Dans une autre vie, Charles avait peut-être été sportif. Bien sûr, il fallait accepter le postulat de base de la réincarnation, et Charles était bien trop rationnel pour cela. Mais soit, admettons. Dans ce cas, on pouvait sans doute estimer qu’il avait déjà vécu une dizaine d’existences, grosso modo. Ceci étant posé, calculons la probabilité que Charles ait déjà été sportif dans une vie antérieure. En fait, quelque soit la réponse, Charles n’avait absolument pas gardé le moindre souvenir, instinct ou réflexe de sportif : il n’avait pas encore quitté le couloir qu’il était déjà à bout de souffle.

Et pourtant Elise était toujours hors de vue. Il dévala les escaliers, évitant tout juste de se casser la figure. La cour était vide. Elle courrait peut-être comme une gazelle, mais elle ne pouvait pas être si loin que ça. Si elle était partie vers le gymnase, il l’aurait vue depuis l’escalier. Fin de la poursuite, donc : nette victoire pour la gazelle. Il s’adossa au muret et tenta de reprendre son souffle. Mais comment avait-elle fait pour disparaitre ? Elle ne s’était pas envolée ! Depuis la cour, il n’y avait que deux endroits où elle aurait pu entrer : soit le bureau des surveillants, soit…

Au comble du désespoir, Charles se dirigea sous le préau, vers la porte à battants. Mon Dieu, s’apprêtait-il vraiment à pousser cette porte ? Si jamais quelqu’un le voyait… Brrr, il préférait ne pas trop y penser. Mais bon sang, il n’arrivait pas à la pousser, cette satanée porte. Il se demanda ce qu’Adam aurait fait à sa place : lui, il n’aurait pas hésité plus d’une seconde. Charles poussa la porte à battants. Pour la première fois de son existence – en tout cas dans cette vie – il pénétrait dans les toilettes des filles.

Tout en haut de la liste de ses craintes, il y avait le cri strident poussé par une dizaine de furies en colère. Non, en fait il y avait pire que cela : une seule furie en colère, Elise. Elle était effectivement là, mais seule et pas en colère. Pour tout dire, elle semblait même plutôt abattue. Elle lui jeta un coup d’œil, avant de revenir à la rangée de miroir. Pas vraiment un bon signe, mais pas non plus une interdiction à avancer. Ou en tout cas, pas une interdiction formelle. Il fit quelques pas dans sa direction.

« Hé ?
- Hé…
- Ça va, Elise ? Tu attendais quelqu’un ?
- Oh, peu importe après tout : c’est toi qui es venu. J’aurais dû m’en douter. »

Le ton n’était pas blessant, mais elle était manifestement déçue. Lui aussi aurait dû s’en douter. Au moins, elle était un peu moins affligée qu’il ne l’avait craint. Bon, dans l’ordre des priorités, il devenait maintenant urgent de quitter cet endroit. Même si les risques étaient faibles, il ne tenait pas à rester plus que nécessaire : « Ça va te paraître idiot, mais je ne me sens pas très à l’aise ici… On pourrait continuer cette discussion sous ton arbre ? »

Elle haussa les épaules mais le suivit quand même. Il n’aurait pas cru ressentir un tel soulagement en quittant la pièce. Pendant qu’ils marchaient côte à côte, il tenta de lui parler du MCP, puis de MaNonTroppo et enfin de Phaury, mais sans succès. Elle remuait de bien trop sombres pensées pour vraiment l’écouter. D’une façon ou d’une autre, Charles ne couperait pas à une discussion sérieuse… Mais après tout, quand il avait pris la décision de la poursuivre, il était conscient des risques.

« Tu sais, j’ai connu une fille. Je devrais plutôt dire une guerrière ! Les mots ne sont pas très adaptés pour la décrire…
- À ce point ? Ça devait être quelqu’un cette fille.
- Tu peux le dire. Et je sais que c’est dur à imaginer. Mais voilà, c’était un esprit fort et indépendant. Si tu veux, une harpe dans un orchestre de tambours, trompettes et tubas.
- La métaphore musicale, ça te tient vraiment. Et elle faisait quoi de particulier, cette fille ?
- Par exemple, elle avait tellement rien à faire de l’opinion des autres qu’elle n’hésitait pas à sécher le cours qui lui rapportait le plus de points, tout ça juste pour mettre un prof en face de ses contradictions. Assez impressionnant, non ?
- Oh, je vois, répondit-elle, comprenant enfin où il voulait en venir. Oui, je crois que je vois le genre de fille que c’était. Mais tu sais, peut-être qu’elle semblait indépendante et donnait l’impression de n’avoir rien à faire de l’opinion des autres, mais qu’en fait ce n’était qu’une apparence…
- C’est possible. Mais ça, je ne l’ai jamais su : il aurait fallu qu’elle m’en parle. Mais ce n’était pas dans ses habitudes… Du coup, quand elle était triste, c’était compliqué car j’ignorais ce qui pouvait la blesser, tu vois ?
- Oui, elle n’aimait pas se livrer, je peux la comprendre. Peut-être qu’elle était triste parce que Magdalena Riberra était venue la voir pour lui dire qu’elle voulait bien sortir avec elle…
- Ah oui ? Charles encaissa le coup. C’est plutôt flatteur… Elle est venue te voir quand ?
- Tout à l’heure, à la fin de cours, répondit-elle, en indiquant les salles de classe.
- Si ça m’arrivait, waouh, je serais mal à l’aise… Mais je ne serais pas triste.
- Si, peut-être que si : je ne lui avais rien demandé moi !
- Attends, attends… Riberra ? C’est l’andalouse, c’est ça ??
- Tout juste, Charles.
- Laisse-moi deviner : c’est Adam qui a essayé de t’arranger le coup ? »

Elle se contenta de hocher la tête. Depuis quand ce crétin d’Adam jouait-il les entremetteurs ? Oui, à la place d’Elise, il aurait été fâché. Adam n’avait aucun droit de se mêler de sa vie amoureuse. Un instant, il fut tenté de parler de Laurène, mais bon, il y avait prescription, non ?

« Du coup, je comprends mieux de quoi il retourne… Tu sais, Elise, il est pas méchant Adam. Juste très maladroit. D’ailleurs, ça vaut ce que ça vaut, mais je te présente ses excuses.
- Toi, tu me présentes SES excuses ? C’est spécial comme façon de faire…
- Pas tant que ça. Tu sais, dès qu’il aura compris, il viendra de lui-même. En fait, je prends juste un peu d’avance.
- Non, je te remercie, mais je ne tiens pas à ce qu’il comprenne.
- Attends, mais pourquoi ? Il y a un truc que tu me caches, là ! »

Et effectivement, elle fuyait son regard.

« Où est le problème, alors ? C‘est quelque chose par rapport à cette fille ?
- En quelque sorte, oui. Elle était clairement embêtée. Tu sais, la première fois, je n’ai pas été totalement honnête.
- Ah bon ? À quel sujet ?
- Quand j’ai dit que je préférais les filles… Ce n’est pas vrai. Elle attendit sa réaction, mais il avait le souffle coupé. Il faut me comprendre. Bertrand a raison, une fille dans un groupe, c’est pas simple. Mais la réciproque est vraie : c’est pas simple non plus d’entrer dans un groupe de mecs.
- Du coup, tu as dit ce que nous voulions entendre » résuma-t-il quand il eut repris ses esprits.

Elle acquiesça gravement. Et elle le cloua au pilori en ajoutant :

« - J’aimerais que ça reste notre secret, s’il-te-plait ! »