"- Suis le son de ma voix, Lirin-Lé..."
Je viens juste de sortir de stase, et tout ce que je vois, tout ce que j'entends est brouillé. Pourtant, même si je ne suis pas en état de reconnaître quoi que ce soit, je n'ai pas le moindre doute sur l'identité de celui qui s'adresse à moi. Dans ce monde comme dans l'autre, il n'y a qu'une personne à m'appeler ainsi. Et ça, ça me met le sourire jusqu'aux oreilles. Je n'ai pas besoin de demander : je sais qu'on a posé une robe de chambre sur mes épaules. Ce diffus sentiment de sécurité...
"- Nous sommes à Bordēn ? dis-je, avec une pointe d'ironie.
- En vérité, non. J'ai fait la route jusqu'à... Oh... S'agit-il de moquerie ? Il y a une époque, certes lointaine, où je voyageais avec une étonnante régularité.
- Époque révolue, il me semble. Où sommes-nous ? À Albreich ?
- Dieux du Protectorat, non ! Quelle idée ? Nous sommes à Guedzem."
Pourquoi donc m'avoir envoyé là-bas ? La cité n'a en soi aucun intérêt, ni elle ni sa jumelle Farol. Bon, d'accord, j'exagère sans doute un peu : il s'agit de la capitale du commerce, et l'un des silos à grain du Protectorat. Tout ce qui vend et s'achète peut se trouver à Farol ou Guedzem : leurs marchés sont célèbres. Ici, les felouques circulent sur l'indolent fleuve Zem, chargées de céréales ou de biens manufacturés. La réputation des cités jumelles n'est plus à faire. Néanmoins, j'espérais autre chose... Comme rester sur le front, pour assister Ida et me confronter aux parasites. Ou rejoindre Albreich, la cité des Machinistes, pour y rencontrer Ael. Même Deslhan me conviendrait mieux, surtout si on y construit effectivement une nef volante. J'imagine qu'on m'a envoyé ici pour une raison particulière. L'opérateur Lorenz me la révélera quand je serais prête, alors en attendant je me concentre sur mon reflet jusqu'à ce que tous mes sens reprennent leur place.
"Si on m'a fait venir ici, et toi par la même occasion, c'est pour t'entretenir de nombreuses choses. J'en connaissais certaines, j'en ai appris d'autres pour te les transmettre. Je crois qu'on sait en haut lieu que je te suis entièrement dévoué. Ainsi qu'à Nad, bien sûr, mais à toi plus encore.
- Moi, je le sais !"
Je connais Lorenz depuis... depuis toujours en fait. Et ce n'est pas le dévouement qui nous unit. Mais je connais sa pudeur, et j'ai appris à la respecter, alors je ne vais pas le titiller avec ça. Dans mes souvenirs les plus lointains, il paraissait plus grand et sa chevelure n'avait pas encore viré au blanc. Il faut dire que j'arpente ce monde depuis plus de trente ans. Lorenz n'est plus un jeune homme. J'essaye de me dire que la fragilité que je sens s'insinuer en lui est compensée par une force morale peu commune. Je ne suis pas objective, bien sûr : il est à bien des titres le père que j'aurais souhaité avoir.
"- Bien, bien. Avant toute chose, je dois te parler du coordinateur Hornin. Tu te souviens de lui ?
- Oui, c'était ma cible. Je l'ai traqué à Gharr et il m'a mené à des parasites.
- Effectivement. Le Matriarcat s'est débrouillé pour l'interroger discrètement. Je ne saurais te dire s'il est encore en vie ou dans quel état il est, mais ce dont je suis sûr c'est qu'il a parlé. En fait, il a dit tout ce qu'il savait. C'est plutôt... dérangeant.
- Je crains le pire.
- Tout d'abord, Hornin n'est pas infecté par le parasite. C'est pour cela qu'il a bien failli échapper aux contrôles.
- Oui, je me souviens : pas de macula et des tests sanguins irréprochables. Il avait juste de la température.
- On sait pourquoi : Hornin a délibérément laissé des parasites s'introduire en lui.
- Mais tu disais...
- Et aussi étonnant que cela puisse paraître, les parasites l'ont quitté."
Étonnant ? Ce n'est pas le terme. Mais j'ai beau chercher, je ne trouve pas le mot adéquat. Ainsi donc les parasites pourraient intentionnellement quitter leur hôte ? J'ai peine à y croire. Et plus de mal encore à en cerner les implications. Lorenz m'apporte de quoi m'habiller et me laisse digérer la nouvelle.
"- Mais pourquoi... dis-je, sans trop savoir comment finir ma phrase.
- Pourquoi se laisser infecter ? Ou : pourquoi les parasites ont quitté son corps ? Quelle que soit la question, Hornin nous a fourni des réponses. Je n'ose même pas imaginer à quel traitement il a été soumis. On dit qu'il y a des experts à la Citadelle qui ont fait de la torture une forme d'Art. Idée fort peu réjouissante."
Même si je comprends ses réticences, il faut bien admettre que je suis étonnée. Lorenz déteste les parasites, sans doute plus que quiconque. Avant d'être opérateur, il était servant du Dieu Unique. Et je le crois quand il dit qu'il voyageait beaucoup. Il avait une compagne, alors, elle-même servante de l'Unique. Il en parle peu, et ce que j'en sais c'est qu'elle était à la Capitale quand les parasites sont apparus. Elle préparait la fête de l'équinoxe. Et comme tant d'autres, elle a disparu. Victime des parasites, très probablement. Ou peut-être infectée, qui sait ? Si c'est le cas, elle n'a pas survécu à la Riposte : personne n'y a survécu, ni homme, ni nématode. Lorenz m'a raconté tout cela, alors je sais la haine qu'il porte au parasite. Pourquoi semble-t-il compatissant avec Hornin ? Ça n'a pas de sens.
"- Tu le plains ?
- Hornin ? C'est un idiot, avide de pouvoir, qui a sans doute révélé à notre pire ennemi la répartition de nos ressources stratégique... Je ne vais pas pleurer sur son sort, Lirin-Lé. Je dis juste que si cette guerre s'éternise trop longtemps, il n'y aura plus rien de beau à sauver, quel que soit le vainqueur.
- Oui. Je ne suis qu'une guerrière, mais je comprends ça.
- Tu es plus qu'une guerrière, Iz, bien plus. Tu l'as maintes fois prouvé... Pour revenir à Hornin, en se laissant infecter, il a partagé son esprit avec les parasites. Tu imagines les informations qu'ils ont maintenant à disposition !? Lui de son côté, il est persuadé que les parasites lui ont réservé une place de choix dans leur plan. Il a été manipulé, ni plus ni moins."
Ils ont bien choisi leur cheval de Troie. Les connaissances d'un coordinateur sont centrales. En temps de guerre, ce sont les gens comme lui (et ils sont peu nombreux) qui organisent les flux de matières premières entre les Cités. Armés de ce savoir, les nématodes pourraient occasionner des ravages importants à l'économie du Protectorat. Et aussi, très probablement, exploiter certaines de nos faiblesses pour nous attaquer. Nous voilà avec une menace qui plane sur nos têtes dont je me serais bien passé. Après avoir visité Esmyrion et le front, j'ai pris conscience que l'équilibre était précaire.
Lorenz semble lire dans mon état d'esprit. Il me tend un coffret. Le bois en est laqué, et les arêtes sont renforcées par de fines ferrures ouvragées. Sur le haut, les armoiries de Bordēn. Voilà qui attise ma curiosité. Quand j'approche la main du fermoir, Lorenz me fait un signe d'assentiment. J'ouvre l'étrange présent. A l'intérieur, protégées par un épais velours noir, deux doubles lames. Je ne peux pas m'empêcher de m'en saisir et de les faire tourner dans mes mains. Elles sont belles, mais surtout très bien façonnées.
"Elles te plaisent ? Elles ont été forgées pour toi !
- Oui, beaucoup...
- Je sais que tu préfères utiliser des armes que tu as longuement pratiquées, mais on m'a assuré qu'elles étaient parfaitement équilibrées. Le tranchant a été trempé sept fois, et de nuit, comme le réclame la tradition.
- N'en rajoute pas, elles sont parfaites. Et tu as fait un très bon choix, les doubles lames me manquaient."
Avec un brin de cérémonie, j'accroche les armes à mon harnais. C'est un poids que j'adore sentir. De même que les regards que cela m'attire. Ici, dans ce monde, je suis quelqu'un de dangereux, et ce n'est pas pour me déplaire, bien au contraire. Je ne sais pas si c'est psychologique ou quoi, mais ici, j'ai l'impression de pouvoir faire la différence. J'ai le droit et la capacité d'agir, de me lancer dans l'action, de me battre le cas échéant. Ici, je suis armée pour la vie, littéralement. Je ne dirais pas que ma vie sur Terre est terne... Après tout, j'aide à sauver des vies. N'empêche : j'adore être Iz. Ce n'est pas toujours facile, ça l'est rarement même, mais c'est le prix à payer pour être spéciale ! Je sais que c'est à Lorenz que je le dois : en guise de remerciement, je l'embrasse chaleureusement.
"- Oh, ce n'est rien, dit-il sans toutefois se dégager. Tu en as besoin pour te défendre. Qui plus est, j'ai d'autres surprises en réserve.
- Vraiment ? Il n'y a pas...
- Attends-moi là une seconde. Je pense que ça va te ravir. Ferme les yeux un instant."
Je ne suis pas certaine d'aimer les surprises, mais j'ai confiance en Lorenz.
"- IIIIIzzzzzzzzzzzzzzz !"
D'un coup, vingt-cinq kilos de bonheur et d'impatience me rentrent en plein dedans, manquant de me faire tomber. C'est Téo, je le reconnais tout de suite. D'ailleurs non, je ne le reconnais pas aussitôt : c'est juste une déduction. Quel autre enfant pourrait se balader dans une Maison Froide ? C'est forcément lui. Il s'agit d'un détail, mais habituellement les Exécuteurs se reconnaissent entre eux. C'est comme un sixième sens, un instinct ou je ne sais quoi. Mais dans le cas de Téo, ça n'a pas fonctionné. C'est mon cerveau qui a bouché les trous. Il faudra que je me penche sur cette particularité, à l'occasion.
"- Alors c'est donc toi le jeune Exécuteur dont on parle tant ?
- Ben ça je sais pas. Mais toi tu es Iz. Chuis trop content de te voir.
- On t'a dit que je venais ici ?
- Non mais je le savais. Y va mieux ton bras ? Tu crois que tu pourras m'aider à chasser les papillons."
Mon bras va très bien, il est parfaitement guéri. L'aiguille qui s'était enfoncée dans mon épaule n'est qu'un souvenir grâce à la régénération kérostatique. Je jette un regard interrogateur à Lorenz. Non, personne n'a parlé à l'enfant du traumatisme que j'ai subi.
"- Je vous laisse tous les deux, m'indique l'opérateur. Je dois préparer ma prochaine surprise. Ça ira ?
- C'est bon, je peux m'occuper de lui. J'ai des neveux qui ont..."
C'est drôle : j'allais parler de Luca et d'Ulysse. Mais les Exécuteurs n'ont pas de famille. Ce sont les neveux d'Elizabeth, pas les miens. C'est bizarre, c'est rare que les choses soient aussi confuses dans ma tête. Je fais un signe à Lorenz. Il n'insiste pas, mais j'ai bien remarqué son regard quand il est sorti. Téo, lui, semble intéressé par cette révélation.
"- Ah oui, tu as des neveux toi ? demande-t-il, incrédule. Il en profite pour s'installer sur mes genoux, pas plus gêné que ça.
- Non, pas vraiment. Pas dans ce monde. Mais de là où nous venons, toi et moi, oui. Je suis sûr que tu as des parents là-bas.
- Mmm...
- On est pas obligé d'en parler si ça te gêne, mais c'est pas interdit non plus.
- Bah on en parle jamais quand même.
- Tu as raison. Alors disons que je ne suis pas comme les autres. Tiens, moi dans l'autre monde je m'appelle Elizabeth et j'ai 32 ans.
- Moi, dit-il d'une voix peu assurée, j'ai quatre ans et quelques. Et euh... je m'appelle... Mathéo. On a vraiment le droit de le dire ?"
Pour le rassurer, je lui parle de celle que je suis sur Terre. De mon travail d'infirmière. Il n'est pas farouche en tout cas... Je ne vois pas Luca très souvent, et quand c'est le cas il commence toujours par être un peu timide. Téo est différent. Je repense à son idée d'aller chasser les papillons. À proprement parler, à part une vague ressemblance, il n'ont de papillons que le nom... Un long corps annelé, pas de pattes, une paire d'ailes en demi-cercle. J'ignore pourquoi les gens d'ici leur ont donné le même nom que les nôtres. Cela soulève une autre question.
"- Tu parles quelle langue, Téo ? En ce moment même, je veux dire.
- Bah anglais, comme toi. Pourquoi ?"
En ce qui me concerne, j'ai l'impression de parler français. Et que presque tout le monde fait de même. Il y a bien quelques exceptions, des langues étrangères, comme celle des barbares, le vieux parler et d'autres encore que je maîtrise moins. Je profite de l'absence de Lorenz pour continuer mon interrogatoire.
"- C'est quand ton anniversaire ?
- Euh, vers Noël, par là.
- De quelle année ?
- Ca, je sais pas trop en fait.
- C'est pas très grave. Tu pourras demander à tes parents, tu veux bien ?
- Oui d'ac !"
Téo est un vrai moulin à parole. Il me raconte avec une aisance déroutante ses entraînements quotidiens, ses balades entre Farol et Guedzem, les opérateurs qui se succèdent à son côté. Il me parle de Bán, le seul Exécuteur qui soit resté dans les Cités jumelles. Si je comprends ce qu'il me dit, les deux autres (Nès et Tom) sont partis pour le front, pour appuyer Ida à Esmyrion. Je les envierais presque. Il parle des Exécuteurs, de nous tous, comme s'il nous côtoyait quotidiennement. Avec un naturel déconcertant, ce petit garçon de quatre ans (et quelques) essaye de me rassurer quant au sort de Ven. J'en suis là de notre conversation quand Lorenz regagne la pièce.
"- Tout s'est bien passé ?
- Eh bien oui, je crois. Et notre surprise ?
- Elle est prête. Toutefois, j'ai bien peur qu'il soit l'heure de la sieste pour Téo.
- Noooon... se lamente l'intéressé.
- Ah, quand un opérateur décide quelque chose, il n'y a pas d'autre choix que de lui obéir !
- Pffffffff... Ben je sais mais t'as promis qu'on irait à la chasse aux papillons.
- Je n'ai rien promis, mais on le fera."
De mauvaise grâce, l'enfant finit par se plier aux instructions. Je le regarde traîner des pieds pour rejoindre son opératrice.
"- Tu lui ressemblais beaucoup, souffle Lorenz.
- Vraiment ? J'étais aussi... sociable ?
- Crois-le ou non, c'est un enfant réservé. Comme vous l'étiez, toi et Nad. Je te revois tout à fait."
Tout en me racontant une énième fois comment j'étais enfant, Lorenz me guide vers le sous-sol. Toutes les Maisons Froides sont construites sur le même modèle, mais je n'ai guère traîné mes guêtres aussi bas que ça. Ce que je découvre ne m'étonne guère : comme partout ailleurs, la cave sert de lieu de stockage. De grandes caisses occupent l'espace. Ce qui suit me surprend nettement plus. Lorenz ouvre l'une des caisses comme s'il ouvrait une porte. Quand je le suis à l'intérieur, la caisse s'enfonce dans le sol.
"- Ce que tu t'apprêtes à voir est sans doute le plus grand secret du Protectorat.
- Plus secret que les Exécuteurs ?
- Bien plus ! confirme-t-il."
Nous arrivons dans un long couloir incurvé. Il fait froid, même moi je m'en rends compte. Des fourrures sont à disposition, et Lorenz s'en équipe rapidement.
"- Me dit pas : vous avez une armoire qui mène à Narnia ?
- Une armoire ? Je ne saisis pas de quoi tu parles. Non. Tu vas voir, me dit-il en s'engageant dans le couloir.
- Comment tu t'es retrouvé dans tout ça ? Dans le programme Exécuteurs, je veux dire.
- Je ne saurais trop quoi te dire. Juste après l'attaque des parasites, je me suis engagé dans l'armée du Protectorat. C'était le seul moyen de s'approcher de la cité Capitale. A l'époque, on ne l'appelait pas comme ça, bien sûr. Je n'ai jamais compris pourquoi il était si important d'effacer jusqu'au nom de cette ville.
- La cité des Dieux...
- Un peu excessif, certes. Mais imagine tous ces temples. C'était quelque chose !"
Je suis tout prête à le croire. La plus grande cité du monde... Détruite en une journée, son nom rayé de toutes les annales, son souvenir occulté. Contrairement à Lorenz, je peux en comprendre la raison : il s'agissait de l'épicentre de l'infection parasite. Un sacrifice à la démesure du danger qu'elle représentait. J'incite mon opérateur à continuer son récit.
"- Et alors, toi dans tout ça ?
- Oh... Je n'étais pas le meilleur des soldats, pas le plus farouche, ni même le plus endurant. Mais j'étais déterminé et patient. Quelqu'un a dû le remarquer. J'ai été briefé sommairement sur le programme Exécuteurs. Dans un monde où plus rien n'a de sens, s'occuper d'enfants est peut-être la dernière chose utile. J'ai accepté. Et vous êtes arrivées, toi et Nad. Vous n'aviez que quelques jours. Comment ne pas s'attacher ?"
Parfois les gestes en disent plus long que les mots, alors je prends la main de Lorenz et je la serre délicatement.
"- Oui, comment ne pas s'attacher ? dis-je en reprenant à mon compte les paroles de mon mentor.
- Nous y voilà, élude-t-il en me montrant une lourde porte métallique. Il en déverrouille l'impressionnant système de fermeture, avant d'ajouter : vas-y, ouvre-là. Ce n'est plus de mon âge."
Je pousse la porte, mais elle résiste. Elle doit peser sacrément lourd... J'y mets toute ma force et elle cède enfin. Sans un bruit, la porte s'enfonce. Des volutes de fumée bleue s'échappent et viennent nous lécher les pieds. La vapeur de kéramyde. Je sens le froid remonter dans tout mon être. Lorenz doit être frigorifié. Mes yeux s'habituent à la pénombre et à mesure que j'avance, j'aperçois ce qu'il y a dans la pièce. Mon attention est attirée par une sorte de colonne au centre. A la réflexion, il s'agit d'un piédestal. Posé en son milieu, une sphère. La lumière s'y diffracte en tons d'un vert maladif. Des conduits montent du sol et alimentent le globe, probablement en kéramyde. Je devine des lignes à la surface, comme les tropiques d'une étrange mappemonde.
"- Mais qu'est-ce donc ? Ça fonctionne à la kéramyde ?
- C'est un répétiteur. On m'a dit que tu avais demandé à en voir un. Et pour ton autre question, non. Les conduits servent juste à le refroidir. L'orbe en lui-même est auto-alimenté.
- Un répétiteur ? Dorkchēn m'en a parlé. D'après elle, c'est ce qui rend la synchronisation possible.
- Je ne sais pas exactement comment ça fonctionne, mais oui. Celui-ci est l'orbe de Bán. Il y en a un pour chacun d'entre vous.
- Je vois... Et où se trouve le mien ?
- Le tien est à Bordēn. Et contrairement aux caissons, les orbes ne sont pas déplaçables. Le secret aurait été vite éventé si cela avait été le cas.
- Je peux m'approcher ?
- Bien sûr ! acquiesce-t-il. Tu as remarqué ?"
Oui, je sens de quoi il parle. La température de cette pièce atteint des niveaux frigorifiques. Même pour moi, c'est à la limite du désagréable. Mais des ondes de chaleur émanent de la sphère, c'est tout à fait perceptible.
"- Je peux la toucher ?
- Oui, mais quelques minutes seulement. Le contact prolongé peut s'avérer dangereux. Et maintenant, concentre-toi. Ma démonstration va être plus compliquée que prévue, mais j'ai confiance en toi. Bon. Ferme les yeux et écoute. Ce qu'on entend le plus, c'est le son grave des pompes, n'est-ce pas ? Un peu plus bas, il y a le chuintement de la kéramyde qui se vaporise. Entre les deux, écoute, bien plus bas, tu dois pouvoir l'entendre, c'est ténu mais bien présent...
- Je... Euh... Non.
- Non ? Attends. Il vient poser ses mains à côté des miennes, avant d'ajouter, déçu : effectivement.
- C'est normal ?
- Je suppose que oui. C'est parfois le cas quand la stase est très profonde. Normalement, la synchronisation de Bán était prévue il y a une vingtaine de minutes. Ils ont dû avoir du retard... Bon, il va falloir me croire sur parole : en activité, l'orbe fait un bruit qui pourrait être la version métallique de pattes d'insectes.
- Des... cliquetis ?
- Oui, ou en tout cas, ça s'en approche. Remontons, je dois aller voir pourquoi Bán est encore en stase profonde."
Pendant que nous revenons sur nos pas, il me parle du système de sécurité. Simple et sans fioriture, mais terriblement efficace : si la maison froide devait tomber, les opérateurs ont pour ordre d'activer une séquence qui relâcherait dans les couloirs toute la kéramyde disponible. De quoi tuer tout ce qui s'y trouve, humains ou nématodes. Seul un Exécuteur aurait des chances de survivre à ça. Je suis assez impressionnée par la logique de ce système défensif : on tue tout le monde, tout en préservant l'infrastructure. Il y a quelque chose de terriblement clinique. C'est ça : comme dans le bloc opératoire d'Elizabeth, on aseptise le matériel, on se débarrasse des bactéries, sans état d'âme, et on peut recommencer à travailler. Sauf qu'ici, les Opérateurs font partie des pertes acceptables. Et en ce qui me concerne, il est inacceptable que Lorenz se sacrifie pour moi ou qui que ce soit, y compris ces foutus orbes. J'essaye d'orienter mes pensées dans une autre direction... Quand Dorkchēn m'avait parlé des répétiteurs, Elizabeth avait fait des recherches par ordinateur. Chez elle, un répétiteur est un dispositif qui répète un signal afin de l'amplifier ou d'empêcher sa dégradation. Cela laisse penser que les orbes sont des relais et qu'il existe une source, un point d'origine. Il faut que j'en apprenne plus.
"- Qui a installé ces orbes ?
- On les appelle des Spécialistes. Ils ont apporté les orbes, ainsi que vous. Vous n'aviez que quelques jours.
- D'où viennent-ils ? Ce sont des machinistes ?
- J'en doute, ils n'en ont pas les insignes. Tu penses bien qu'on nous a pas dit d'où ils venaient. Celui que j'ai rencontré, il était... étrange. Il nous traitait avec condescendance. Il nous a confié les couffins, et il s'est enfermé pour installer vos orbes. Quand il est sorti, il nous a sommairement... formés. C'étaient plutôt des recommandations. L'opérateur Lamart m'a dit que les choses s'étaient passées sensiblement de la même façon à Esmyrion, quand Ort a été... détruit. Très vite, un Spécialiste est venu récupérer l'orbe. Six jours plus tard, il revenait avec un nouvel orbe et...
- IIIIIzzzzzzzzzzzzzzz ! s'égosille Téo. Je savais que tu resterais ! T'as promis de chasser les papillons avec moi !
- Bien sûr que je suis restée... Mais tu n'avais pas une sieste à faire, toi ? Et je n'ai rien promis, j'ai juste...
- Lirin-Lé ? Je te laisse avec Téo. Il semblerait que l'opératrice Markèz ait besoin de mes lumières."
Lorenz nous quitte d'un pas décidé. Le futur exécuteur, lui, a l'air enchanté de me retrouver. Ça fait pourtant moins d'une demi-heure qu'on ne s'est pas vu.
"- Je croyais que tu faisais la sieste, toi ?
- Ben oui, mais je l'ai fini depuis longtemps. Pourquoi il t'appelle Lirin-Lé ?
- Oh... Lirin-Lé ? C'est un petit oiseau multicolore. On raconte des tas de choses à son sujet. Par exemple que c'est son chant qui fait revenir le printemps, qu'il est le messager des Dieux, qu'il picore les cauchemars pour les transformer en doux rêves. En fait, c'est un peu comme la petite souris. C'est une..."
J'allais dire : c'est une histoire qu'on raconte aux enfants. Je ne suis pas douée. Téo n'a que quatre ans, c'est sans doute le genre de choses auxquelles il croit encore.
"- Une quoi ?
- Une... une petite bête miraculeuse. Enfin, c'est comme ça que l'opérateur Lorenz m'en parlait quand j'avais ton âge.
- Ah oui ? Tu as eu mon âge ? C'est tout bizarre en ce moment, tu trouves pas ? Tiens j'ai demandé comme tu m'as dit.
- Demandé quoi ?
- A mes parents, pour mon anniversaire.
- Tu as vu tes parents ? Quand ça ?
- Toute la journée on était à la plage. Alors mon anniv c'est le 18 décembre 2038."
Je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais en tout cas pas à ça... Téo prétend venir de 2038. C'est juste impossible. C'est dix-neuf ans dans mon futur ! Même s'il disait la vérité, même s'il venait vraiment d'un autre temps que le mien, nous ne pourrions pas être réunis ici, dans le même espace-temps. Je n'y connais pas grand chose à la physique, mais je suis certaine que c'est une violation de toutes les lois de la Nature.
"- Iz ? On a un problème ! explique Lorenz, avec beaucoup trop d'inquiétude dans la voix.
- Que se passe-t-il ?
- C'est Bán ! On n'arrive pas à le sortir de stase...
- Comment faites-vous habituellement ?
- On remonte graduellement la température. Cela prend rarement plus de quelques minutes, et si c'est le cas, on remonte encore. Mais là, ça ne marche pas...
- Il est... mort ?
- Non, les fonctions vitales sont bien reparties. Mais il reste inconscient..."
Que disait Téo ? Tout est bizarre en ce moment... Il a carrément raison.
"- Écoutez-moi. Trouvez le gouverneur, il possède un simili-graveur. Contactez toutes les autres maisons froides, alertez le Matriarcat. Dites-leur bien que plus aucun Exécuteur ne doit entrer en stase. Nous subissons une attaque d'un nouveau genre !"