Augüstin, sous bien des aspects, était le prototype même du héros. Il ne comptait plus le nombre de personnes qu’il avait aidé ou sauvé, ni d’ailleurs le nombre de méchants qu’il avait châtié. Il avait libéré (avec des amis) la Prison, Gnomeregan et une bonne partie du Monastère Ecarlate. Il était rentré à la Cathédrale de Lumière pour que le maître des Paladins lui apprenne de nouveaux sorts. Il partait maintenant en griffon vers Baie-du-Butin pour accomplir de nouvelles quêtes.

Comme le trajet de son Paladin prendrait plusieurs minutes, Bertrand bascula sur son écran secondaire et lança une nouvelle compilation du projet Maestro. Obligeamment la machine commença à traduire le contenu de chacun des fichiers du projet en code binaire : les fichiers Asm de Denys, les fichiers Cpp de Charles, et ses propres fichiers C. Quand elle aurait fini, elle linkerait l’ensemble en un seul fichier exécutable : MaestroV2.6.37.exe. L’intégralité de la manœuvre prendrait au moins dix minutes sur la machine de Bertrand, mais le fait de jouer à Wow en parallèle expliquait cette lenteur excessive. De toute façon, ils n’étaient pas pressés : Elise venait tout juste d’entrer dans le projet, il lui faudrait du temps pour livrer le nouveau module Database.

« - Mais c’est lequel l’hypoténuse ? cria sa sœur depuis la chambre à côté.
- Je suis persuadé que ton prof te l’a dit.
- Oui, ça se peut. Elle entra dans sa chambre, en lui montrant un cahier couvert de figures géométriques. Mais j’ai oublié. Tu peux me montrer ?
- Si je fais ça, tu auras encore oublié demain. Tu ne veux pas plutôt que je te donne une méthode infaillible ?
- Une méthode ? Babou se doutait bien que c’était un piège, mais elle n’avait pas le choix : ok, d’ac.
- Alors, reviens me voir quand tu auras dessiné trois triangles-rectangles différents. Mais je veux qu’ils soient vraiment différents. Je te laisse dix minutes.
- Dix minutes pour trois triangles ? Ça sent le piège » pesta-t-elle. Mais elle fit ce que son frère demandait.

Sur l’écran secondaire, la compilation suivait son cours. Bertrand n’avait aucune inquiétude en ce qui concernait la partie de Charles, pour la simple et bonne raison qu’elle n’avait pas été modifiée depuis la dernière version. Le risque venait plus surement des modifications qu’il avait apportées dans son code. Il ne pouvait pas non plus totalement exclure que la partie envoyée par Denys soit boguée. Et là, ça serait vraiment embêtant. Comprendre un langage informatique, en soi, ce n’était pas compliqué. Mais la portion allouée à Denys était en assembleur. Il y avait la même proximité entre le C et l’assembleur, qu’entre le français et le morse. Bref, Bertrand priait pour qu’il n’y ait pas d’erreur. Sa sœur rompit sa concentration.

« - C’est pas possible !
- Qu’est-ce qui n’est pas possible, Babou ?
- De faire trois triangles rectangles qui sont vraiment différents ! J’en ai trouvé que deux…
- Ah oui ? Montre voir. Et il inspecta le cahier de sa sœur. Il fit un dessin à main levé. Et celui-ci ?
- Fais voir. Non, c’est le même que celui-là mais retourné, c’est tout.
- Oui, bravo. C’est très bien. Alors maintenant écoute bien ceci : un triangle rectangle a trois côtés, deux qu’on appelle les cathètes et le troisième qu’on appelle l’hypoténuse. Je te laisse quelques minutes pour bien comprendre. »

Sa sœur semblant perdue dans des pensées profondes, Bertrand revint à la compilation. Quelle idée aussi de coder en assembleur ? Pour être encore plus efficace, bien sûr. L’analogie aurait pu être la suivante : les parties de Denys étaient autant de soldats super-spécialisés et hyper-efficaces, des démineurs, des snipers, des grenadiers, etc… Ses morceaux à lui étaient plutôt des sergents, chargés de donner des ordres simples à ses soldats et devant s’assurer qu’ils ne manquent pas de munitions. Enfin, la partie de Charles serait en gros le général donnant des ordres complexes à ses sergents. L’ensemble assurant une flexibilité maximale. Un très beau boulot. Le linker entra en action. Bertrand souffla : pas d’erreurs. Il y avait toutefois des avertissements.

« - Je crois bien que j’ai compris, l’informa Babou.
- Vraiment ? Alors c’est lequel l’hypoténuse ?
- Celui-ci, claironna-t-elle en expliquant : c’est le seul côté qui est vraiment différent.
- Bravo, tu as compris.
- Merci. Mais bon, ça aurait été plus rapide si tu me l’avais dit tout de suite…
- Oh ça oui : plus rapide, mais moins efficace. Car maintenant, tu n’oublieras plus jamais lequel est l’hypoténuse.
- Ah oui ?
- Je te le promets. Apprendre c’est avant tout Comprendre. Comme tu as compris, tu as appris ! »

La toute jeune fille ne semblait pas aussi enthousiaste que son frère, mais préféra ne rien dire. Elle était déjà à moitié hypnotisée par l’écran de l’ordinateur. Les jeux-vidéos exerçaient sur elle un énorme attrait, attisé par le fait que son frère lui avait le droit d’y jouer, mais pas elle. Elle tenta une approche trop brutale :

« - Tu joues encore à ton jeu de Paladin ? Maman dit que tu devrais plutôt faire du sport si tu veux maigrir…
- Ça m’étonnerait que maman ait dit ça… Je pense plutôt que ça vient de toi.
- Tu me laisserais jouer ?
- Non, d’une part, car ce n’était pas très gentil comme remarque, et d’autre part car j’ai un programme à finir. »

Son frère ayant toute autorité sur l’ordinateur, Babou devait s’avouer vaincue, ce qu’elle n’appréciait guère. Avoir un grand frère, et plus précisément un grand frère intelligent, ce n’était pas une sinécure (même si elle ignorait le sens de ce mot). Elle fit une dernière tentative :

« - C’est pas un truc de piratage au moins ? Parce que tu as pas le droit, et maman te confisquera l’ordinateur et elle me le donnera à moi !
- Non, ce n’est pas du piratage : c’est du développement. Mais tu irais cafter à maman ? Tu sais, bientôt, tu apprendras les chiffres imaginaires, et je te promets qu’à ce moment tu auras bien besoin d’un grand frère pour t’aider.
- Des chiffres… imaginaires ? Comment c’est possible ?
- Si tu me laisses travailler à mon programme, peut-être que tu le sauras un jour… »

Babou savait reconnaître une défaite : son frère avait des armes qui la dépassaient de très loin.