“- Elizabeth ? Lizzie ? Réveille-toi... Ça va ? Réveille-toi...”

La voix est lointaine et j'ai du mal à m’extirper de mon rêve. De toute façon, je peux encore dormir : Nicolas n'arrive pas avant...

Mais cette voix... Ce ne serait pas la sienne ? C'est impossible bien sûr. Son train est dans la soirée. Et là, il doit être midi tout au plus.

“Elizabeth ? Tu as pris quelque chose ?”

De quoi parle-t-il ? De drogue ? Non, je n’en ai pas pris... je ne crois pas, en tout cas. Parle-t-il de kéramyde ? Oui, j’ai fait la folie de m’en injecter, il y a peu... Mais Nicolas ne sait même pas ce qu’est la kéramyde. Personne sur Terre ne le sait.

“Elizabeth, ouvre les yeux... Tu commences à me faire peur.”

Je ne tiens pas à faire peur à Nicolas, il ne mérite pas ça. Et si je me réveille, je suis certaine qu’il m’expliquera pourquoi il est là si tôt. Alors j’ai beau hésiter, j’ai beau ne pas en avoir la force ni l’envie, je remonte la pente étape par étape.

“Eh... La belle au bois dormant commence à émerger.
- Quelle heure ? C’est quelle heure, là ?
- Il est bientôt 19h30... La nuit a été courte, tu es sortie ?”

Comment est-ce possible ? La nuit a été chargée, c’est vrai... mais pas à ce point là. Surtout qu’il faut que j’aille chercher...

“- Ton train !?
- Il est bien arrivé, à 18h27.
- Oh je suis désolée, j’avais promis d’être là.
- C’est pas grave, je peux marcher tu sais. C’est juste que je me suis inquiété.”

Zut, j’ai vraiment merdé. Je sais pas comment je peux déconner autant. Je connais pourtant les enjeux : Nicolas est trop bien pour moi. Et s’il s’arrêtait deux secondes pour me regarder telle que je suis...

“- Je suis sortie en retard du travail.
- Pas de soucis, poupée. Ton boulot est crucial. C’est pas moi qui vais te le reprocher.
- T’es gentil.
- Mais tu n’as pas l’air d’être en forme. Tu veux qu’on reste ici ? Si tu es malade, je peux te préparer une soupe ou un truc à manger.”

S’il continue, il va me faire culpabiliser.

“- C’est adorable, mais non.
- Mais si ! C’est ce que font les amoureux. Ou les amis. Enfin les amis normaux.
- J’ai peu d’amis et ils habitent loin !
- Alors que moi, j’habite au coin de la rue ?
- C’est pas ce que je dis. Je dis que tu as dû réserver une table dans un bon resto, non ? Ce serait dommage de pas y aller. Et promis je te raconterais ma nuit !
- Bon, c’est toi qui vois. Mais j’ai réservé pour 20 heures...
- Ok, je me dépêche. En plus, j’ai super faim.”

Et c’est carrément vrai. Je meurs littéralement de faim, j’ai loupé un repas, et je crois même que je n’ai pas mangé depuis... depuis longtemps en tout cas. J’ai l’impression d’être percluse de courbature. J’ai la tête en vrac, et oui, un plateau télé aurait été le bienvenu. Mais prendre l’air, être en public, ça va me faire du bien. Je dois juste accélérer : Nicolas n’aime pas être en retard et mon absence à la gare pèse déjà lourd dans la balance. J’avais prévu de profiter de mon après-midi pour me faire une beauté, donc je n’ai plus le temps pour ça. Je vais piocher dans les fringues sympas, tout en évitant les robes et les jupes. Et pour les cheveux, tant pis, ça sera un chignon. Hmm, le miroir me renvoie une image qui ne me plaît pas trop.

“On prend ma voiture ?
- Bébé... Je suis descendu en train, tu te souviens.
- Zut, oui. Bon on prend ma Clio, alors.
- Tu es crevée, je vais conduire.”

Nicolas agit toujours comme ça. Je pense qu’il se voit comme un chevalier blanc : il aime faire ce qui est juste. En général, il vient en train. Pourtant il a une super voiture, un truc de luxe, une BMW je crois. Il la décrit comme une plateforme mobile de travail. Mais quand il descend, il le fait pour moi : il ne veut pas être dérangé par son boulot. Par certains aspects, il est un peu de la vieille école. Ce n’est pas pour me déplaire, soyons honnête.

Ce soir, nous allons dans un italien, un truc plutôt chicos. J’ai beau avoir la tête à l’envers, je me laisse prendre par le charme du lieu. Et puis entre ça et la présence de Nicolas, c’est vrai que c’est agréable de se faire dorloter un peu.

“- Madame prendra des linguines aux asperges et pour moi ça sera la dorade à la Florentine. Merci.”

Je ne m'y suis toujours pas habituée. Le fait qu'il commande pour moi, je veux dire. C'est un peu infantilisant, et en même temps terriblement charmant. Il le fait comme ça, sans sourciller, comme si c'était une évidence, comme s'il savait de quoi j'ai envie. Et il faut reconnaître que ça marche plutôt bien.

“- Donc oui, comme je te disais, c'était une soirée plutôt intense.
- J'ai l'impression, en effet.
- On a eu un accident de la route. Un polytraumatisé de 25 ans. Il était en urgence respiratoire.
- Pas cool.
- Plusieurs côtes cassées, qui avaient engendré un pneumothorax et un hémothorax. Quand il est arrivé, il était entièrement cyanosé.
- Je vois. J’ai bien fait de choisir la dorade plutôt que le tartare...
- Mmm, oui, les traumas thoraciques sont souvent assez impressionnants... Il a fallu traiter les différentes lésions, et poser un drain. C’était assez chaud. Un bloc opératoire fonctionne un peu comme un orchestre, tout le monde doit être synchro. Sauf que chez nous, les fausses notes peuvent se payer cher.”

Il m’écoute attentivement, mais je me demande toujours si je le saoule avec mes histoires. Il y a des gens qui supportent pas, certains manquent de s’évanouir quand on rentre dans les détails. C’est pour ça que j’ai tendance à rester un peu superficielle.

“- J’imagine que ça t’a tenu bien occupée.
- Plutôt, oui. Il devait être 4h du matin quand je suis sortie du bloc.
- Et le type s’en est sorti ?”

Et là, je ne sais pas quoi lui répondre : je me rends compte que j’ai un blanc. Il y a un trou dans mes souvenirs. Je me souviens d’une bonne partie de l’opération. Après ça devient flou, ça s’effiloche. Et j’ai carrément oublié la fin. Je ne me vois même pas rentrer chez moi.

“Il s’en est sorti ou pas ?
- Tu sais, il avait d’autres traumatismes. Une autre équipe l’a pris en charge. J’aurais bien du mal à te dire dans quel état il est maintenant.”

Je me dis que ma diversion est tout à fait passable. N’empêche, ça me fout un peu les jetons d’avoir une partie de ma mémoire qui fait défaut. Ça serait un effet de la fatigue ? Je sais pas, je me dis qu’elle a bon dos la fatigue. Mais sinon quoi ?

“- T’as vraiment un boulot pas comme les autres, en tout cas. Et ces linguines ? Un régal ou pas.
- Un vrai régal, Nicolas !
- Tsss... Tout le monde m’appelle Nick, à part ma mère, tu en es consciente ?
- Raison de plus pour continuer, ça fait de moi quelqu’un d’unique : je suis LA fille qui t’appelle Nicolas. Avec toutes les nymphettes qui passent dans votre studio pour se faire scanner en 3D, il me faut bien quelque chose pour me démarquer.
- Serais-tu jalouse ? Ce serait amusant.”

Je préfère changer de sujet.

“- Et en plus, ça me fait un point commun avec ta maman. D’ailleurs, quand est-ce que je la rencontre ?
- Pourquoi tu veux la rencontrer ?
- Je ne sais pas... et puis c’est toi qui a parlé d’elle !”

Du bout de sa fourchette, il repousse sa dorade. On aborde un sujet sensible apparemment. Vu le lapin que je lui ai posé à la gare, j’aurais peut-être dû m’abstenir. Décidément j’en loupe pas une en ce moment. À se demander si je fais pas dans le sabotage affectif.

“- Tu remarqueras, si tu veux être honnête, que je n’ai pas rencontré tes parents non plus. Mais passons. Ma mère, je croyais te l’avoir dit, n’est pas quelqu’un de très fréquentable. Elle aime... elle aime faire souffrir les autres, vois-tu, c’est quasi-pathologique dans son cas. Elle est malade.
- Je ne voulais pas...
- Je sais. C’est ta nature : tu es indulgente, et tu veux voir le meilleur en chacun. C’est une qualité rare. Mais ça pourrait t’être préjudiciable. Les gens profitent de toi. Comme tes soi-disant amis, par exemple. Vois-tu, il n’y a qu’un pas entre la bonté et la naïveté.”

J’accuse le coup. Nicolas est un analytique, et il a parfois tendance à assener froidement des vérités qui peuvent blesser. Je crois qu’il a remarqué mon trouble, car il reprend d’un ton plus doux.

“Tu es foncièrement altruiste, et c’est quelque chose d’exceptionnel. J’aimerais être comme ça, mais je n’y arrive pas. Je suis foncièrement égoïste. Quand je descends te voir, je laisse mon boulot derrière moi, je coupe mon portable, et j’oublie ma famille, tout ça pour n’être qu’avec toi. Donc oui, nos caractères sont différents, mais je veux croire qu’ils sont fait pour se compléter.
- je le crois aussi”, dis-je en déglutissant.

Je me fais l’effet d’une gourde. Nicolas a un recul que j’arrive à peine à imaginer. Moi, à l’intérieur, je suis encore une gamine maladivement timide et qui veut être aimée par tout le monde. Lui, il sait ce qu’il aime, ce qu’il veut et il fait ce qu’il faut pour l’obtenir. Je m’enfile un autre verre de Chablis pour me donner une contenance. La tête me tourne un peu, mais je sais que Nicolas se contentera d’un seul verre d’alcool. En fait, je ne l’ai jamais vu ivre. Ni violent. Ni même grossier. Je crois qu’il voit ça comme un manque de savoir-vivre. Quoi qu’il dise sur sa mère, elle a bien réussi son éducation.

“- Tiens, mon pote te remercie de lui avoir fait découvrir la région. Ça lui a beaucoup plu.
- Ton... pote ? Qui ça ?
- Brian, de chez IntraComm.”

Je crois que j’ai une absence. Je vois encore le visage de Nicolas, mais le reste a disparu. L’impression de passer dans un tunnel : la conversation se coupe et tout est figé. Je sais ce qui a provoqué ça. C’est ce nom : Brian. Brian... Ça sonne comme Ayan. Dak’Ayan, le Barbare ! Il me poursuit, jusqu’ici, jusque sur ce monde. C’est impossible, je n’ai aucune raison d’en avoir peur : il n’existe pas pour de vrai, pas sur la Terre en tout cas. Extensor retinaculum, triceps surae, soleus, ischiocrurale, quadriceps femoris, sartorius... La litanie me calme un peu, mais c’est la voix de Nicolas qui me ramène à la raison.

“Tu vois de qui je parle, quand même ? Le grand roux...
- Ah oui, lui !” dis-je en mentant effrontément.

Je n’ai pas la moindre idée de qui il me parle. Ça en devient flippant, et le pire c’est que j’ai l’impression que ça se multiplie ces derniers temps. Et si c’était pas psychologique, mais neurologique ?

“- C’était vraiment sympa de t’occuper de lui. Il est prêt à recommencer quand tu veux. J’espère juste qu’il n’a pas abusé de la situation !
- Non, non, c’est cool. Tiens je pensais à un truc qui n’a rien à voir : qu’est-ce qui se passerait si on avait pas de lune sur Terre ?”

J’ai dit le premier truc qui me venait par la tête, il fallait absolument que je change de sujet. Alors pourquoi pas celui-là.

“- Eh bien... Tout d’abord, il n’y aurait presque plus de marées. Le soleil représente 98% de la masse de notre système solaire, mais il est trop éloigné pour avoir une action significative sur nos océans. Pourquoi tu me demandes ça ?”

Je suis allée à Deslhan, j’ai vu la Mer Opaline. C’est vrai qu’il n’y a pas de marée, il a raison. Je sais par contre que ce sont des micro-organismes en suspension qui lui donnent cette teinte laiteuse.

“- C’est une collègue... Elle s’intéresse à l’astrologie, et elle imagine qu’elle a des notions d’astronomie.
- Elle est infirmière ? Si c’est le cas, c’est honteux ! Mais sinon, l’absence de notre satellite aurait des effets sur la durée du jour et sur les saisons.
- C’est-à-dire ?
- La lune ralentit la rotation de la Terre. D’où la durée de nos journées. Sans la lune, un jour ne durerait pas plus de dix heures.”

Alors ça, c’est étrange... Sur Nebba, la planète qui abrite Bordēn et les cités du Protectorat, le jour dure 28 heures.

“- Et les saisons ? Pourquoi elles seraient différentes ?
- Comme tu le sais, nos saisons sont liées à l’inclinaison de la Terre par rapport au plan de l’écliptique. Ce que tu ignores sans doute, c’est que cette inclinaison est stable grâce à la lune. Sans lune, cette inclinaison pourrait changer très rapidement, en quelques siècles disons, bouleversant ainsi la vie sur Terre.”

J’ai étudié l’histoire des âges précédents à Bordēn. Rien n’évoque de telles aberrations climatiques. Mais j’ai une idée.

“- Et si à la place d’une lune, on avait des astéroïdes en orbite ? Des tas d'astéroïdes...
- Comme les anneaux de Saturne ?
- Oui... Ou non : pas tout à fait ! Plutôt une ceinture d'astéroïdes.
- Eh bien, j’imagine que cela pourrait à la fois stabiliser l'inclinaison de l’axe et ralentir la rotation. Mais par contre, il n’y aurait toujours pas de marées.
- Je suis impressionnée : tu es vraiment brillant !
- Bah, c’est de l’astrophysique de base. Disons que moi, j’écoutais en cours. J’aime bien nos discussions : avec toi, on peut parler de vraiment tout.”

Il pourra dire ce qu’il voudra, je suis persuadée que Nicolas est un surdoué. Et son explication est en parfaite adéquation avec ce qui se passe sur Nebba. On raconte qu’il y a de nombreux âges de cela, c’est Naya qui a créé la planète, et qu’avant de partir, elle l’a enveloppé de sa ceinture pour la protéger. Dans les faits, des milliers d'astéroïdes composent ce qu’on appelle maintenant encore la ceinture de Naya. Et moi, je n’ai aucune notion d’astrophysique, je ne vois pas comment j’aurais pu inventer tout ça.

Je ne sais pas vraiment pourquoi mais ça me rassure. Le fait que tout soit cohérent. Ça devrait m’inquiéter plutôt, enfin j’imagine. Qu’est-ce qui est le plus réconfortant ? Que je sois folle à lier, ou que je risque réellement ma vie dans un univers alternatif ? C’est le Chablis qui doit me faire relativiser. Je me suis enfilée la majeure partie de la bouteille - et c’est même pas mon vin préféré. Heureusement, Nicolas me soutient, il m’aide à revenir un peu titubante à la voiture.

Les lumières qui défilent par la fenêtre... Il y a quelque chose d’hypnotique. Je suis grise et je m’en fous. Je devrais pas, je le sais : le type au pneumothorax était alcoolisé lui-aussi. C’est comme ça que les accidents arrivent. Mais Nicolas est là, il me protégera. Le parking puis l’ascenseur. On s’embrasse ou plutôt c’est lui qui m’embrasse, et moi je me laisse faire. Il a dégrafé mon soutif... Je suis trop éméchée pour m’inquiéter bien longtemps des voisins. Nicolas est très impérieux, dans ce domaine-là aussi. Pendant que je bataille pour ouvrir la porte de l’appart, il fait sauter les boutons de mon jean.

Une fois rentrés, il me fait basculer sur le canapé. Je n’avais pas prévu que la soirée se termine comme ça - je ne suis même pas épilée... Mais je n’arrive pas à contenir ses assauts, à calmer ses ardeurs. J’essaye mollement, d’une voix pâteuse, de lui expliquer. Il annihile mes objections, contourne mes défenses : ce soir, je n’aurais rien à faire, il s’occupe de tout. Alors j’abandonne la partie, et j’essaye de m’abandonner toute entière. J’ai tellement merdé ce soir, je lui dois bien ça : il est si excité.

Mais je n’y arrive pas... J’ai trop bu, c’est clair. Et je ne parviens pas à me mettre dans les bonnes dispositions. Lui il est parfait, mais je ne suis pas prête. Et ça en devient franchement désagréable, puis carrément douloureux. J’ose pas lui dire... J‘espère qu’il va s’en rendre compte.

Je sais pas ce qui m’a pris. J’aurais dû lui dire. Là, il pourrait croire que je ne lui fais pas confiance.

“- Bébé... Je sais pas où tu étais, ce soir. Et tout de suite, j’ai eu l’impression que... Écoute, Elizabeth, si tu veux qu’on fasse une pause, je préfère que tu me le dises clairement, plutôt que de faire pourrir les choses.”

Je crois que c’est à ce moment là que j’ai eu une crise d’angoisse.