Tous les calendriers des environs, dans un bel ensemble, annonçaient depuis une quinzaine de jours l’arrivée officielle de l’automne. Mais les grands ormes, peut-être contestataires ou bien ne sachant pas lire, ne semblaient pas se résoudre à cette victoire des frimas d’Octobre. Il régnait en effet une atmosphère quasi-estivale dans la cour de l’école. Profitant de la clémence des températures, des petits groupes d’étudiants flânaient à divers endroits stratégiques : certains s’étaient approprié les bancs alors que d’autres squattaient nonchalamment les marches des escaliers. Quelques professeurs, peu pressés de rejoindre leur salle, poursuivaient au soleil des conversations paresseuses.

S’il tout le monde n’avait pas été si enclin à profiter des bienfaits du climat, peut-être que quelqu’un aurait remarqué le comportement inhabituel d’Elise Pontier. Depuis son arrivée, Elise était considérée comme une asociale, une fille étrange et décalée. On ne se formalisait plus de la voir seule en train de bouquiner sous un arbre, ou assise sur un banc à écrire dans son petit carnet noir. Élève brillante, elle aurait pu avoir droit à tous les honneurs, mais elle devait à son comportement ouvertement solitaire d’être tout juste tolérée. Ce qui, d’ailleurs, semblait parfaitement lui convenir jusque-là.

Mais aujourd’hui, tout juste visible dans l’ombre du bâtiment A, elle attendait patiemment quelqu’un. Elle portait une jupe plissée un peu canaille, qu’elle avait eu le bon goût d’assagir par un cardigan sombre. En un mot, elle avait fait d’incroyables efforts vestimentaires, ce qui lui donnait un fort sentiment de culpabilité. Pour compenser, elle se rongeait rageusement les ongles. Bien sûr, elle avait agi comme une idiote la dernière fois, et elle espérait qu’ils ne lui en tiendraient pas rigueur. Pour Charles, elle ne s’inquiétait pas. Mais les autres ? La sonnerie stridente la ramena à la réalité. Son attente touchait à sa fin.

Une seconde plus tard, la porte de la salle d’Anglais s’ouvrait laissant une foule bruyante en sortir et perturber le délicat équilibre de la cour. Le brouhaha et une multitude de sacs colorés se répandirent suivant un profil qu’Elise estima probablement fractal. Bien sûr, il fallut attendre que presque tout le monde soit sorti pour voir apparaitre le trio. Charles et Bertrand menaient une discussion apparemment passionnée, alors que ce balourd d’Adam consultait son téléphone portable. Fallait-il aller à leur rencontre, ou bien attendre qu’ils l’aperçoivent – et prendre ainsi le risque qu’ils passent à côté d’elle sans la remarquer, ces crétins de geek ?

Charles fut le premier à la voir. Même s’il ne lui fit qu’un timide sourire, il semblait honnêtement heureux de sa présence. Il entraina ses comparses à sa suite, et ils la rejoignirent à l’ombre. Adam lui faisait de grands sourires à l’honnêteté déjà plus douteuse. Bertrand, eh bien… Bertrand semblait inaccessible, ou tout du moins lointain. Elle les salua un peu maladroitement. Habillée comme elle l’était, elle ne sentait pas franchement à l’aise, ce qui était parfaitement idiot vu que c’était pour leur faire une bonne impression qu’elle avait choisi – non sans mal – cette tenue.

« - Alors, ces révélations sur Monsieur Phaury ? interrogea-t-elle, pour ramener le sujet sur Maestro.
- On a pensé à toi, on t’a mis tout ça sur une clé : les sources de Maestro, le module actuel de base de données, et ce qu’on a trouvé sur Phaury. Il y a absolument tout.
- Bien, vraiment très bien ! Alors vous m’expliquez ça ?
- C’est-à-dire, je dois donner un cours sur les architectures virtuelles, là… Et Bertrand doit interfacer des modifs que nous a envoyées Denys. D’ailleurs, Denys semble enthousiaste en ce qui te concerne : il m’a demandé de te souhaiter la bienvenue dans le groupe !
- C’est gentil. Mais moi je pensais qu’on aurait pu…
- Je suis désolé, Elise… Mais si on veut garder la couverture du club informatique il y a des obligations. Tu comprendras tout en lisant la clé. »

Quasiment sans cérémonie, Charles et Bertrand partirent vers le bâtiment des sciences, la laissant seule avec Adam – la pire configuration envisageable. Il continuait à lui faire de grands sourires un peu niais – bon d’accord, peut-être qu’elle exagérait la situation. En tout cas, il ne semblait pas disposé à entamer la conversation.

« - C’est bête, ils ont oublié de me la donner cette clé. Pas grave, c’est toi qui vas m’expliquer ce que vous pensez avoir découvert sur le Directeur…
- T’inquiète : la voici. Et il lui tendit le petit dispositif chromé. C’est assez passionnant, et je ne dis pas ça seulement parce que c’est moi qui ai récolté toutes ces infos ! Enfin, je parle de la partie sur Phaury, hein, le reste c’est un travail d’équipe.
- Oui, bon soit. Mais tu veux pas m’expliquer l’idée générale ?
- C’est plus simple que tu lises tout. Mais avant de le faire, commence par te demander ce que tu sais vraiment sur le Directeur de ton école. Fais-moi confiance.
- D’accord, j’ai compris, conclut-elle, un peu agacée.
- Mais avant, il y a quelque chose que tu pourrais faire pour moi. Je voudrais te demander un truc, mais c’est super perso.
- Ah oui ? Son agacement s’était envolé, probablement surpris par les battements de tambour de son cœur. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
- Il y a une fille en seconde année, une petite brune, Magda je-ne-sais-quoi… tu pourrais me la présenter ? »

D’un coup, elle comprit les grands sourires niais. Il la prenait juste pour une bonne poire. Elle fit volte-face sans même lui répondre. Jusque dans le bus, elle eut l’impression de l’entendre : « Tu pourrais me la présenter ? » Ce type était vraiment un idiot, elle aurait dû le savoir. Et c’était la dernière fois qu’elle faisait l’effort de mettre une jupe pour eux, non mais franchement. Arrivée devant chez elle, sa mauvaise humeur avait un peu refluée, remplacée par la curiosité. En fait, elle avait même hâte de découvrir le contenu de leurs recherches sur Monsieur Phaury.

Ses parents étaient absents, et ils ne rentreraient sans doute pas très tôt. Elise s’empara d’un bol, et le remplit de litchis – elle allait regretter de s’être rongée les ongles. Elle mit un peu de musique – Peer Gynt avait sur elle des vertus apaisantes – et s’installa à l’ordinateur.

C:\Documents and Settings\Lili>F:

F:>dir

Le volume dans le lecteur F s'appelle LA_MINEUR  
 Le numéro de série du volume est 464D-D4EE  
  
 Répertoire de F:\  
 05 oct 12:39            4 294 967 296 FürElise  
                 1 fichier(s)          4 294 967 296 octets  
                 0 Rép(s)              3 994 262 745 octets libres  

Un seul fichier et sans extension encore ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Le titre au moins, elle pouvait le comprendre, c’était sans doute un jeu de mot de Charles. Littéralement « Pour Elise », c’était aussi le nom original du célèbre morceau de Beethoven : « La Lettre à Elise ».

Peut-être que des instructions se trouvaient à l’intérieur ? Elle ouvrit le fichier dans un éditeur hexadécimal. Rien que du binaire, 4 giga-octets de binaire. Que devait-elle comprendre ? S’agissait-il d’un test ? Ou bien avaient-ils oublié de lui dire ce qu’elle devait faire ? Ou enfin pensaient-ils que ça serait simplement évident pour elle ? Quel que soit le cas de figure, cela montrait à quel point ils étaient totalement déconnectés de la réalité. Elle décida de leur trouver un nom : San Baka Trio, le trio des crétins.