Charles adorait ces petits brainstormings avec le reste du groupe. Plus qu’à aucun autre moment, il prenait conscience de la valeur de ses amis – et aussi de leur complémentarité. Aujourd’hui, Elise n’étant pas là, ils se retrouvaient entre eux, le groupe originel, comme à la bonne époque. Et pourtant le fantôme aux yeux verts s’était invité à leur petite réunion : ils travaillaient sur le programme de suivi proposé par Elise. Avant de le coder, il fallait réfléchir à son architecture. La clé de la réussite réside dans la préparation, disait Bertrand – au grand dam d’Adam, qui était plus prompt à la précipitation.
Charles mit au point son croquis puis tourna l’écran vers ses deux camarades. Des cercles, des carrés, de nombreuses flèches, mais pour ses amis tout cela semblait avoir un sens profond. Bertrand pourtant était dubitatif.
« Il y a surement plus simple, non ?
- De ta part, ça m’étonne un peu.
- Il a raison, Charles, pourquoi faire deux programmes aussi distincts ? Ça serait plus simple de mettre les codes de Maestro dans ce programme là… »
Bertrand s’empara du clavier et de la souris. Il rassembla grossièrement les cercles, fit disparaitre une bonne partie des flèches et haussa les épaules.
« Voilà, merci Bertrand, c’est ça que je voulais dire. Un programme global qui reprend les codes de Maestro. Quand on compile l’un, on compile l’autre et c’est réglé. Tu vois, Charles, la simplicité ça a du bon.
- Voui, je le sais bien, mais pourquoi toujours chercher au plus simple ?
- Car c’est bien souvent le plus efficace, Charles, voilà tout. »
Il entama un deuxième croquis plus détaillé. Maestro d’un côté, et le programme de suivi de l’autre. Il aurait aimé qu’ils comprennent tout l’intérêt de sa méthode. Mais cela ne tarderait pas, il en était convaincu. Il tenta une approche différente.
« - Maestro est presque sur les rails. Si Denys nous envoi des modifs, Bertrand les interfacera. Et bientôt Elise nous fournira son module. D’un autre côté, Adam et moi allons travailler sur ce programme de suivi. Nous avons donc deux équipes qui travaillent sur des projets… humm… parallèles. Ça vous fait penser à quoi ?
- Qu’il faut justement aller au plus simple ? hasarda Adam.
- Non… Non, il veut parler de modularité. »
La machine étant lancée, il les laissa réfléchir un peu. Il n’avait pas affaire à des empotés. Il se concentra sur son croquis et le peaufina tranquillement. Interfaces, points d’entrée, variables de retour.
« - Ça va demander un petit effort de documentation, remarqua Bertrand.
- Juste pour permettre de travailler en deux équipes ? Ça vaut le coup ?
- Oui, Adam. Ce n’est pas si compliqué que ça. Comme quand on compile une DLL : le programme de suivi pourra communiquer avec Maestro et lui demander d’effectuer n’importe laquelle de ses fonctions. Si on explicite bien les entrées/sorties, ça sera facile, tu vois ?
- Oui, bah, il faudrait commencer par lui trouver un nom à ton programme de suivi. Et pas un truc de musique, cette fois.
- Pourquoi pas, je trouvais ça sympa, moi… Tu en penses quoi Bertrand ?
- Pardon ? Oui, oui, c’est une bonne idée de prendre une approche modulaire, une autre raison c’est qu’on pourra continuer à travailler sur le programme de suivi même quand Maestro sera dans la nature.
- C’est vrai, ça, je n’y avais pas pensé. C’est bien vu.
- Et quand on y pense, cette version est plus robuste en termes de sécurité.
- Comment ça ? demanda Charles, surpris par la remarque de Bertrand.
- Si, c’est logique. Maestro est furtif, donc dur à trouver. Alors que le programme de suivi sera moins sécurisé. Si il embarquait Maestro, on aurait une faille.
- Les gars ! Zut ! On en était au nom du programme… Faut suivre un peu ! »
À la surprise des deux autres, Bertrand proposa aussitôt un nom : « - Maestro Contrôle Principal ! Ça s’impose. C’est voté ?
- Oui, c’est bien, admit Adam.
- Je maintiens que le thème de la musique est plus sympa, mais bon… ok. Mais j’imagine qu’il y a un sens caché ?
- Et oui : ça fait MCP, comme dans ce vieux film en images de synthèse.
- Tron, tu veux dire ? Tu parles bien de Tron ?
- Oui, tout à fait. C’était un bon film d’ailleurs.
- D’accord, c’est pas le problème. Mais dans mon souvenir, le MCP, c’était le méchant, non ?
- Oh, Charles, fait pas ton rabat-joie… » lui intima Adam.
Mais en fait, non, il ne faisait pas son rabat-joie, il était même plutôt content, content de lui et de son petit groupe. Il ne se prenait pas spécialement pour un génie, une tête d’ampoule, ni même pour quelqu’un de plus malin qu’un autre. Et pourtant… pourtant quand il se trouvait avec ces deux-là, rien ne lui parait impossible : pirater le serveur de l’école, du pentagone ou d’ailleurs, cracker n’importe quel code, implémenter le plus compliqué des algorithmes. Ensemble absolument rien ne leur était impossible. Il ne voyait pas que ce qui pourrait jamais les séparer.
Elise entra dans la salle avec la grâce d’une reine outragée, ses yeux étaient deux cailloux radioactifs aux reflets mortels. À cet instant, Charles la trouva d’une insoutenable beauté : il n’était pas même certain que ses pieds touchent par terre.
« Hé, Miss, ça fait plaisir de te voir ! » lança Adam.
Elle vint directement à lui. Dans un geste très fluide, sa main s’envola. Adam était trop près pour s’apercevoir de la beauté technique du geste, mais Bertrand et Charles n’en manquèrent pas une miette. Le bruit de la claque sonna sèchement dans l’air de la salle 107. Dans le même mouvement, elle avait déjà fait demi-tour, laissant là Adam littéralement sous le choc, et ses deux comparses à peine moins hébétés.
« - Mais merdre, Adam ! Qu’est-ce tu as fait encore ? » fulmina Charles, avant de partir à la poursuite d’Elise.
Bertrand faisait son possible pour éviter de pouffer, et Adam se massait la joue.
« - Je crois qu’il faut s’y faire : je ne comprendrais jamais les filles… »