puis d’ailleurs, c’est tellement étrange ici, tellement dépaysant que j’ai pas encore eu le temps de m’ennuyer. Tu verras ce que je veux dire quand tu commenceras les cours !”
L’homme au complet gris - il s’appelle Daniel Darcourt, se corrigea-t-il - lui avait effectivement dit qu’il aurait des cours de physiques, mathématiques, langues… Tout son cursus habituel, mais en version cours particuliers. Il était impatient de voir ça.
“Peut-être qu’on aura des cours en commun, reprit la jeune fille. J’en ai suivi en même temps que Martin. C’est un… Je sais pas comment dire, en fait. Il parle pas du tout. Mais il dessine, des formes géométriques. Mais il faudrait lui donner un feutre car il arrête pas de faire clic-clic avec son crayon. Il se rend sans doute pas compte, mais à la longue, ça peut taper sur les nerfs. Enfin, je devrais pas dire ça… C’est pas de sa faute.
- Oui, il a des troubles du spectre autistique, confirma Al’
- Je connaissais pas le nom… Mais attends, tu ne l’as pas encore rencontré !
- Euh oui, Daniel m’en a parlé et j’ai quelques notions dans le domaine des maladies mentales. Le sujet m’intéresse. Moins que les ordinateurs, mais…”
La jeune fille sentit que le terrain était glissant. Elle préféra changer de sujet.
“- Ça te dirait de faire une partie d’échecs ? J’ai cru voir un plateau traîner dans le coin. Je joue depuis peu mais je suis plutôt bonne, lança-t-elle.
-Je… j’en doute pas. Mais je suis pas très fan. Je préfère les jeux collaboratifs, c’est plus sympa. Les échecs, il y en a toujours un de déçu à la fin.” Al’ oublia de mentionner que c’était presque toujours son adversaire qui était déçu. “C’est dommage, j’ai un super jeu de cartes dans ce genre : NetHacker. Mais je l’ai laissé chez moi.
- Humm, connais pas.
- Ah ? C’est marrant, on joue des AdminSys qui doivent… pardon, des administrateurs système, en gros des informaticiens qui gèrent un parc informatiques. Et on doit empêcher un virus de corrompre notre SI, euh, notre ordinateur central en gros. C’est vraiment bien fait… Pour gagner, il faut faire équipe. C’est super intense : on doit compter l’un sur l’autre sinon on se fait déborder par le virus. C’est assez énorme !… Enfin, mouais, bon, je sais pas pourquoi j’en parle, je l’ai pas ici de toute façon.”
Il se sentit rougir. L’excitation lui avait fait monter le rouge aux joues, il s’était manifestement emballé. Et d’ailleurs la jeune fille semblait amusée de le voir ainsi. Il était à deux doigts de se fermer comme une huître quand il remarqua que ce sourire n’avait rien de moqueur, et le regard était bienveillant. Il décida de lui laisser le bénéfice du doute.
“- Connais pas du tout, mais le concept de jeux collaboratifs me plaît bien en tout cas. Tu le ramèneras la prochaine fois et on en fera quelques parties !
- Euh, eh bien, oui, d’accord. Si tu veux on peut jouer à d’autres trucs. On doit pouvoir jouer en réseau ! Mais oui, viens, on va installer un Tower Defense en coop, ça va être sympa…
- Un quoi ?”
Mais il était déjà parti, et elle n’avait pas d’autre choix que de le suivre. Une fois revenue à sa hauteur, elle lui dit :
“Toi qui adore les jeux d’ordinateurs, tu as dû kiffer le sous-sol !
- Le sous-sol ? Il y a quoi au là-bas ?
- Ah, tu y es pas allé ? Il y a pleins d’ordis dont un très gros, un genre de super-ordi, et j’y ai passée une journée complète à jouer. C’était marrant, mais bon je suis pas très bonne à ça.
- Non… C’est dommage, ça m’aurait plu. Il faudra que je demande à y faire un tour. Mais bon pour l’instant, on va utiliser la petite salle réseau du A, ça suffira bien.”
Pendant qu’ils se dirigeaient vers la salle en question, elle le laissa prendre un peu d’avance, et elle sorti son téléphone. Elle lança l’application Crypto-SMS et tapa : “De : Lana / A : Gabriel / Message : Si c’est ce que vous vouliez savoir, il est pas comme moi. Il est cool, et j’ai parfois l’impression que c’est un klingon - même si je sais pas ce que ça veut dire. Mais en tout cas, il est pas comme moi.”