Elise posa le bouquin sur sa table de chevet. Elle avait lu tous les livres de Thomas Harris, mais Le Silence des Agneaux restait nettement son préféré. À la réflexion, c’était au moins la troisième fois qu’elle le relisait. Elle descendit à la cuisine se servir un verre de lait. Sa mère était rentrée assez tard, comme elle l’avait prévue, et avait mangé en coup de vent, avant d’aller de se coucher. Son père, lui, dormait sans doute à l’extérieur. Du coup, il était facile d’imaginer que la maison était déserte. Un tueur en série comme le Buffalo Bill du livre aurait pu s’y cacher, comme une araignée lovée au creux de sa toile.

Elle remonta dans sa chambre en évitant de faire grincer le merisier de l’escalier. Elle jugea qu’elle avait bien fait d’abandonner la clé USB pour se mettre au Silence des Agneaux. C’était autrement passionnant. Elle coula un regard en direction du livre. Elle en arrivait au chapitre de l’évasion du Docteur Lecter, Hannibal le Cannibale. Elle se demandait comment on pouvait inventer un tel personnage, notoirement mauvais, et réussir pourtant à en faire une sorte de héros. Car si Clarisse Starling finissait par épingler Buffalo Bill, c’était bien grâce à la petite note de Lecter : « Ce hasard ne finit-il pas par laisser de côté toute considération pratique ? » Dans un souci de concision, le film avait remplacé cette phrase par : « Cette distribution n’est-elle pas désespérément aléatoire ? » Formulation judicieuse, et assez poétique au demeurant.

Elle se demanda pourquoi elle s’accrochait tant à ces mots. Dans le doute, elle ralluma l’ordinateur pour jeter un nouveau coup d’œil au fichier. En tout, 4 gigas de données binaires apparemment aléatoires. Désespérément aléatoire ? Oui, très probablement, le hasard ayant bien peu de place en informatique. Un instant, elle envisagea qu’il s’agisse d’un fichier exécutable dont l’extension aurait été enlevée. Mais même ainsi elle aurait trouvé des espaces vides dans le fichier, des portions contenant des constantes comme par exemple des messages systèmes.

Il pourrait s’agir d’un fichier compressé. Mais elle rejeta l’idée : tout d’abord, le fichier ne commençait pas par l’entête caractéristique. Et surtout, (elle fit un petit calcul) le fichier faisait très précisément 4 giga-octets. Avec cette précision, il était quasi-impossible qu’il s’agisse d’un vulgaire zip. Donc, Hannibal Lecter avait raison : c’était désespérément aléatoire. Ou autrement dit, il s’agissait d’un fichier crypté. Et avec une taille aussi précise, elle pouvait même faire une autre supposition, le fichier FürElise était un disque virtuel chiffré. Ça, ça ressemblait bien au San Baka Trio.

Une minute plus tard, elle avait téléchargé le programme open-source le plus réputé de gestion de disques virtuels chiffrés. Mais même si elle avait raison, il lui manquait tout de même le mot de passe. Elle s’accorda une dizaine de minutes, après quoi elle irait se coucher.

C:\Documents and Settings\Lili>\OpenTC\TC.exe /v F:\FürElise /p elise
Incorrect password or not an OpenTC volume.

C:\Documents and Settings\Lili>\OpenTC\TC.exe /v F:\FürElise /p maestro
Incorrect password or not an OpenTC volume.

C:\Documents and Settings\Lili>\OpenTC\TC.exe /v F:\FürElise /p arpege
Incorrect password or not an OpenTC volume.

C:\Documents and Settings\Lili>\OpenTC\TC.exe /v F:\FürElise /p charles
Incorrect password or not an OpenTC volume.

C:\Documents and Settings\Lili>\OpenTC\TC.exe /v F:\FürElise /p KaleiPus4
Volume F:\FürElise successfully mounted on G:.

Son propre mot de passe. Ces idiots avaient crypté le fichier avec son mot de passe… C’était tellement évident qu’elle avait mis des plombes pour y penser. Elle ne manqua pas de les maudire, et par esprit de contradiction, elle remercia le Docteur Lecter. Elle inspecta son tout nouveau disque G: pour y trouver trois répertoires : Database, Maestro et Phaury. Elle aurait tout le temps pour le reste, mais elle voulait savoir dès maintenant ce qu’ils croyaient avoir découvert sur le directeur.

Adam lui avait conseillé de s’interroger sur ce qu’elle savait elle-même sur Monsieur Phaury. Ça n’allait pas bien loin : il avait la petite cinquantaine et il était déjà le directeur de l’école avant qu’elle n’arrive. L’école étant récente, il avait dû être directeur dans d’autres établissement auparavant, et professeur encore avant ça, au vu de son âge. D’ailleurs il lui arrivait encore de donner des cours sur la sécurité informatique. Des cours ardus, d’après ce qu’elle avait entendue dire, mais passionnants pour ceux qui étaient capables de les suivre.

Voilà, le bilan étant fait, elle s’autorisa à attaquer dans le vif du sujet. Victor Isaac Phaury, né le 8 juin 1954 à Saint Mihiel. Elle survola l’enfance, apparemment sans histoire, pour s’arrêter sur un paragraphe très annoté. Au début de l’année 75, alors qu’il rédigeait une thèse sur « l’hypercalcul et la décidabilité des fonctions thêtas » dans le but d’obtenir un doctorat de mathématique, Phaury abandonna brusquement (à moins de six mois de sa soutenance) et récupéra les différents manuscrits de sa thèse. Il fut aussitôt rattrapé par ses obligations militaires et partit sous les drapeaux. Et pourtant, selon l’investigateur, aucun ordre d’incorporation à son nom ne fut délivré. Que faisait-il ? Mystère.

Il réapparait deux ans plus tard, en tant que « assistant technique » d’une mission parlementaire sur la modernisation des systèmes d’information. Et on le retrouve par la suite, très régulièrement, à différents postes, dans différentes missions. Parfois en tant que : consultant, aide de camp, chef de projet, missionné exceptionnel ou autre, pour différents ministères ou secrétariats d’état. Mais tout de même souvent au ministère de l’Intérieur. Il avait même participé à la création de la DRM. (Elise supposa qu’ici le sigle DRM voulait dire autre chose que le sens qu’elle lui prêtait habituellement, et elle se promit de chercher sur le net.) Phaury était toujours resté en poste, à un endroit ou à un autre malgré les alternances politiques, remarquait l’investigateur.

Il quittait les affaires en 2003, et il avait même droit à une allocution de son ministre de tutelle qui voyait en lui « un eternel serviteur de l’Etat » et qui le remerciait pour la « totalité de sa carrière exemplaire », excusez du peu. Une note de bas de page – probablement d’Adam – ajoutait que dans les jours qui suivaient son départ, le premier ministre de l’époque annonçait la création d’une grande école d’informatique « afin que la France garde son leadership dans le domaine ». Et en moins de deux ans, le lycée Alexeï Zymoff fût réhabilité. Quand il ré-ouvrit ses porte en 2005, c’est tout naturellement Phaury qui fût nommé directeur, poste qu’il occupait encore aujourd’hui. La boucle était bouclée.

Elise referma le document, puis éteint l’ordinateur. Il était vraiment tard, mais elle s’accorda encore quelques secondes de réflexion. La description de Phaury oscillait quelque part entre le Monsieur ordinateur d’une dizaine de gouvernements successifs, et une sorte de mercenaire de l’informatique. Si ces rapports étaient à moitié exacts, s’introduire dans le serveur central allait s’avérer une sacrée opération.