En dehors de l’école, Adam pouvait se révéler un garçon charmant quand il le voulait. Et il faut croire que là, il le voulait. C’était même lui qui avait proposé de la raccompagner. Et ça tombait plutôt bien, ainsi ils pouvaient discuter ensemble de ses investigations sur leur Directeur. En temps normal, Elise prenait le bus et elle rentrait chez elle en moins de dix minutes. Mais se balader à pied était autrement plus sympa. Pour éviter les grands boulevards, elle avait même proposé de passer par le parc – et rallonger ainsi la promenade de cinq bonnes minutes.
S’il ne manquait pas de lui sourire, cette fois il ne cherchait pas à la draguer. Et ça c’était sacrément appréciable. Du coup, elle se sentait à l’aise. Enfin, dans une certaine mesure seulement : elle avait passé le week-end à lire l’intégralité du dossier que le San Baka Trio lui avait fourni. Ils avaient fait un incroyable travail, et avec le recul, elle jugeait qu’elle s’était largement surestimée en disant qu’elle pourrait optimiser leur code. Elle ignorait comment leur avouer ça, et pour être tout à fait honnête, elle appréhendait leur réaction. Au mieux, ils seraient très déçus. Elle ne voulait pas les décevoir.
« Mais alors ? Tu en as pensé quoi ? Tu veux pas me dire ?
- Sérieusement ? C’est un sacré boulot, je me demande comment tu as trouvé tout ça.
- Il y a un peu de travail, je vais pas te dire le contraire. Mais il faut voir que ça fait un bon moment qu’on est sur le projet, tu sais… Du coup, maintenant tu sais à qui on a à faire.
- Oui, enfin, ça c’est vite dit. C’est un pro de la sécurité informatique, c’est la seule chose qu’on peut vraiment conclure, non ? »
Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas vraiment envie de parler du projet Maestro. Elle se fustigea d’être une telle girouette, mais elle embraya sur un autre sujet :
« Tu as des frangins ?
- Oui, une grande sœur qui est dans une école pour passer le concours de Policier, et un encore-plus-grand frère qui est garçon de cour. Je ne les vois pas très souvent.
- C’est quoi garçon de cour ?? Je ne connais pas du tout.
- C’est pour devenir Jockey. Il adore les chevaux. Et toi ? Des frères et sœurs ?
- En fait, une sœur à venir, normalement. C’est prévu pour bientôt, rajouta-t-elle.
- Oh c’est cool alors. Et tu te demandes comment c’est d’avoir une petite sœur ? Bertrand pourrait te répondre. Mais je pense que ça doit pas être trop mal.
- Ouais, on verra bien » conclut-elle.
Elle se fit la réflexion qu’il s’agissait de sujets déjà assez personnels, cela méritait de réfléchir plus au calme. Elle avisa le banc le plus proche et s’y assit. Adam, un rien décontenancé, suivit le mouvement.
« Et tes parents ils font quoi ? reprit-elle avec curiosité.
- Oh… eh bien mon père est mécano et ma mère fait des ménages, quand elle en trouve. Et toi ?
- Oh moi, elle réfléchit une seconde : mon père bosse dans une banque et ma mère dans un hôpital. C’est assez compliqué. Je les aime et ils m’aiment aussi, bien sûr.
- Mais ?
- Mais… j’ai beau être leur fille, j’ai l’impression qu’ils ne me connaissent pas. Pas vraiment en tout cas.
- C’est parce qu’ils passent pas beaucoup de temps avec toi ?
- Oui, peut-être bien. Par exemple les vacances, c’est symptomatique. Ils culpabilisent de pas assez s’occuper de moi alors on va dans des coins super, en Asie, aux Seychelles, en Amérique du sud, et tout. Mais ils veulent qu’on en profite à fond. Alors on fait du ski nautique, de la plongée, de l’escalade, bref, plein de trucs quoi ; et on est encore moins ensemble que le reste du temps. Tu vois ?
- Oui, je vois : ça craint vraiment la vie de bourge. »
Il n’aurait pas réussi à lui faire plus mal en lui balançant une paire de claques. Elle en avait le souffle coupé – et sans doute les larmes qui lui montaient aux yeux – elle n’avait pas vraiment l’habitude de se livrer, et voilà qu’il se moquait ouvertement d’elle en la traitant de sale gosse de riches. Ce qu’elle avait pu être conne.
« Hé, il avait dû remarquer qu’elle était devenue toute pâle : je rigolais, le prends pas mal. Mon meilleur pote est un bourge. Ça n’a rien d’une insulte, même si je le taquine parfois avec ça…
- Oui ? Elle évitait son regard, elle ne voulait pas qu’il voit les larmes perler.
- Tu sais, moi je ne suis jamais allé aux Seychelles ou en Amérique du sud ou même du nord. J’ai jamais fait de plongée ou de ski nautique, non plus. Mais au fond, ça change pas grand-chose : mes parents me connaissent pas plus pour autant. Je crois que ça craint vraiment la vie, en général. »
Il se leva du banc, et fit mine d’étudier le parc, ce qui laissa à Elise quelques instants pour s’essuyer les yeux. Intérieurement, elle le remercia pour sa prévenance. Quand il fut certain qu’elle allait mieux, il lui demanda : « Tu viens ? On y va ? » Si à cet instant, il lui avait tendu la main, elle l’aurait saisie.
« Tu sais, je m’excuse pour l’autre jour, j’ai vraiment été nul, lui avoua-t-il avec une franchise inattendue.
- Oui, c’est vrai. Mais tu penses à quel jour en particulier ? rétorqua-t-elle, s’attirant un sourire.
- Tu sais bien : quand je t’ai demandé de me présenter une fille de ta classe… En plus, c’était vraiment bête : il y a plus de chances qu’elle veuille sortir avec toi qu’avec moi.
- Ouais, c’était peut-être un peu bête, lui accorda-t-elle. Mais c’est pas grave. De toute façon, je sors avec personne en ce moment. C’est qui ton meilleur pote ? Charles ?
- Et ouais, tu as deviné. N’est-ce pas qu’il a l’air bourge, hein ? Mais il faut aller chez lui pour comprendre. Rien que ses parents, tu hallucinerais. Mais bon, ils sont sympas quand même… Enfin moi, je les aime bien. »
Elise se perdit dans ses pensées, et il respecta son mutisme : le reste du chemin se fit en silence. Quand elle revint à la réalité, ils étaient dangereusement près de chez elle. Elle le remercia de l’avoir raccompagnée aussi loin, d’autant c’était l’opposé de son chemin à lui. Elle l’embrassa sur la joue – c’était la première fois – et il prit congé.
Elle soupira : elle était vraiment dans de beaux draps maintenant. Elle était incapable de les aider pour Maestro, et encore plus incapable de le leur avouer.
« Ça t’apprendra à mentir » conclut-elle.