Charles jeta un dernier coup d’œil à la photo avant de la ranger. Oui, c’était bien elle, là, assise sous un arbre. Elle n’était pas belle, ni même kawaï comme l’avait dit Adam. Mais il émanait d’elle une simplicité désarmante. « Bertrand a raison : cette fille va être une source de problèmes sans fin », soupira-t-il.

Il s’en voulut d’avoir eu une pensée aussi sexiste, après tout il ne savait quasiment rien d’elle. Comme souvent avant d’agir, il entreprit de faire un bilan pour/contre. Elle serait la seule fille dans un groupe de garçons, assurément un très gros contre. Elle avait donc cet espèce de charme désarmant, là encore un contre. Elle semblait solitaire, et il hésita avant de classer ça parmi les pour. Elle était en train de bouquiner, incontestablement un pour. Mais ce qu’elle lisait ressemblait plus à un roman qu’à un manuel technique, par conséquent contre. Son dossier semblait indiquer un caractère affirmé, pour. Et aussi qu’elle était une déesse des bases de données. Charles regretta aussitôt l’utilisation du terme déesse, qu’il remplaça presque aussitôt par génie, beaucoup plus neutre à son goût. De toute façon, il avait promis aux autres d’aller lui parler. Il n’avait plus trop le choix. Il était au pied du mur… ou en l’occurrence, au pied de l’arbre. Il se força à penser qu’il avait tout de même quelques atouts en main, puis se jeta à l’eau.

« Salut. C’est toi Elise ? Moi, c’est Charles. J’espère que ça ne te dérange pas qu’un garçon de première année vienne te parler, parce qu’il y a des filles que ça dérangent… »

Il était conscient que son propos était pitoyable. Il avait néanmoins tenté de parler d’une voix claire, posée, et surtout audible. Mais devant l’absence de réaction, il se demanda si elle l’avait entendu. Charles profita de ce silence pour la détailler un peu plus. Pas de maquillage, ni fard à paupière, ni vernis à ongle, et il ne pensait pas qu’elle ait non plus de rouge à lèvre. Il se demandait comment faire devant son mutisme. Il nota qu’elle était habillée très sobrement, elle portait un jean, ce qui était à la limite du subversif ici, et une chemise longue en lin. Et surtout elle ne réagissait toujours pas. Enfin, après ce qui semblait une éternité, elle tourna une page.

« – Ce n’est pas que tu sois de première année qui me pose problème. Je me demande juste d’où tu me connais, et si tu avais remarqué que je suis occupée.
– Oui, si, si, j’avais bien remarqué, et je ne voulais pas te déranger… mais je suis responsable du club d’informatique… et la scolarité m’a donné ton nom… pour nous aider… avec le club. »

Pour la première fois, elle leva les yeux de son livre. Des yeux verts sombres, un peu intimidants.

« – Je connais les types du club informatique, et aucun n’est de première année. Tu me racontes forcément des cracks. Et je n’aime pas trop ça, conclut-elle avec une nuance de colère dans la voix.
– Non, non, pas du tout, ce n’est pas ce que tu crois, réussi à déglutir Charles. C’est le nouveau club informatique. Ca s’appelle ‘Architectures Informatiques Virtuelles’. »

Il remarqua tout de suite qu’il avait marqué un point, ou tout du moins qu’il avait éveillé sa curiosité. Il s’empressa de continuer sur sa lancée : il ne voulait pas que ses yeux verts là retournent à leur livre.

« Comme tu le sais sans doute, les infrastructures virtuelles ont le vent en poupe en ce moment. Mais peu de gens savent vraiment de quoi il retourne. Alors j’ai proposé au directeur de monter un club informatique pour expliquer tout ça aux élèves. Et, euh, il m’a donné carte blanche, dit-il avec un petit geste nonchalant.
– Et j’interviens où dans cette histoire ?
– Et bien, on aurait bien besoin d’un administrateur de bases de données. Et il parait que tu es une vrai dée-… enfin que tu es vraiment bonne. Se rendant compte que le terme pouvait être mal pris, il ajouta : enfin bonne en base de données, je veux dire. »

Elle semblait amusée du trouble manifeste de Charles.

« – Quelqu’un a dû se tromper, j’ai des notes très moyennes, tu sais.
– Oui, je sais ça. Mais c’est surtout que tu as séché un trimestre entier. Et je, euh, au fait, j’aimerais bien savoir pourquoi ?
– Ca ne te regarde pas, mais pour récompenser une question aussi franche, je vais t’expliquer. Tu vas voir, c’est très simple. Mon prof m’a lancé quelque chose comme… Et elle prit une voix grave avant de clamer : ‘ma petite demoiselle si vous croyez en savoir plus que moi dans cette matière, je vous dispense du cours’. Et je l’ai pris au mot.
– Ah ouais, sympa. Enfin, pas sympa pour toi. Mais je veux dire : classe comme réaction.
– Et c’est où et quand votre club ?
– C’est salle 107 dans le bâtiment technique. Tu pourras venir nous voir dés demain à l’heure du déjeuner, si tu veux. Il fit un effort démesuré pour sembler désintéressé : tu viendras ? »

Les yeux verts sombres le quittèrent pour retourner aux pages du livre. Enfin, elle lâcha :

« – Peut-être, Charles, peut-être… »