“Alors ? demanda la grand mère.
- Je pense au Fou, celui du jeu d'échec, qui est loin d'être un idiot. Et le Fou c'est aussi une espèce d'oiseau, donc il sait voler.
- Et pourquoi bon nageur ?
- Ca, je suis pas certaine...
- En fait, les Fous regroupent plusieurs espèces d'oiseaux, certaines pélagiques. Tu sais ce que cela veut dire ?
- Euh... non. L'enfant n'était jamais très à l'aise d'avouer ses lacunes à sa grand-mère.
- Cela veut dire que ce sont des espèces qui vivent en mer. Elles vivent donc de la pêche.
- Donc des bons nageurs ! Ah d'accord... Du coup, on fait une partie ?”

La grand-mère hocha la tête, et pendant que sa petite fille allait chercher le plateau et les pièces, elle alla récupéra un porte-cigarette sur lequel elle installa un cigarillo.

“Savta ! Tu n'as pas encore gagné...
- Mais je vais sûrement gagner, n'est-ce pas ?
- Peut-être, mais on ne le sait pas encore.”

Sa grand-mère avait un caractère bien trempé, une élégance raffinée ainsi qu'un esprit acéré. Sa Maman disait qu'elle tenait beaucoup d'elle. La petite fille n'en était pas très sûre.

“- Alors comme ça, tu as passé la journée toute seule, commenta la grand-mère tout en déplaçant un pion.
- Mmm non. Sous le phrasé très maîtrisé, l'enfant cru sentir comme un reproche. J'ai vu plein de gens, j'ai mangé chez Papidou et Mamita, je suis allé au lac, j'ai vu un match de Baseball. J'ai même vu Papa pendant sa pause.
- Ah oui. À l'hôpital ? Le ton était toujours tellement neutre...
- Non, au parc. Tiens, je suis passé à la Synagogue aussi.
- Si tu exposes ta tour, je n'hésiterais pas à la prendre. Tu es allée prier ?
- Peut-être que j'expose ma tour pour t'attirer dans un piège Savta, essaya de se rattraper la petite fille, en remarquant que sa grand-mère avait raison.

Elle se concentra sur son jeu. Sa grand-mère la faisait parler pour la déconcentrer. C'est comme ça qu'elle gagnait chaque partie ou presque. La fillette avait deux victoires à son palmarès, et aujourd'hui elle comptait bien passer à trois. Papa disait que la seule personne qui pouvait tenir tête à Savta, c'était Saba lui-même. Il ne jouait pas aux échecs, mais il aurait sans doute été un adversaire plus que coriace. Elle se dit que sa Maman n'avait pas dû rigoler tous les jours, prise entre les exigences de ces deux-là. A l'inverse, l'enfance de son Papa avait dû être plutôt sympathique. Papa avait essayé de la détromper : “ils ne sont gagas que depuis qu'ils ont une petite fille...” Elle ne le croyait qu'à moitié.

“- Tu n’es pas concentrée, mon enfant. Echec.
- Mmm, zut. Savta avait raison, bien sûr. Mais la petite fille n'avait pas dit son dernier mot. Elle dégagea son roi et repartit à l'offensive.
- J'aime mieux ça, mais ça ne te sauvera pas cette fois. Et en parlant du Fou : échec et mat.
- Pfff... Tu ne me laisses jamais gagner, toi...
- Non, jamais. Comme ça, tes victoire n'appartiennent qu'à toi. Maintenant, apporte-moi mon briquet.
- Attends : quitte-ou-double. Si je trouve l'énigme en moins de cinq minutes, c'est moi qui gagne. Sinon, bah... tu as le droit à deux cigarettes.
- Vendu. Alors écoutes.”

Ses formules sont connues,
Celle du cœur est peu pratiquée,
Celle du Roi est d’un autre temps.
Apanage des hommes civilisés,
Elle est encore bien méconnue.