“- Iz ? Iz, réveillez-vous !”
La douleur... Quand on sort de kérostase, c’est la douleur qui revient en premier. Rien d’insurmontable, non ! C’est plus comme lorsqu’un membre engourdi revient à la vie. Techniquement, je décrirais ça comme une douleur pulsatile accompagnée de picotements, qui prend son foyer dans le cerveau et qui irradie dans chaque terminaison nerveuse. J’ignore les détails précis de la suspension kérostatique - le secret est bien gardé - , mais j’en connais parfaitement les effets. Question d’habitude. C’est toujours l’ouïe qui revient en premier. Mais j’ai un peu de mal à identifier la voix. Ça arrive, parfois. Ensuite la vue va revenir. Parfois ça peut mettre quelques minutes, alors je garde les yeux fermés le plus longtemps possible. Malheureusement pour moi, cette voix est impérieuse, pressée... Décidément pas celle de l’opérateur Lorenz.
J’ouvre les yeux. Toujours les mêmes tubes calorifuges. Je m’extrais du caisson et je viens me planter devant le miroir. Je n’ai pas un déficit d’image, pas ici. Ça fait juste partie de la procédure. Se concentrer sur son image semble aider à focaliser son esprit. Honnêtement, il y a quelque chose de rassurant à vérifier son intégrité physique pendant que ses sens reprennent leur place. D’ailleurs, je commence à sentir un souffle d’air... je suis nue. Lorenz a toujours la prévenance de me tendre une robe de chambre. Ma vue s’améliore suffisamment pour que je distingue des tatouages tribaux sur ma peau. Ça , c’est un coup de Nad, j’en mettrais ma main au feu. Elle ne perd rien pour attendre.
“- Où est l’opérateur Lorenz ?
- Il est de repos, pour l’instant. De toute façon, ce que nous avons à nous dire le dépasse.”
Je me retourne enfin pour voir mon gêneur. Le visage ne m’est pas inconnu, mais je n’arrive pas à l’identifier. Ma nudité le dérange, il évite de me regarder. Pudibonderie bordienne typique. Je profite de mon avantage.
“- Et à qui ai-je l’honneur ?
- Warren, je suis le conseiller Warren”, profère-t-il avec une pointe d’agacement.
Tu m’étonnes que son visage ne m’était pas inconnu. La situation doit être grave pour que quelqu’un de la haute société vienne nous voir directement. Je mets fin à son supplice en m’habillant.
“- En quoi puis-je vous aider, mon seigneur ?
- Eh bien... commence-t-il en se renfrognant. Nous avons tout lieu de croire que nous avons une brèche dans notre système de... sécurité.”
Le petit homme a toute mon attention. Bordēn est en guerre, et la sécurité intérieure fait partie de mes attributions. S’ils m’envoient un conseiller c’est que la brèche doit être de taille. Il me tend une simili-gravure. C’est le visage d’un homme. D’après les inscriptions, il s’agit du coordinateur Hornìn.
“- Je suis censée le connaître ?
- Non, nous ne pensons pas que vous l’ayez jamais croisé. Il est revenu d’Esmyrion hier. Il a été soumis à un test aléatoire.
- Et il a échoué ?
- Disons que : c’est un peu plus... compliqué que cela, répond-il.
- Température ?
- 97 degrés.
- Test oculaire ?
- Pas de macula.
- Test sanguin ?
- Pas de traces de parasites.
- Alors... quoi ?
- Alors : c’est tout de même un peu bas comme température, 97 degrés, non ?”
Il me faut faire un petit effort mental pour convertir. Voyons, cela correspondrait à 36 degrés Celsius, ou à peine plus. C’est vrai que c’est un peu faible. Mais je ne vois pas le problème.
“- Si je ne m’abuse, mon seigneur, les équipes de contrôle cherchent surtout à mettre en évidence une hyperthermie, une fièvre, ce qui serait symptomatique d’une infection.
- Certes, certes, Exécutrice. Mais... c’est tout de même une anomalie. En ces temps difficiles, nous ne pouvons pas prendre de risques.
- Vous voulez que j’enquête sur lui ?
- Oui, précisément. A vrai dire, nous avons déjà lancé des investigations. Les premiers résultats sont alarmants. Nous avons trouvé dans ses fontes des fleurs de Manduliche.
- S’il plaît à mon seigneur de m’expliquer, dis-je en utilisant la formule rituelle.
- C’est une plante qu’on utilise en décoction pour réduire les fièvres juvéniles.
- Un anti-pyrétique ! Il chercherait à tromper les tests ?
- C’est ce que nous pensons. Vous comprenez maintenant mes inquiétudes.”
Je les comprends aisément. La sécurité de Bordēn - et du Protectorat - se base sur la fiabilité de ces tests. Si on apprenait qu’ils sont falsifiables... j’ose à peine imaginer.
“- Et où se trouve le coordinateur Hornìn à l’heure actuelle ?
- Il a pris un portant pour rejoindre sa prochaine affectation : la cité de Gharr. Ils devraient atterrir d’ici deux à trois heures.”
Ce que le conseiller Warren appelle un portant, ce n’est rien de plus qu’une montgolfière. Une très grosse montgolfière ! Les portants font la navette entre les différentes cités du Protectorat. Ils peuvent emporter des charges faramineuses, mais sont plutôt lents. Mais lent ou pas, ce portant est trop proche de sa destination : même avec le meilleur fonceur, il faut au moins cinq heures pour rejoindre Gharr. J’arriverais trop tard.
“- Vous l’avez équipé d’un système de suivi ? La cité est très étendue...
- Nous n’avons pas voulu prendre ce risque ! Mais nous avons utilisé son échantillon de sang pour entraîner des traqueurs, explique-t-il en me tendant un tube de verre. Vous savez vous en servir ?
- Des entomo-mates ? Oui, bien sûr, lui dis-je en rangeant la fiole et les deux étranges lépidoptères qu’elle contient. Mais s’il quitte la Cité avant mon arrivée...
- Cela ne sera pas le cas : vous arriverez avant lui. Suivez-moi !”
Rejoindre Gharr en moins de deux heures ? Je ne vois pas comment ! Bordēn est une des Cités les plus évoluées du Protectorat, mais j’ai beau réfléchir, je ne vois pas quelle technologie bordienne pourrait atteindre une vitesse suffisante. Avant d’emboîter le pas au conseiller, je m’équipe en toute hâte : je prends l’équipement minimal, des oculaires et surtout mes double-lames. S’il me manque quelque chose, je pourrais toujours m’approvisionner à la loge des Exécuteurs de Gharr. Ce qui me fait penser...
“- Et si j’ai besoin de renfort ? Puis-je réclamer l’assistance de Ven ?
- Non ! Ni la sienne, ni celle de personne, Exécuteur ou pas. Vous ne semblez pas prendre la mesure de cette affaire ! Personne ne doit savoir. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
- C’est très clair.”
Nous empruntons plusieurs passerelles et un pont roulant avant que je ne comprenne quelle est notre destination : la tour des Machinistes. Un ingénieur nous y attend. Il a l’air dans ses petits souliers.
“- C’est prêt ? lui demande le conseiller.
- Le traîneau, oui... Mais je me permets de faire remarquer à sa seigneurie que...
- C’est prévu pour transporter du matériel, je sais. C’est une urgence !”
En fait, c’est presque touchant. Ce pauvre machiniste a essayé de prendre ma défense face à un conseiller. Il semble ignorer que pour les dirigeants, les Exécuteurs ne sont pas plus que du matériel. Dans les vapeurs bleues de la kéramyde, nous descendons les étages de la tour. Les inventions les plus meurtrières ne sont pas entreposées ici, elles sont sur le front, bien sûr. Et pourtant je n’arrive pas identifier le quart de ce que je vois autour de moi. J’aime bien ce capharnaüm. C’est loin de la rigidité habituelle des bordiens. Par certains égards, les machinistes disposent d’un traitement de faveur. Nous nous sommes enfoncés de plusieurs étages sous la surface quand l’ingénieur nous montre le dispositif.
“- C’est ça, c’est... le tube. Il va vous emmener à destination, à très haute vélocité. Mais il a été initialement prévu pour transporter du...
- Du matériel. Oui, j’ai compris Ingénieur, lui dis-je pour le rassurer.
- Par cette ouverture, on rejoint Gharr. Il y d’autres sections qui mènent à d’autres...
- Venez-en à l’essentiel, Thom, ordonne le conseiller Warren.
- Bien sûr. Voici le traîneau. Nous l’avons adapté pour qu’une personne puisse s’y loger. Bon, vous me semblez plus grande que la moyenne.”
Sur ce point, il a raison. Les bordiens sont rarement de haute stature, et du haut de mon mètre soixante-dix, je fais figure de grande. Leur “traîneau” ressemble à un œuf très allongé, cerclé de métal. A peine plus grand qu’un cercueil.
“- Et ça va vite ?
- Très vite ! Vous serez à Gharr dans quatre-vingt-dix minutes tout au plus. Cela fait longtemps que nous avons théorisé l’utilisation du tube par un humain. Mais...
- Mais vous n’aviez pas de cobaye ? Eh bien, voilà, c’est chose faite ! Il y a des choses que je dois savoir ? Des dangers particuliers ?
- C’est entièrement automatique, et jusqu’ici nous n’avons jamais eu le moindre problème.
- Qu’est-ce qui pourrait être différent aujourd’hui ?
- Il n’y a qu’un tube. Il sert pour aller et pour venir. C’est pour cette raison que nous avons un planning clair. Nos départs sont toujours à heure fixe... Mais là...
- Je vois : si jamais quelqu’un en face à la mauvaise idée d’envoyer quelque chose aussi, ça risque d’être violent.
- Très violent, oui.
- Bien, je suis prévenue.”
Il me faut un bon moment pour me loger dans le traîneau. Au moins, je commence à comprendre ce que mes entomo-mates peuvent ressentir dans leur prison de verre. L’ingénieur m’équipe d’un masque respiratoire.
“- Ce n’est pas une certitude, mais nous pensons que l’oxygène se raréfie passé les premiers tronçons : gardez le masque jusqu’au bout.”
D’un pouce levé, je lui montre que j’ai compris. C’est idiot, ce geste n’a aucune signification ici. Conciliant, l’ingénieur me retourne mon signe. Plusieurs machinistes soulèvent le traîneau pour le faire glisser dans l’entrée du tube. La lumière disparaît totalement et je reste immobile plusieurs minutes. Est-ce qu’il y a quelque chose de cassé ? Tout ce que je ressens, c’est une légère vibration. Mes yeux s’habituent à l’obscurité. Il doit y avoir une source de lumière, car tout ce j’arrive à discerner semble légèrement bleuté. D’ailleurs le peu de couleur que je perçois semble fluctuant. C’est le traîneau, il bouge. C’est étonnant, je n’ai rien senti. Mais ça s’accélère et à mesure qu’on se déplace la lumière bleue devient plus vive. Je me concentre là-dessus en espérant que ça m’hypnotise. Parce que, même si je n’ai rien dit, 90 minutes dans ce cercueil ambulant, ça va être long. Ce n’est certes pas ma première mission pour Bordēn, mais c’est la première fois que je fais un truc pareil. J’essaye de me dire que c’est comme la suspension kérostatique : un long sommeil sans rêve. Mais ça ne marche pas, je sais que c’est un mensonge. Je suis juste enfermée dans un tube souterrain à peine plus large que moi. La fluctuation de lumière est de plus en plus rapide, à tel point que ça en devient désagréable. Mais je n’arrive pas à fermer les yeux. Je ne peux pas m’y résoudre. Je suis sanglée dans ce truc, à la merci d’un délire de machiniste et la seule chose qui me garde en vie, c’est un respirateur. Ça y est, c’est décidé : je n’aime pas ce conseiller Warren. Je ne préjuge pas pour les autres, mais lui, c’est sûr. D’ailleurs, il ne m’a pas laissé voir Lorenz. Ni personne d’autre. Il avait sans doute peur que je laisse filtrer une info confidentielle. La fluctuation de lumière est tellement rapide maintenant que je ne la perçois même plus. En tout cas, pas par mes yeux. Parce que, par contre, j’ai la chair de poule. Je m’essaye à un peu de calcul mental pour me faire penser à autre chose. Voyons : Bordēn et Gharr sont séparées de 26 marques. Je ne sais pas d’où vient ce nom. Est-ce qu’on faisait des marques sur les plans, et le nom est resté pour indiquer une distance ? Ou bien est-ce une déformation de “jours de marche” ? Les deux explications se valent. J’essayerais de tirer ça au clair, un jour. Ce qui est sûr, c’est que la marque fait 48 de nos kilomètres. Donc, euh, distance totale : 1248 km. Et si on la franchit en 90 minutes, cela implique que la vitesse moyenne du traîneau est de... 800 km par heure (et des poussières, je ne suis pas très douée pour les divisions). Et comme l'accélération était plutôt lente, je dirais que la vitesse de croisière doit avoisiner les 900 km par heure ! Pas sûre que ça soit le bon sujet de réflexion. Et puis j’espère qu’ils ont prévu un bon système de freinage ! D’ailleurs, ni dans le tube ni sur le traîneau, je n’ai vu de pièces mobiles. Mon cœur s’emballe, et je sens que je tire trop fort sur le masque respiratoire. Il faut que je me calme. J’entame un petit mantra : je nomme l’ensemble des os puis des muscles du corps humains. J’en oublie toujours quelques un, mais c’est un peu comme les moutons : ce qui compte ce n’est pas l’exhaustivité. D’ailleurs, ça marche : pour me concentrer, je suis obligée de fermer les yeux. Pectoralis major, trapezius, deltoideus, sternocleidomastoideus, masticatorii, orbicularis oculi, temporoparientalis...
C’est un choc qui me sort de mon assoupissement. Suivi d’un autre. Par les interstices du traîneau, je vois quelqu’un se démener sur les boulons de la trappe. Je peux enfin me dégager de mon cercueil. La jeune femme qui a démonté la trappe m’observe, quelque part entre la crainte et la stupéfaction. Sur son plastron, les boutons en forme de roue crantée m’indiquent qu’elle est machiniste. Les siens sont en bronze : une technicienne. Les femmes ne sont pas rares chez les machinistes, mais elles n’ont jamais cette carrure. Celle-ci est grande et charpentée. Ses cheveux sont clairs, presque blonds. Cette jeune femme a du sang barbare.
“- Est-ce que le portant de Bordēn est arrivé ? lui demande-je sans ambages.
- Je l’ignore Messire, euh, Mylady. Il faudrait consulter les abaques de la Compagnie des...
- Technicienne, je sais quand il doit arriver. Ce que je veux savoir c’est : où il est vraiment.
- La Machine seule le sait !
- Non, je ne crois pas. Le système de télédétection, il est fourni par les machinistes, n’est-ce pas ?
- Euh, oui, oui, assurément. Je... venez...”
Rien de mieux qu’un machiniste un peu bousculé pour vous ouvrir les portes de leur monde fabuleux. Nous grimpons jusqu’au sommet de la tour. Pas de doute, nous avons quitté Bordēn : nous ne croisons presque personne sur notre chemin. Le faite de la tour est coiffé d’une double coupole de verre dépolie. A l’intérieur des parois de verre, du sable s’écoule.
“- Ici, m’indique la technicienne, en montrant une zone où le sable semble suspendu dans le vide. Ça doit être ça : ça vient de l’Est et c’est très gros.
- Quand sera-t-il là ?
- Je ne sais pas, c’est impossible à...
- Ton système te donne la distance ? Et tu dois bien connaître la vitesse d’un portant ?”
Je lui laisse quelques instants de réflexion. Peut-être qu’un jour, elle arborera la roue d’argent, celle des ingénieurs. Belle ascension sociale pour une descendante de barbares.
“- Trente à quarante minutes, Mylady.
- Alors, je n’ai pas de temps à perdre. Tu m’as bien servie, Technicienne. Quel est ton nom ?
- Cydaelle, pour vous servir !”
Je quitte la tour des Machinistes d’un bon pas. Gharr est très étendue, plus que toutes les autres cités du Protectorat. Ici, les habitations sont souvent de plain-pied. Rares sont les édifices qui ont plusieurs étages. On raconte qu’il s’agit là de superstitions barbares. Que les hauts immeubles sont des défis aux Dieux. Moi, j’aurais plus tendance à croire que la zone doit avoir une certaine activité sismique. Et que dans un temps plus ou moins reculé, quelques tours se sont écroulées, créant par là même une légende.
Je suis inquiète. Si le coordinateur Hornìn a des soupçons, il a aisément pu quitter le portant en utilisant un glisseur. Si c’est le cas, tout cela n’aura servi à rien. Quand j’arrive au parc royal, le portant est en train d’entamer sa descente. J’ai une boule au ventre. Les entomo-mates ont une portée d’un décime, à peine 5 kilomètres. Je m’installe auprès des caravanes qui viennent aider à décharger le mastodonte. D’ici, je pourrais observer à loisirs les voyageurs qui débarquent. Si jamais il n’est pas là...
Mais le cinquième voyageur est le bon : la simili-gravure était fidèle, je le reconnais sans l’ombre d’une hésitation. Je ramène ma capuche sur ma tête. Ma mission va enfin pouvoir commencer.