Adam et Bertrand avaient l'air de s'amuser comme des petits fous. Cela aurait pu aider Charles à relativiser, mais non. A vrai dire, cela l'exaspérait plus encore. Dans le cadre du club, il leur avait montré comment une architecture virtuelle pouvait être utilisée pour monter des réseaux complexes, y compris des réseaux exotiques. Studieux, ils avaient mis en pratique les connaissances nouvellement acquises, et avaient mis en place un réseau BITNET (l'équivalent de Cro-Magnon pour internet : un lointain cousin préhistorique).
Et aussitôt fait, l'un d'entre eux (Bertrand sans doute) avait installé Multi-Access Dungeon, le premier des MMORPG (Cocorico, écrit par des français). D'où la folie ludique qui les habitait maintenant.
(ASX1)# cat /proc/meminfo | grep MachineMem
MachineMem: 67108864 kB
Soit 64 gigas de RAM. Charles n'avait pas les chiffres en tête, mais il estima à la louche que ces deux grands nigauds utilisaient bien plus d’un million de fois la capacité mémoire des ordinateurs qui avaient envoyés les premiers hommes dans l'espace. Tout ça pour jouer à un stupide jeu vieux de plus de 25 ans.
Bien sûr, il pouvait difficilement leur en vouloir de s'amuser un peu. Le projet Maestro était à l'arrêt, Shadows ne l'avait pas contacté depuis plus de 15 jours, et surtout, surtout, Elise n'était pas venue.
Pour l'instant, personne n'avait rien dit, mais il faudrait bientôt choisir un autre candidat. Il allait vérifier une quarante-deuxième fois ses mails, quand la voix vive d'Adam raisonna : « Coucou Miss. Même en retard, ça fait plaisir de te voir ! » Il avait équipé son sourire réglementaire numéro 4 'tu-sais-que-tu-es-mignonne-toi'.
Et d'une part, elle était bien là, à les regarder tous les trois, et d'autre part, oui, il l'a trouvait toujours aussi charmante.
« - Salut. Je m'étais perdue en chemin, éluda-t-elle pour expliquer son absence d’une semaine. Dites-donc, si vous avez que ces vieux coucous, notre club risque pas de décoller.
- Eh, il ne faut pas juger que sur l'apparence, lui rétorqua Adam. Tu sais, ces ordis là nous servent juste de clients légers pour se connecter à l'infrastructure virtuelle.
- Bienvenue Elise, content que tu ais répondu à mon invitation, embraya Charles pour reprendre le contrôle de la discussion. Je crois que je devrais commencer par faire les présentations… Donc lui c'est Adam, on l'appelle aussi…
- Adam Solbert ? le coupa-t-elle. Je le connais de réputation alors.
- Pour te servir, princesse, lui répondit l'intéressé en se fendant d'une révérence plutôt réussi.
- Oui, et bien quand il me laisse parler, sache qu'on l'appelle aussi Ada. Il code mais c'est surtout lui qui gère tout ce qui est intendance et logistique.
- Ada ? Pour Ada Lovelace ?
- A l'origine, non… Mais j'aime bien la référence. »
Bertrand, qui n'avait pas encore dit un mot, semblait mal à l'aise. Et Charles savait pourquoi, il n'aimait pas qu'on parle de lui. Mais c'était inévitable.
« - Ensuite vient Bertrand. Son pseudo c'est Berserk. Il est lui aussi codeur, plus orienté architecture et matériel. Il est aussi notre encyclopédie de l'informatique, et accessoirement un grand joueur de MMORPG.
- Enchantée Berserk, je suis moi-même une exilée d'Everquest.
- Ouais, salut, grogna ce dernier. Bah moi, je voulais juste dire que je trouve que c'est pas une bonne idée d'avoir une fille dans le groupe. Voilà, c'est tout. »
Sa déclaration fit l'effet d'une petite bombe, et la température chuta d'une trentaine de degrés. Ni Charles ni Adam ne savaient comment rétablir la situation.
« - Ecoute, Berserk, je comprends ça. Je suis habituellement plutôt solitaire, mais je suis consciente qu'une fille dans un groupe de mecs peut créer des tensions. Sauf que dans mon cas, il n'y a pas à s'inquiéter : vous et moi, on chasse sur les mêmes terres.
- Je ne…
- Attends, ça veut… »
Ce fut Charles qui réussi le premier à sortir de la confusion : « Je crois qu'Elise vient de nous dire qu'elle préfère les filles. Ca pose un problème à quelqu'un ?
- Moi ça va, acquiesça Bertrand.
- Ah mais pas de soucis, confirma Adam, dont le sourire, après avoir fait un raté du genre 'ah-ça-si-je-m'attendais', s'était calé sur un 'non-non-tout-roule' un peu sur-joué.
- Je suis contente que ça ne gêne personne. Je crois que je connais tout le monde maintenant.
- Et bien, en fait, non… Il manque Denys, c'est un peu notre membre virtuel. Il est australien, et on ne l'a jamais rencontré IRL. Mais il fait quand même partie du groupe, et c'est un génie des réseaux. Son nick, c'est Shadows. Cette fois, tu connais vraiment tout le monde. »
Il y eu un silence qui commençait à devenir pesant, jusqu'à ce Bertrand intervienne.
« Char, on devrait lui montrer l'équipement, ça devrait l'intéresser, tu crois pas ?
- Si, si, oui. C'est vrai. Tu comparais nos machines à des vieux coucous, mais je crois que tu vas être impressionnée par ce qu'on a dans l'arrière boutique. »
Elise se laissa guider jusqu'au local technique où trônaient deux grosses armoires, et une appréciable quantité de câbles.
« - Des mainframes ? demanda-t-elle.
- Dans notre cas, on va parler d'hyperviseurs. Ici, là, ainsi que dans la seconde armoire, avec la baie de disques. C'est le cœur de notre infrastructure virtuelle.
- C'est dans ces trois machines qu'on va émuler toutes les autres ?
- Oh là, malheureuse… pouffa Bertrand.
- Bertrand a raison : il ne s'agit pas d'émulation. L'émulation, c'est simuler le comportement d'une machine en construisant son modèle à l'intérieur d'une autre. Ici, c'est tout à fait différent. Il faut le voir comme du partitionnement. Partitionnement du disque, bien sûr, mais aussi de la mémoire vive, du cpu, et même de l'accès réseau. Chaque machine virtualisée utilise vraiment la mémoire, le cpu, et le réseau. Et pour ça, il faut un tas de cpu, de disques, de mémoires et de cartes réseaux. Par exemple, on a 8 processeurs par hyperviseur.
- Donc on peut émul… euh, virtualiser 8 machines ? C'est peu, non ?
- Bien vu, lui accorda Adam.
- C'est là toute la beauté de la chose : ce partitionnement est dynamique. Disons pour faire une analogie que c'est comme le surbooking dans les avions. On vent 110 places pour un avion de 100 places, et pourtant ça fonctionne. Car on sait qu'il y a en moyenne 10 désistements. C'est pareil. On sait qu'une machine utilise rarement plus de 10% de son cpu. Du coup, on peut virtualiser beaucoup plus de machines. Dans notre cas, chaque hyperviseur peut virtualiser une cinquantaine de serveurs. Soit 150 serveurs en tout, dans ces deux petites armoires. Impressionnant, n'est-ce pas ? »
Elle ne répondit pas, mais l’étincelle dans ses yeux en disait suffisamment long.
« - Bon d’accord. Et admettons que ça me dise de faire partie de votre club. Le truc, c’est que je me suis un peu renseignée, sur le net et ailleurs. Et je ne vois absolument pas à quoi une administratrice de bases de données pourrait vous servir. Conclusion : vous me cachez forcément quelque chose. Vous ne croyez pas qu’il serait temps de cracher le morceau ? »