Impossible d’y échapper, pas moyen de s’y soustraire : elle s’insinuait par vagues, parfois joyeuses, parfois plaintives. Pourquoi avait-elle accepté ? La musique était partout, se jouant d’elle, la propulsant aux confins d’univers étrangement colorés. Les murs, les livres et le bureau de la petite bibliothèque s’étaient depuis longtemps dilués dans l’éther. Il ne restait plus que la musique, l’épinette, et Charles. Et il était doué, le bougre, sacrément doué. Mais elle lui pardonnait car il était évident qu’il était presque autant spectateur qu’elle. Elle s’en voulait de se laisser manipuler aussi facilement, mais elle n’y pouvait rien. Puis la musique s’arrêta.

« Alors tu as aimé ce petit morceau ?
- Pffiou… Je ne sais même pas quoi répondre. C’est qui le compositeur ? Si tu me dis que c’est toi, je te tue ! »

L’avertissement arracha un sourire à Charles, son petit numéro fonctionnait à merveille. Ça avait marché pour Adam, il espérait que ça marcherait aussi bien pour Elise. Il était temps de porter l’estocade. La petite touche finale.

« - Emily Howell, lui répondit-il.
- Oui ? Je ne connais pas, mais j’aurais dû me douter que c’est une femme qui a composé ça. C’est un génie.
- À vrai dire, non. Ce n’est ni une femme, ni un génie…
- Comment ça ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Emily Howell est un programme informatique. »

Paf ! L’information se fraya un chemin dans le cerveau d’Elise, bousculant sur son passage un tas d’idées reçues. Elle tenta une vaine défense : « - Mais c’est pas possible, c’est trop… » Elle était désorientée. Il s’approcha, et planta son regard dans le sien.

« - Pas possible ? Soit, mais pourquoi exactement ?
- Parce que c’est trop… vivant. C’est rempli d’émotion, c’est simplement… vibrant. Il y a du génie.
- Ce morceau me plait aussi, Elise. Mais de quel génie me parles-tu ? Ça été généré par ordinateur… C’est le résultat d’un algorithme, rien de plus. »

Il la laissa ruminer ça quelques instants. Il fit le tour des rayonnages de la bibliothèque, il avait une petite idée de ce qu’il cherchait. Elle avait encore l’air égaré quand il déposa un exemplaire de la Nuit des Rois entre ses mains.

« - Shakespeare ?
- Oui, Elise ! Le grand William. Lui, c’était un génie. Tout le monde est d’accord là-dessus. Ouvre-le. Prend une page au hasard, n’importe laquelle. Qu’est-ce que tu vois ?
- Enfin… Je ne sais pas, Charles. Du texte…
- Oui, mais encore, précise !
- Des mots, des phrases, de la ponctuation ! »

Il acquiesça. Elle allait à l’essentiel. Adam, lui, avait tourné autour du pot pendant dix minutes.

« Mais où veux-tu en venir ?
- À toi de me le dire. D’un côté on a une symphonie que tu trouvais génial, et de l’autre l’œuvre d’un homme génial. Tu ne vois pas le rapport ?
- Je ne sais pas, répondit-elle avec lenteur. Elle cherchait une réponse valable. Le premier est le fruit d’un programme, c’est-à-dire de bêtes opérations mathématiques, et le second, j’imagine que tu veux me faire dire que ce sont juste des mots. C’est ça ?
- Oui, il y a de l’idée. Tu en conclus quoi ? »
Elle sentait confusément où il voulait l’emmener. Il voulait qu’elle revoie sa vision de ce qu’était le génie. D’un côté il y avait le travail pur, les millions d’opérations de l’ordinateur, et de l’autre, la pure étincelle, la sensibilité de l’auteur. La vérité était là, quelque part entre les deux. Il voulait lui dire qu’elle trouverait sa propre voie entre ses deux bornes. Un petit futé ce Charles.

D’ailleurs, il n’avait pas attendu sa réponse, il s’était remis à l’épinette. Il venait d’entamer une sonate. Elise, dans les brumes de ses réflexions, n’aurait su dire de quoi il s’agissait exactement. À pas comptés, elle s’approcha de lui, Shakespeare toujours entre ses mains. Elle se sentait un peu éperdue, confuse. D’un côté elle avait l’impression d’avoir été manipulée… de l’autre, quelque chose lui disait que maintenant elle avait une dette envers lui, aussi idiot que cela puisse paraître. Elle s’assit à ses côtés. Il ralentit le tempo, encore, encore, puis s’arrêta.

« Alors, tu as trouvé ta conclusion ?
- Oui Charles, je l’ai trouvée.
- C’est très bien. Son regard retourna au clavier. Tu sais, Elise, tu as des yeux magnifiques : on dirait des émeraudes. »

Paf ! La deuxième claque de la journée… Bien sûr, elle savait depuis le début qu’elle lui plaisait bien, mais elle n’aurait jamais imaginé qu’il passe le cap. Le genre de situation complétement gênante. Elle ne voulait pas le froisser, encore moins le rembarrer, mais elle devait absolument faire quelque chose. Bon sang, elle était tétanisée !

Heureusement pour elle, une tornade entra dans la bibliothèque à cet instant précis. Elle était précédée d’une odeur d’ylang-ylang, faisait voler autour d’elle une robe flottante, agitait une imposante chevelure rousse, et faisait retentir le cliquetis d’une dizaine de bracelets dorés. La tornade s’empara de sa main droite et la secoua vigoureusement.

« - Elise ! Vous devez être Elise ! Je suis en-chan-tée de faire votre connaissance. Charles m’a beaucoup parlé de vous. C’est la première fois qu’il parle autant d’une jeune fille, alors pensez bien que j’avais hâte de vous rencontrer. Et il a raison : vous êtes ra-vi-ssante. Derrière, on pouvait entendre Charles en train de s’étrangler. À l’entendre vous êtes une sorte de diva de l’informatique, et s’il le dit, je le crois tout à fait : repérer les capacités chez ses camarades, c’est un de ces dons. Ça et la musique, évidemment. J’étais dans le solarium à préparer mon discours, je t’ai entendu jouer : tu étais di-vin, mon chéri. N’est-ce pas qu’il l’était, Elise ? Oh, je ne voulais pas vous déranger d’ailleurs, mais je dois aller au Club. Je vous laisse la maison. Vous voyez Elise, je ne travaille pas, et pourtant je n’ai pas une seconde à moi : c’est à n’y rien comprendre. Mais au fait, j’ignore même votre nom… Elise comment ?
- Pontier, Madame.
- Voyez-vous ça, si ce n’est pas extraordinaire ? Flechsig-Pontier, c’est cela ?
- Euh, oui, Madame.
- Alors ça, mon chéri, c’est a-hu-ri-ssant ! La maman de ta petite amie est l’une des plus illustres neurologues de tout ce pays. Ce n’est pas rien, tu sais, car les places sont verrouillées par des hommes. Dans ce domaine-là aussi…
- Maman, la coupa Charles, tu vas être en retard…
- Certes, oui. Elise, passez le bonjour à vos parents. Et revenez quand vous le voulez ! »

Et elle s’envola comme elle était venue, laissant les deux jeunes gens désemparés et mal à l’aise.