Lana se demandait si elle n’avait pas été téléportée à la surface d’Arrakis - où que cela puisse être, d’ailleurs. Bien sûr, ils avaient une mission - mais elle lui paraissait tellement irréalisable qu’elle n’en avait aucun sens. Non, le plus urgent, c’était de trouver un endroit calme pour parler de l’Institut. Malheureusement, les endroits calmes ne semblaient pas légions par ici. Pour tout dire, c’était même carrément l’affluence. Énormément de jeunes gens, en groupe ou solitaires. Plus de filles qu’elle ne l’aurait crue. Des adultes aussi, et on pouvait reconnaître ceux qui accompagnaient leurs enfants et ceux qui étaient aussi des aficionados. Il y avait même des gens costumés. Sans doute à la ressemblance de héros de jeux mais elle n’en reconnu aucun… Quant à Al’ il était bien trop hypnotisé pour lui expliquer quoi que ce soit. Dans un sens, cela la rassura un peu : elle préférait le voir baver devant cette fantasmagorie haute en couleur que devant cette israélienne trop bavarde.
Les ambiances sonores de chaque stand se percutait avec violence, et les informations que des organisateurs zélés essayent de relayer étaient noyés dans le brouhaha. Heureusement un fléchage renvoyait vers les différentes parties du festival. Encore fallait-il décoder ce qui pouvait se cacher sous e-sport, LAN party, DreamExpo… Noa avait dit que leur cible utilisait justement des LAN party pour cacher ses activités criminelles. Autant commencer par là. Ça n’aboutirait sans doute à rien, mais au moins ils se seraient débarrassé de cette obligation. Elle prit Al’ par le coude et tenta de l’attirer dans la bonne direction.
Mais le jeune homme lui montra une autre direction, et articula quelque chose qu’elle ne comprit pas. Il voulait voir les éditeurs de jeux vidéos, comprit-elle. Ce qui voulait dire qu’il n’avait pas sans doute par leur mission en tête. Après tout, comment lui reprocher ? Elle se laissa guider, fondant la foule à sa suite, essayant de ne pas le perdre. Il avait au moins raison sur un point, ce pavillon était un peu moins fréquenté et nettement plus vivable. Il lui montra une bannière noire et rouge, un casque à corne sur fond de flammes cramoisies. Un peu trop aguicheur à son goût. En se rapprochant, elle aperçu un mur d’écran, des scènes de batailles y alternaient avec des plans larges d’une immense cité médiévale. L’absence de son rendait impossible de rendre l’ensemble cohérent, mais Lana ne doutait pas que les images racontaient une histoire.
“- C’est BattleStorm, cria Al’. Ils exposent leur dernier jeu, il parait que ça va être une tuerie ! Tout le monde en parle mais personne l’a vu.”
Lana reporta son attention sur l’écran. Ce qu’elle voyait était-il exceptionnel ? Elle n’aurait su dire. Mais lui avait l’air de le croire. Elle avisa un recoin et elle y poussa le jeune homme.
“- Bon, tu racontes ?
- Le jeu ? Euh oui. Ça sera massivement multi-joueurs, bien sûr, mais surtout ils annoncent que l’univers évoluera en fonction des décisions collectives des joueurs. Genre s’ils laissent l’injustice régner impunément, l’univers deviendra effectivement plus sombre. Mais attends, je devrais commencer par le début !
- C’est mieux, oui.
- Au début, il n’y avait que le Chaos, qui n’avait ni forme ni couleur ni goût, qui n’était ni tout à fait rien ni complètement matière ou énergie… Au bout d’un temps qui aurait pu sembler infini si le concept de temps avait déjà existé, quelque chose émergea spontanément du Chaos. C’est ainsi que tout commença. “Cela” existait et était unique. On l’appela l’Unique. Mais l’Unique étant issu du Chaos, il était composé de plusieurs facette et il avait du mal à conserver son intégrité. Il se scinda en quatre : les quatre Principes. Chacun des Principes se combina avec tous les autres. Ils enfantèrent les six Puissances. Principes et Puissances s’attelèrent à la création de la Cité. Pour ce faire, les six Puissances enfantèrent à leur tour quinze lieutenants qui eux même en enfantèrent cent cinq. On les appela la Multitude. Et tous ensemble ils édifièrent une oeuvre qui devait résister à tout jamais au Chaos, la Cité. Et elle s’imposa à ce point dans la Réalité que toutes les autres cités n’en sont que des copies. Ou plus exactement des reflets. Cela dura jusqu’au moment où les Principes et les Puissances quittèrent la Cité, la laissant à la Multitude. Alors le Chaos commença à monter à l’assaut de la Cité pour la mettre à bas, ce qui détruirait toutes les cités de l’univers. Les Joueurs représentent la dernière génération des descendants des Principes, ils sont les enfants des Dieux. Et ils doivent défendre la Cité. Y compris d’eux-même.
- Ah oui… Ca semble, je sais pas trop en fait, mais il y a du potentiel. Et tu penses qu’on pourra le tester ici ?
- Non, sans doute que non, le jeu n’est pas finalisé. Mais voir des images, oui, sans doute ! D’autant que pour y jouer, il faudra payer un abonnement. Par contre, des fois, sur les salons, ils offrent des invitations privées à ceux qui sont motivés.
- Hmmm, c’est pour ça que tu maîtrises si bien ton sujet, observa-t-elle moqueuse.”
Néanmoins, elle l’aida et ensemble ils squattèrent le stand de BattleStorm. Et à l'exception d’un pins et de quelques images exclusives, ils n’eurent guère de succès. Al’ était déçu mais cela avait ramené Lana à la réalité. Elle indiqua sa montre au jeune homme, en espérant qu’il comprenne que le temps était compté et qu’ils avaient d’autres choses à faire. A regret, il acquiesça. Il la pris par la main et l'entraîna vers l’arrière d’une salle de conférence. Il cherchait manifestement quelque chose. Il avisa un porte isolée au fond d’un couloir et frappa.
A sa grande surprise, un grand type roux en sortit. Ordinateur sous le bras, il avait l’air d’un gars pressé et sous pression. Son badge le présentait comme “Ivan / Réseau”.
“- Si c’est pour la bande passante du marathon, ça doit être réglé c’était le load balancer qui était en rade, je l’ai rebooté : je vais vérifier celui des amphis avant le début du tournoi de Starcraft…”
Il avait dit tout cela dans un seul souffle et ne s’était même pas arrêté pour voir si ces interlocuteurs avaient compris. Après quoi, il avait remonté le couloir en quatrième vitesse. Al’ en avait profité pour bloquer la porte, et une fois hors de vue, il entra dans la salle attirant Lana à sa suite.
La salle bourdonnait de l’activité intense de nombreux ordinateurs et matériels électroniques, répartis dans cinq grandes armoires. Des myriades de câbles les reliaient ensemble dans un étrange fouillis ordonné. Lana n’avait jamais vu de salle serveur, et elle essayait de donner un sens à ce qu’elle voyait et entendait. Il y régnait une odeur chaude qu’une ventilation pulsée cherchait à brasser. Des leds s’allumaient et s’éteignaient dans un désordre quasi-hypnotique.
“- Alors, c’est ça un relais de trames ? demanda Lana en montrant une des armoires.
- Hein ? Non… Le relais de trames, c’est une technologie, un protocole même. Ça, ce sont des routeurs. Et après un instant, il ajouta : d’ailleurs, vu le câblage, ces routeurs servent justement pour le relais de trame… Mais attends, comment tu connais ça, toi ?
- Et tu crois que c’est ici qu’on va trouver des indices sur l’Ennemi ?
- Le… ? Euh, non. Pas du tout. En fait, je me suis dit que c’était le meilleur endroit pour parler, malgré le bruit. Ou peut-être à cause du bruit. Enfin pas seulement : tous ces serveurs au même endroit, ça génère assez d’interférences électromagnétiques pour perturber un éventuel mouchard. Il s’approcha tout près d’elle pour couvrir le bruit : tout ce qu’on dira ici restera entre nous, conclut-il !”
Pas à dire, Al’ était vraiment futé. Autant parfois il se comportait comme un gamin la nuit de Noël, autant il savait répondre de façon simple à des problèmes complexes. Lana se dit que Gabriel avait peut-être tort : le vrai “bijou” c’était Alan, pas elle. Il avait une intelligence incroyable mais ça ne l’empêchait pas de rester lui-même. Lui, il ne se cachait pas, et il s’autorisait à rester un enfant quand il en avait envie. Là, dans cette salle bruyante, elle se dit que s’il approchait encore son visage du sien, peut-être qu’elle le laisserait…
“L’institut nous espionne, lança-t-il, rompant le charme. Je suis persuadé qu’ils nous surveillent, et peut-être même depuis longtemps.
- Oui, je le sais, dit-elle, en fixant son attention sur les serveurs. J’en ai eu confirmation quand j’ai été ‘recrutée’. Je suis disons très discrète de nature. Il y avait forcément quelqu’un qui me surveillait.
- Moi aussi ! Enfin, plutôt une surveillance électronique, un mouchard dans mon ordinateur sûrement.
- Ça, par contre, je crains pas grand chose. On a pas trop de technologie à la maison : mes parents sont restés coincés dans les années 90, soupira-t-elle. Tu as beaucoup à m’apprendre dans le domaine.
- Euh, oui, si tu veux… Mais ce qui est sûr c’est qu’on nous espionne ! Dans ça bouche, ça semblait intolérable.
- Oui, d’accord. Mais tu as entendu Noa. Des comme nous, il y en a eu quarante en quoi, treize ans. Alors forcément, on est précieux pour eux.
- Treize ans, tu tires ça d’où ? s’interrogea Al’.
- Eh bien, ça semble cohérent : toi, moi et Martin, on est trois à l’Institut. Donc disons trois comme nous par an pour quarante au total, ça donne treize ans pour tous nous trouver. Enfin, bref : ils nous considèrent comme un investissement à protéger, j’imagine.”
Al’ était effaré. Certes le raisonnement de la jeune femme était sensé, mais cela ne changeait rien à l’affaire. Il ne voulait pas être considéré comme un investissement ou un trésor de guerre. Et il était mal à l’aise que cela ne dérange pas son amie. Il aurait voulu qu’elle se sente libre de toute contrainte. Toute son expérience lui disait que sans liberté, il n’y avait pas de choix. Ou en tout cas autant que pour des rats de laboratoire dans un labyrinthe : Lana était contente de pouvoir aller à droite ou à gauche, lui n’acceptait pas d’être enfermé ! Il avait beau réfléchir, il ne la comprenait pas… Peut-être, se dit-il, qu’elle avait eue accès à d’autres sources d’information et qu’elle voyait le problème sous un autre angle. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas le lui dire ?
“- Investissement ou pas, insista-t-il, une telle surveillance est nécessairement illégale. Je ne suis pas Snowden, mais peut-être que des journalistes nous écouteraient. On pourrait…
- Sur la base de quoi ? relativisa-t-elle. Écoute, je suis de ton côté mais on a pas l’ombre d’une preuve. Après, bon, il parait que tu es un crack en informatique, alors je sais pas, mais fouille ton ordi à la recherche d’un programme espion et si tu déniches une preuve, alors là ça sera différent.
- Mon ordi est chez moi, chez mes parents… Mais bon, oui, c’est déjà une piste. Mais en attendant, on fait quoi ?
- On est venu ici pour une raison précise, et on va faire ce qu’on nous a demandé. En tout cas, on va essayer. Je crois que chacun de nous a une bonne raison de voir le projet Esprit avancer. Toi, j’imagine que c’est pour ta maman. Donc jusqu’à preuve du contraire, on va les aider. Tu es avec moi sur ce coup là, ou bien je vais devoir me débrouiller toute seule ?
- Mais oui, oui bien sûr que je suis avec toi ! finit-il par concéder.”
Al’ était conscient d’avoir loupé le coche, il était maintenant trop tard pour lui demander quelles étaient ses raisons à elle de faire avancer le projet Esprit. Et puis, au fond, il n’était pas trop sûr de vouloir le savoir. Enfin, il était curieux bien sûr. Mais il savait ce que ça faisait de déballer des choses intimes et il ne voulait pas lui faire subir ça.
“- Bon, on fait quoi maintenant ? demanda Lana, en se dirigeant ostensiblement vers la porte.
- Eh bien… Il parait que tu as des capacités d’observation hors-normes, non ? Alors on va faire le tour et tu vas… ‘observer’. Et si tu vois un truc particulier, tu me demanderas si c’est normal dans le contexte du festival.
- Ici, tout me semble particulier, soupira-t-elle.
- Tu vois ce que je veux dire. Et moi, de mon côté, j’essayerais de repérer tout ce qui peut me sembler illogique, et tu me diras ce que tu en penses. C’est pas un plan génial mais je crois qu’on a que ça !”
Son plan n’était peut-être pas génial, mais elle trouva tout de même extraordinaire qu’il arrive déjà à trouver un plan. Gabriel s’était forcément trompé.
Ils arpentaient les allées du festival depuis une heure, quand une main se glissa sur l’épaule d’Alan : Noa.
“- Les petits génies, on s’extrait.”
Et elle leur montra le SMS : “Mission annulée. Attaque en cours…”