Je suis dans un tunnel, un de ces endroits déprimants, privés de la lumière du soleil. Loin de toute chose, de tout vie. La seule illusion de mouvement est apportée par la lumière acide des néons. De proche en proche, ils palpitent lentement comme des cœurs désynchronisés. L'écho de mes pas à pas se réverbère un instant sur les parois souillées de suie, puis s'étouffe très vite renforçant l'impression de solitude. La variante urbaine de l'expression "être au fond du trou", je suppose. C'est assez approprié. Je pose ma main au sol, très légèrement rugueux. Du goudron bien terrien. Pas de marquage au sol, et encore moins de trottoir. Est-ce que tout cela est bien réel ? Je pourrais toujours me pincer, malheureusement j'ai bien peur d'avoir dépassé ce stade depuis longtemps. D'ailleurs je crois que si la sortie de stase commence par une douleur intense, ce n'est pas le fait du hasard. C'est justement pour me priver de toute possibilité de prendre ça pour un rêve. Rien de plus réel que la douleur.
Quand on est au fond du trou, il n'existe qu'une seule direction : celle qui nous fait remonter. Ici c'est un peu différent. En fait, c'est même le contraire. Cet endroit est la parfaite métaphore du choix. En avant ou en arrière. Ça y est, je sais où je suis. Ce n'est pas un rêve, non, pas tout à fait : ce lieu est une construction mentale. Mon esprit me pousse à prendre une décision. Je suis dans l'entre-deux, exactement entre Bordēn et la Terre. Mais comment savoir quelle direction prendre ? Parce que, quand bien même je savais dans quel univers je voulais aller, je n'ai pas la moindre idée de par où aller. L'absence de repère...
Peut-être qu'en appelant ? Je tente un cri, qui en fin de compte me semble bien timide. Cette fois-ci, avant de me lancer, je gonfle mes poumons. C'est une sorte de "hé ho" dont le o rebondit et se prolonge le long des parois sombres du tunnel. J'ai l'impression d'en entendre l'écho pendant bien longtemps, comme l'échange de tennismen de fond de court. O... o... o... Ce tunnel pourrait bien s'étendre sur des dizaines de kilomètres. D'ailleurs j'ai beau chercher, je ne trouve pas le moindre système de ventilation. Je n'y connais rien en génie civil, c'est un fait, néanmoins je crois me souvenir que la ventilation est absolument essentielle, en particulier si la taille de l'ouvrage est importante. Ce qui plaide encore plus pour la construction mentale.
C'est drôle, ça doit bien faire deux minutes que j'ai crié, et je perçois toujours comme un écho résiduel. Il n'en reste pas grand chose et l'acoustique de l'endroit l'a méchamment raboté. A peine un cri de souris. Disons que c'est pas tout à fait logique. Mes cours de physique sont loin, et pourtant ma mémoire me dit que les basses fréquences... disons qu'elles sont conservées plus longtemps, ou un truc comme ça. Il devrait ne rester qu'un son certes faible mais grave. Là, ça fait comme un I un peu chuintant. Un peu comme Iz, en fait. Bon, probable que j'imagine que ce j'ai envie d'entendre, toutefois plus j'écoute plus ça semble se confirmer. Quelqu'un m'appelle. Un cri lointain, ténu, désespéré.
Je m'impose un silence complet, je bloque ma respiration. Avec la réverbération, il n'est pas si aisé d'isoler la direction du son. A plusieurs reprises, je me déplace. Je me dis que je dois pouvoir, je ne sais pas, trianguler sa provenance. Sur le papier ça paraît simple : si j'avance, est-ce que le son est plus clair ? Pourtant c'est comme d'être pris dans un stroboscope auditif. Je fais une bonne centaine de mètres avant que je puisse être sûre de moi. Appelons ça la direction amont. Maintenant, est-ce vraiment par là que je veux aller ? Bordēn ou la Terre, le fantasme ou la réalité ?
De toute façon, ça n'a guère d'importance... Quelqu'un m'appelle. C'est forcément dans cette direction que je vais aller, n'est-ce pas ? En amont. Alors c'est peut-être plus que Iz que quelqu'un appelle, mais ça me convient aussi. Ce qui compte c'est de trouver une personne au bout du chemin, non ? La Nature a horreur du vide, l'humain quant à lui craint la solitude. Et je ne fais pas exception à la règle. Bon, si c'est Iz qu'ils veulent, je ferai mon possible pour faire illusion. Le cœur désynchronisé des néons semble me donner raison. Les lumières palpitent de plus en plus à mesure que j'avance. Ça a beau devenir pénible, je prends ça pour un bon signe. Un peu d'inconfort, c'est nécessaire pour qu'un voyage soit réussi. Au-delà du grésillement des néons, j'entends toujours les mêmes sons qui se répètent à intervalles réguliers, presque perdus dans leurs propres échos, mais trop persistants pour être une illusion.
J'en viens à fermer les yeux, autant pour me protéger des néons que pour me concentrer sur les sons. Je laisse ma main glisser sur la paroi et me servir de guide. Il y a quelque chose de vaguement ironique à penser que mes sens ont été intervertis. C'est le toucher qui assure mon équilibre, et le son est mon point de mire. La vue, elle, a été remisée au placard pour mon confort. Il doit y avoir un sens caché à tout cela, une leçon à en tirer, c'est juste que je ne sais pas laquelle. Pour l'instant, sortir d'ici, c'est bien la seule chose que j'espère. Autour de moi le grésillement malsain des néons s'intensifie, et leur lumière pulsatile arrive à s'insinuer à travers mes paupières. J'ai beau braquer mes yeux clos vers le sol, rien n'y fait, je perçois tout de même les crépitements de lumières. Ce n'est pas ce qui m'arrêtera : je viens chercher la protection de mon coude, et je me focalise sur mon objectif. C'est drôle, ce trajet me rappelle, un peu, mon voyage dans le Tube. Bon ici, j'avance à la vitesse d'un escargot et par mes propres moyens. Je me souviens de l'étrange lumière, bleutée et scintillante. C'est sans doute en rapport à cette expérience que mon esprit a créé cet endroit. J'y étais restée une heure et demie... alors qu'ici, je n'ai aucune idée depuis combien de temps j'erre. Ce qui est certain, c'est que je ralentis. La lumière me fait barrière, elle vient me vriller le nerf optique et me saturer le cerveau. Je mets un genou à terre. C'est une mauvaise idée, la pire de toute : je ne vais réussir à me relever.
"- Liz ?"
Pendant une seconde, je suis déçue. Mais tout me rattrape d'un coup. En particulier la lumière et la douleur qui l'accompagnent. Alors même si ce que j'entends ne me plaît pas, c'est encore la seule chose à laquelle je peux me raccrocher pour l'instant. Ah bon sang que j'ai mal partout. Je dois m'être faite rouler dessus par une armée de tanks en grandes manœuvres. Au moins ça !
"- Liz ?"
Le ton est aussi inquisiteur que détestable. Est-ce que moi je t'appelle, qui que tu sois ? J'entrouvre les yeux et ça ne manque pas, des milliards de photons viennent littéralement me taper dans l'œil. Instinctivement je recule. Ça n'arrange pas mes affaires : je me cogne la tête contre quelque chose. Je crois bien que je vais vomir. J'essaye de lutter contre la nausée. C'est sans compter sur la voix qui n'arrête pas de m'agresser. Je me tourne faiblement dans sa direction. J'essaye de faire la mise au point des images qui m'arrivent. Autant vouloir remplir un verre d'eau en bas des chutes du Niagara...
"- Liz ?"
Putain, mais tu vas te taire ? Tout est encore bien trop lumineux. Ce que je commence à penser, c'est que les néons ne palpitent pas. Non ! En fait, ils défilent... Je relève ma main, cela m'offre une légère protection contre leurs attaques. Je tiens un truc. Le pire, c'est que je sais ce que c'est et pourtant ça met une plombe avant que je ne comprenne vraiment de quoi il s'agit. Mon téléphone portable.
"- Liz ? Réponds-moi !"
Je reconnais pas la voix. Heureusement, j'arrive à déchiffrer ce qui est écrit à l'écran. Jeff... Je suis juste pas en état : je préfère éteindre. Maintenant, je peux essayer de comprendre ce qui m'entoure. Les néons continuent à me marteler les lobes, et s'ils défilent... et bien, c'est parce que je suis dans un véhicule. Je suis avachie sur la banquette arrière. Comment je suis arrivée là ? Je me sens toute pâteuse. J'ai la bouche étrangement sèche. Mon cœur saute un battement quand je me rends compte qu'il y a quelqu'un au volant. Tout en tirant sur le bas de ma robe, je me recule, et une nouvelle fois je me cogne à l'appui-tête. Ce que j'ai mal au crâne !
J'essaye d'articuler un truc mais ça passe pas. Je m'y reprends à plusieurs fois, le résultat est pas extra. Par chance, il comprend que je veux lui parler.
"- Ouais ?
- Chuioulaaa...
- Pardon ? Ah, on est avenue Bougnard.
- Zèteki ?
- Vous voulez... Moi ? Je suis votre taxi, mamoiselle. Vous allez bien ? Enfin... voyez, quoi ?"
Non, si une chose est sûre, c'est que je vais pas bien. Et non, je ne vois pas ce qu'il veut dire. Le seul truc qui fait vaguement sens, c'est l'adresse. On est pas si loin de chez moi. Pour le reste, c'est un trou noir. Je fais un effort pour séparer les syllabes.
"- Quelle... heure ?
- Là ? Il va se faire 2 heures et demi. Je peux ralentir si vous avez envie de vomir.
- Où ?
- C'est-à-dire ? Où quoi ?
- M'avez pris où ?
- En centre ville, place du Parlement."
J'ai aucun souvenir d'être allée là-bas. C'est un coin parfait pour sortir, mais j'y ai pas mis les pieds depuis un bout de temps. Mon téléphone sonne, je le coupe aussitôt.
"- Seule ?... J'étais seule ?
- Non, c'est votre copain qui vous a installée dans la voiture. Vous en teniez une sacrée couche. L'a payé la course.
- Nicolas ?
- Ben ça, j'en sais rien moi. Un type assez grand... Vous êtes sûre vous allez bien ?"
Assez grand ? Alors c'est forcément quelqu'un d'autre. Mon regard tombe sur mon téléphone. Qu'est-ce que je pouvais bien faire en plein centre ville à 2 heures du mat ? Avec un grand type ? Est-ce que j'ai dérivé vers Bordēn et que ma désynchronisation s'est mal passée ? Normalement, la douleur est toujours du côté de Iz. Jamais quand je reviens sur Terre. Et si c'est ça, je suis même pas foutue de savoir ce qui s'est passé en dernier sur Nebba. Il y avait un truc avec les Nématodes. Franchement, je vois pas le lien avec la douleur et le dégoût que je ressens en ce moment même.
"En tout cas, on y est. C'est bien le 143 ?
- Quoi ?
- L'adresse. Chez vous ? C'est bien le 143 ? Parce qu'on est arrivés.
- Ah oui, c'est ça, oui..."
Je m'extirpe tant bien que mal de la voiture. Chaque muscle me crie sa détresse. Le type me tient la porte, et je vois à son air soucieux que je dois pas être belle à voir. Il me prend par le bras et je me dis que je devrais flipper, mais j'en ai pas la force.
"- Vous savez, mamoiselle, l'hôpital est juste à côté, je peux vous...
- C'est bon. Je sais, j'y travaille.
- Alors vous devriez savoir, c'est pas bien de se mettre la misère comme ça.
- Barrez-vous ! Lâchez-moi et cassez-vous !"
Je sens bien qu'il hésite. Heureusement, le froid et la nuit ont raison de son apitoiement. Je reste immobile jusqu'à ce qu'il soit hors de vue. J'ai pas envie de chuter lamentablement sur le pas de ma porte : il serait capable de revenir m'aider. Je vomis son aide et sa pitié. A défaut de vomir, tout court. Je grimpe les trois marches, et quand j'arrive en haut, je tremble de tous mes membres. Ce n'est pas que la rage, c'est aussi le froid. Il faut dire que je ne porte qu'une robe fourreau. Tout ça, c'est juste trop irréel. Des deux mains, je fais glisser la clé dans la serrure. Aussitôt rentrée, je referme à double tour. Je sais que je n'ai rien à craindre, mais ça me donne l'impression de me reprendre en main.
Je ne sais pas combien de temps je reste là, immobile, à peine sanglotante dans l'entrée. Je suis chez moi. Tout va bien. Je me décide à regarder l'heure sur l'écran de mon portable, mais je l'ai à peine en main qu'il se met à sonner. Toujours le même numéro. J'envoie le truc valser à travers la pièce. Merde, j'entends un truc qui se brise... C'est bien ma veine, j'ai dû allumer un vase au passage. Tant pis, je m'inquiéterais de ça plus tard. En longeant les murs, je me dirige jusqu'à la salle de bain. J'ai un besoin urgent de chaleur. Chaleur et obscurité. Le mélange a quelque chose de malsain, pourtant c'est précisément ce qu'il me faut.
J'ai un mal de chien à enlever ma robe. Le plus effrayant, c'est ce qu'il y a en dessous : j'ai le corps constellé d'hématomes. Je m'effondre dans mon bain. Je peux pas pousser l'examen plus loin, j'ai trop peur de ce que je pourrais découvrir. Je préfère faire monter la température de l'eau. Toujours plus chaude, brûlante. C'est une douleur que je peux enfin maîtriser. C'est moi qui me l'inflige, alors elle a un côté libérateur. Presque tout est flou dans cette histoire, mais je sais que quelqu'un va payer pour ça, et j'utiliserai toutes les connaissances d'Iz pour y parvenir. Et pour ce qui est d'infliger la douleur, elle en connaît un rayon. J'ignore qui m'a fait ça. Quand je l'aurais découvert, il passera un sale quart d'heure.
J'ai entendu le téléphone sonner, un paquet de fois. C'était très lointain, c'est à peine si ça a réussi à effleurer ma conscience. Je me suis réveillée, complètement frigorifiée, à un bruit beaucoup plus inquiétant. Quelqu'un frappait à ma porte. Longtemps, et de plus en plus frénétiquement. Grands dieux, j'ai bien fait de refermer à clé. J'ai beau être morte de froid, je reste immobile. Il va bien se lasser. Mais non, voilà qu'il s'égosille : Liz, Liz ! Je me crispe encore plus, j'ai reconnu la voix.
Jeff. Ainsi donc, il est en ville. Assez grand, avait dit le taxi ? Les pièces du puzzle commencent à s'assembler, et ce qu'elles semblent dire est plus effrayant que tout. Je ne veux pas savoir ce qu'il m'a fait. Parce que ça m'empêchera pas d'honorer ma promesse. Simplement pas tout de suite, j'ai besoin... de reprendre des forces. Toute façon, mon corps me suivrait pas. Je le laisse tambouriner et crier. A chaque coup, je tressaille. Il me fait peur, je le reconnais. Ce qu'il ignore encore c'est que toute cette peur va se transformer en fureur, et là, il regrettera chaque microseconde de cette journée. Chaque putain de microseconde.