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Al’ n'aimait pas beaucoup embarquer Martin dans leurs histoires, mais il devait bien reconnaître que l'idée de Lana était très bonne. En fait, dès qu'il était rentré de son week-end familiale, elle avait compris que quelque chose s'était passé.

“- Tu veux qu'on en parle ? avait-elle écrit sur un morceau de papier, méthode simple mais efficace pour éviter que leur conversation ne soit entendue.
- Peut-être, mais pas ici, avait-il répondu, de la même manière.”

Elle avait acquiescé d'un air entendu. Et puis elle s'était chargée de tout. L’Institut ne manquait de rien, ou presque. On pouvait y manger à presque toute heure, il y avait toujours des ordinateurs en accès libre, une immense bibliothèque, une salle de sport, des salles de repos et même, en semaine, un masseur. Mais pas de piscine. Lana manoeuvra habilement Gabriel pour qu'une sortie natation soit organisée le samedi suivant. Avec les températures qui grimpaient, ça n'avait rien d'incongru.

Ainsi les trois résidents se retrouvèrent à barboter, tout juste à accompagnés par Sylvain, le surveillant du dortoir des deux garçons. Noa devait être absente, ce qui arrangeait bien Lana. Ça ne plaisait guère à Al’ de mêler Martin à leurs histoires mais il fallait bien reconnaître que sa présence était une aubaine : Sylvain était presque exclusivement focalisé sur lui. Les deux autres firent quelques longueurs, histoire de ne pas paraître trop louches, puis finirent par se retrouver dans un coin du bassin. Al’ ne manquait ni de force ni d'endurance, mais ce n'était pas un nageur. La jeune femme, elle, évoluait dans l'eau comme s'il s'était s'agit de son environnement naturel, une vraie naïade.

Elle se fit un plaisir d'éclabousser l'intello, ne serait-ce que pour lui redonner le sourire. Il faut dire qu'il était sinistre ces derniers jours, depuis son retour chez lui, en fait. Lana, elle, avait fait le choix de rester à l’Institut. Parfois, elle passait un coup de fil à ses parents pour les rassurer. Bien sûr, ils n'en avaient aucun besoin. Non, elle le faisait surtout pour éviter de se sentir trop coupable et disons pour respecter les apparences.

“- Bien vu le coup de la piscine, avoua-t-il.
- Oui, je trouve aussi, confirma-t-elle, tout sourire. J'ai pensé à toi et ton idée de la salle des serveurs. Ici, c'est un peu pareil. Si quelqu'un s'approche, on le verra vite. Et le bruit, la réverbération, je me suis dit que ça compliquait sûrement l'écoute par des micros. Et enfin, habillés comme ça, il y a peu de chances qu'on ait des mouchards sur nous. Et elle ajouta pour le dérider : mais tu peux me fouiller si tu veux.”

Mais il ne releva pas, il réfléchissait à tout ce qu'il avait à lui révéler… et aussi à lui demander. Pas le plus simple, ni le plus agréable. Mais il avait fait de son mieux pour s'y préparer. Il jeta un coup d'œil vers Martin et Sylvain. Aucun risque de ce côté là. Le jeune autiste n'était vraiment pas à l'aise à la piscine et il avait besoin de Sylvain tant pour le soutenir que pour le rassurer.

“- Quelqu'un s'est introduit dans mon ordinateur. Il n'y avait pas de logiciel espion, mais quelqu'un avait laissé un message à mon attention : une série de seize chiffres. Je ne sais pas ce que ça veut dire.”

Il lui décrit la suite ainsi que sa disposition particulière, en carré. Il dut s'y reprendre à plusieurs fois, Lana était plus visuelle que lui, et sans support elle avait du mal à se représenter le carré.

“- Et ça veut dire quoi, ce carré de chiffres ?
- Je l'ignore. Enfin, c'est un carré magique, ça je le sais. La somme de chacune des lignes, de chacune des colonnes, de chacune des diagonales et même la somme des valeurs du carré central ou la somme des valeurs des quatre coin, tout ça donne le même résultat. Mais ça ne m'aide pas.
- Et ce résultat, c'est… ? Quarante-deux ?
- Oui. Pas si mauvaise que ça au calcul mental, en fin de compte. Mais quarante-deux, ça peut être n'importe quoi.
- N'importe qui, tu devrais dire.
- C'est quelqu'un ? Celui qui m'a envoyé cette énigme ?
- Ça, non. Quarante-deux, c'est toi… Et moi, quarante-trois. Martin, quarante. Je l'ai lu dans les dossiers de Darcourt.”

Après tout, c'était logique. Noa l'avait dit : des comme eux, il n'y en avait qu'une quarantaine. Mais ça ne l'aidait guère.

“- Comment tu sais tout ça ? Et qui c'est le quarante-et-un ?
- Je ne sais pas, se défendit la jeune femme. Je l'ai lu en diagonale, j'ai reconnu nos noms et ces numéros. Ton carré magique, c'est une sorte de message, une métaphore en quelque sorte…
- Et qui dirait quoi ? demanda Al’ perplexe.
- Ben, le carré, ça pourrait être un bâtiment, l’Institut par exemple. Et le quarante-deux est enfermé dedans.
- Réjouissant…
- Ou alors, attend, le carré symbolise l'intégralité, le tout, et ça peut vouloir dire que tout ramène à toi. Je suis pas loin de partager cette idée.”

Al’ n'aurait jamais trouvé quelque chose comme ça tout seul. Mais même avec l'aide de Lana, impossible de trouver le sens du message sibyllin. Il rumina ce constat quelques instants. Il avait d'autres choses à annoncer à la jeune femme.

“- Et attend, c'est pas le pire. J'ai découvert que ma mère a travaillé à l'Institut il y a une vingtaine d'année. Mon père s'en souvient vaguement, il m'a dit qu'elle y était secrétaire.
- Bah dis donc, lâcha la jeune femme visiblement choquée. C'est fou…”

Avant de continuer, Al’ vérifia que Sylvain et Martin ne s'étaient pas rapprochés. Il baissa néanmoins la voix.

“- Il m'a même expliqué… Tu sais, à l'époque… Enfin, je sais pas comment dire. Ma mère, elle suivait un programme pour la fertilité… qui lui avait été recommandé par l'Institut.
- Mince alors, acquiesça la jeune femme. Je suis désolée. Tu crois qu'ils lui ont fait quelque chose ?
- C'est pas exclu, oui. Mais comment le savoir ? Il y a peut-être un moyen, ceci dit, si tu veux bien m'aider.
- Évidemment ! Tu veux que je me renseigne ?
- Je pensais à autre chose, expliqua Al’, mal à l'aise . Toi, moi et Martin, nous sommes dans la même situation ici. Martin n'est pas très causant. Mais possible que tes parents ont vécus la même chose que les miens. Si c'est le cas, ça nous aiderait beaucoup, tu vois.
- Mmm, oui. Mais non, mes parents ne travaillent pas pour les gens d'ici…
- Lana ! Je le sais bien… Et je sais aussi que tu n'aimes pas parler de toi ou de ta famille. Mais c'est important. Leur route a-t-elle croisée celle de l'Institut ? Ta maman suivait-elle le même programme de fertilité que la mienne ? Je ne sais absolument rien de ta famille…
- Mais parce qu'il n'y a rien à savoir, ce sont des gens très simples. Mon père est documentaliste et ma mère est… je ne sais même pas comment on dit… chineuse ? Elle fait les brocantes et revend des trucs qu'elle retape ou repeint. Alors franchement, il y pas plus banals que mes parents. C'est tout.
- Ah d'accord. Oui, je comprends. Mais qui sait ? Peut-être qu'ils ont…
- Non, non ! Ils n'ont rien du tout ! On arrête avec ça maintenant, dit-elle d'un ton ferme.”

Bon, ça se passait moins bien que prévu… mais il devait continuer.

“ - Il faudra bien en parler à un moment ou à un autre. Mais avant ça, il va falloir jouer cartes sur table : comment sais-tu autant de choses ? Tu dis avoir eu accès aux dossiers de Darcourt. Tu savais pour ma mère. Tu connais les réseaux de trame. Écoute, il y a une explication à tout ça, mais ce n'est pas sûrement pas le hasard. Alors si on est amis, tu dois me dire !
- Tu ne sais rien sur moi, Alan Silva ! Et quand tu crois savoir quelque chose, tu te goures. Déjà, on est pas amis. Et je me demandes pourquoi j'ai cru qu'on pourrait être chose. Alors tu es gentil, tu me lâches et tu laisses mes parents en dehors de tout ça.
- Lana ! Je voulais pas…
- Et si tu veux aider ta mère, tu devrais peut-être pas mettre le projet Esprit en péril. Tu crois que c'est comme ça que tu vas l'aider ?”

Et avant qu'il ait pu la retenir, Lana avait plongé pour ne réapparaître que dix même plus loin. Même de son côté du bassin, Al’ sentait la brûlure de sa colère. Quelques instants plus tard, elle quittait la piscine. Le jeune homme était profondément triste. Il sentait bien qu'il serait difficile de… et bien, de défaire ce qui venait de se jouer ici. Lana n'était pas du genre à revenir sur ce qu'elle avait dit. Et de son côté… bah… à quoi bon ? Peut-être qu'elle finirait par voir qu'il n'était guidé que par la soif de la vérité. À cet instant, il se dit qu'il devait ressembler à Martin : il était enfermé dans monde, sans plus aucun moyen de communiquer avec l'extérieur. Et encore. Martin avait toujours les clic clic de son crayon, et ses étranges dessins géométriques.

Le reste de l’après midi, Al’ avait erré entre leurs différents lieux de rencontre. Salle réseau, bibliothèque, cafétéria, salle de repos. Sans succès. Il était même monté jusqu'à son dortoir. Mais pour une fois, la surveillante, une certaine Séraphine ne l'avait pas laissé entrer. Bon, au moins, il savait où elle était.

“- Tu sais ça arrive, lui expliqua Noa. On a pas les mêmes sensibilités, vous et nous. Alors des fois…
- Oui, il faut croire, éluda Al’. Il aimait bien Noa, mais elle servait avant tout l'Institut. Je ne sais même pas ce que j'ai fait de mal.
- Rien sans doute. Tu ne le sais pas encore, petit génie, mais tu es quelqu'un de vraiment exceptionnel. Et crois-le ou non, mais tu as beaucoup de qualités. Le jour où tu le voudras, presque toutes les femmes se battront pour être vues à ton bras.
- Presque toutes ? Mais pas Lana ?
- Eh bien, Lana aussi est exceptionnelle. Avec elle, ça sera plus compliqué.
- Et vous ?
- Moi ? C'est flatteur, mais douze ans nous sépare, petit génie.
- Non, enfin non. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Vous aussi vous êtes exceptionnelle n'est pas ?
- Possible, oui. Pas forcément comme tu le crois.
- Moi, en tout cas je sais que vous faites partie des quarante-trois. Quel numéro ?
- Je suis dix-sept… mais vous deux, vous êtes de la seconde génération. Il y a un monde entre nous. C'est Daniel t'a parlé de tout ça ?
- Non… Je l'ai juste déduis.
- Tu es surprenant. Et tu es doué. Tu devais mettre ton talent à profit pour traquer l'Ennemi. Ça, ça impressionnera Lana.”

Noa se trompait probablement sur ce point. Lana était vraiment fâchée. Elle ne venait plus lors des cours en commun et elle mangeait soit dans sa chambre, soit en dehors de l'Institut. C'est plus pour tromper l'ennui qu’Al’ se mit à chercher un moyen de débusquer le pirate informatique.

Avant toute chose, il chercha à analyser ses méthodes. Le fait d'utiliser des regroupements informatiques n'était pas dénué d'intérêts, mais à la réflexion, cette méthode présentait plus d'inconvénients que d'avantages. Certes, en faisant cela le pirate était sûr de disposer d'une puissance de calcul très acceptable et d'une bande passante plus que confortable. Mais à quel prix ? En effet, le pirate disposait de très peu de temps pour lancer ses opérations. Pas plus de quarante-huit heures. Qui plus est, il perdait l'effet de surprise, les grandes manifestations informatiques étant connues de longue date.

Al’, s'il avait été à la place de l’Ennemi, aurait agit différemment. Il aurait patiemment infecté des machines un peu partout dans le monde, le temps d'atteindre une masse critique. Alors seulement, il aurait lancé des attaques sur l'Institut. Oui, décidément, ça ne collait pas du tout. Le type était intelligent (il avait échappé aux cadres de l'Institut) il avait donc des bonnes raisons d'agir ainsi. Il fallait juste que le jeune homme les trouve. Après quoi, il aurait un longueur d'avance.

Quand ils étaient à la DreamHack, il avait dit à Lana que chercher ce pirate serait aussi compliqué que de chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais à la réflexion, il suffisait d'un bon aimant pour ça. Et si la botte était vraiment très grosse, on pouvait même utiliser un électro-aimant. Dans tous les cas, on trouvait l'aiguille. Pas de doute, Al’ était en train d’échafauder un plan : il pensait même avoir trouvé ce qui lui servirait d’électro-aimant.