Quand on prend le même train, tous les jours, pendant longtemps, il s'opère comme un glissement, les choses en viennent à changer. Le train n'est plus tout à fait un lieu de passage, cela prend les allures d'un endroit familier, quasiment un lieu de vie. En même temps que son billet, on y prend ses habitudes, presque ses aises. On y bosse, on s'y assoupit, on y lit, on s'y croise, on se parle, on fait de nouvelles connaissances. Une famille sur rail. Composée pour l'ensemble d'inconnus, mais aussi de quelques passagers récurrents, voisins de ligne, voyageurs de première classe, ou salariés des chemins de fer. On se retrouve parfois, de proche en proche, d'un arrêt à l'autre. Le plus souvent, on se manque, au gré des correspondances. Cinq minutes d'arrêt, attention à la marche ! Des corps dans les sièges, des visages derrière les portières, de la vie à foison dans les wagons. On est séparé par les aiguillages, chacun sur sa voie, on craint le terminus autant qu'on l'espère. On divague en regardant le ballast, quand d'un coup les caténaires tremblent : on croise un direct à grande vitesse. D'ici, il ressemble plus à un train fantôme. C'est à peine si on distingue autre chose que le fuselage chromé. Peu importe la destination : la seule chose qui nous tient éveillé, c'est l'imminence du déraillement.

C'est une métaphore bien sûr... Moi, je ne prends pas le train. J'habite à quelques centaines de mètres de l'hôpital où je travaille. Mais je pense que je suis dans le vrai, la vie ressemble assez à ça. La mienne est juste un peu différente : je ne sais pas exactement dans quel train je suis. Celui que je sens sous mes pieds, ou bien l'express d'en face, aux lignes indistinctes tellement il va vite. Aux visages que je croise ici, je dois ajouter ceux que j'aperçois là-bas. Comme si j'avais dans ma tête la mémoire de deux vies. C'est beaucoup pour un tout petit cerveau. C'est déroutant à bien des titres. Comme ce matin, quand je passe la tête dans la salle d'attente. C'est Dimanche matin, service minimum, emmerdes maximum. Personne n'est prêt à laisser filer son dimanche. Quand j'étais célibataire, ça m'arrangeait bien : je les récupérais tous. Maintenant, je m'adapte en fonction de Nicolas. Et ce week-end, il reste sur Paris. Officiellement, il a du boulot. En vérité, j'ai l'impression qu'il me laisse un peu d'espace. Enfin bref... quand je passe la tête dans la salle d'attente, j'ai une drôle d'impression. Comme si je reconnaissais quelqu'un mais sans savoir qui. Je fais un coucou désinvolte à Catherine, à l'accueil, mais ça tourne dans ma tête. Quelqu'un de ce monde, ou de l'autre ? Ou qui sait, aucun des deux : c'est peut-être juste mon imagination.

Je passe à mon vestiaire, et j'enfile ma blouse en vitesse. Je vérifie mon téléphone avant de le déposer dans mon casier. Tiens, j'ai reçu un texto de Florence. "peus tu contacter Jeff il s'inquiete pour toi" Bah tiens, tu m'en diras tant. Il ne pourrait pas me le dire lui-même ? Je n'aime pas ces façons de faire. Et pour me dire quoi, d'ailleurs ? Que Nicolas n'est pas un mec pour moi, que je ne suis pas capable de me gérer toute seule, ou n'importe quelle connerie du même genre. Qu'il aille se faire voir ! Il n'y a pas si longtemps je me désolais de ne pas avoir de leurs nouvelles. Je fais glisser le portable jusqu'au fond du casier.

"- Ça va ?"

Hélène... Commère et probable esprit démoniaque. Je n'ai pas envie de lui répondre, mais je ne veux pas risquer l'esclandre. Je me fends d'un grognement qu'elle pourra interpréter à sa guise. Il faut croire que ça lui convient.

"Fais gaffe à tes fesses : c'est Double J qui est de garde aujourd'hui. Je sais de source sûre qu'il est tatoué. De partout !"

Docteur Jacoby. Excellent clinicien, très apprécié de ses patients... Débauché notoire. Mais je crois que mes fesses n'ont rien à craindre : je connais sa réputation. Je me débrouille pour ne jamais être seule avec lui. C'est une technique qui marche bien. Non, en fait, c'est la réaction d'Hélène qui m'étonne, je ne suis pas habituée.

"- Bah, euh oui, je ferais attention.
- Voyons, Elizabeth : c'est normal de se protéger entre collègues !
- Oui, j'imagine.
- Tu sais, si t'as des problèmes, tu peux m'en parler. Myriam m'a dit que tu avais déjeuné avec Chastain, la psy..."

Nous y voilà. Je n'arrivais pas à comprendre la bienveillance d'Hélène. Maintenant, c'est beaucoup plus clair. Voyons, qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter ?

"Si jamais tu as des soucis...
- Je sais bien, Hélène. Ce n'est pas ça. C'est juste que... disons que je ne suis pas censée en parler.
- Pourquoi ? On est amies, toi et moi !
- C'est vrai." J'ai capté son intérêt : elle est tout sauf mon amie. "Bon : l'hôpital mène un programme pilote sur la prévention du risque psychologique auprès du personnel médical. Chastain pense que je ferais un bon référent. Ce serait à moi d'évaluer les facteurs anxiogènes, les agents perturbateurs, et ainsi de suite.
- Oh, je vois."

Je sens qu'elle réfléchit à toute vitesse. Elle n'est pas idiote, elle sait parfaitement qu'elle correspond parfaitement à la définition d'agent perturbateur. C'est presque drôle de la voir sur des charbons ardents. Je referme mon casier, et je la laisse cogiter. On est dimanche, et j'ai du boulot. Je repasse par la salle d'attente, et cette fois-ci j'en profite pour dévisager les patients. Qu'est-ce que j'ai bien pu repérer tout à l'heure ? Rien d'important, apparemment.

Catherine m'envoie mon premier patient. Un jeune homme, tout juste adulte. Lendemain de cuite difficile, nombreuses plaies et quelques contusions. Je peux toujours soigner ses petits bobos, bien sûr, pourtant son plus gros problème est ailleurs : comment s'est-il retrouvé seul dans un fossé derrière une discothèque miteuse ? J'essaye de tâter le terrain, mais il n'a pas l'air de vouloir parler de sa famille ou de ses proches. Au moins, ses veines semblent en bon état, et même s'il n'est pas totalement cohérent, je ne pense pas qu'il se drogue. Quand je lui demande s'il a eu des soucis avec la police, il répond un peu trop vite que non. C'est drôle, il me fait penser à mon petit voleur des rues, celui de Gharr. Je me demande comment lui s'en tire, et si mon intervention a amélioré son quotidien. Peut-être que je pourrais graver une marque de chair sur celui-ci aussi, lui expliquer que la nuit je suis une guerrière vengeresse et qu'il a intérêt à reprendre le contrôle de sa vie, sinon je viendrais le hanter. C'est tentant, terriblement tentant et je suis obligée de me secouer pour faire partir l'image. Malheureusement, je ne suis pas Iz, juste Elizabeth. Il me rirait au nez. J'ai dix kilos de trop et une blouse blanche. Je ne suis pas crédible. Mais dans ce monde, j'ai d'autres pouvoirs. Ceux de la blouse blanche, en particulier.

"- On a presque fini, lui dis-je avec un sourire. Je veux juste te faire ausculter par le médecin. Tu bouges pas, je reviens.
- Euh oui, madame." À ce qu'il semble, le sourire et la blouse ont fait leur office.

Où est Docteur J quand on a besoin de lui ? Catherine me dirige vers une salle d'examen : le gentil docteur est en train d'officier. Je passe la tête et ça recommence : je me fige. Jacoby est en train d'examiner une toute jeune fille sous le regard de sa mère. On dirait que j'ai mis la scène en arrêt sur image. La mère est plutôt jolie, très jolie même, encore qu'un peu maigre. Elle est rousse et mal coiffée. Ses fringues ont un certain style, mais là, c'est un peu le désordre. Voyons, on est dimanche matin, elle ne devait pas s'attendre à sortir de chez elle, et la voilà aux urgences avec sa gamine. Parlons-en de la gamine, elle a quoi, entre dix et douze ans, brune et bouclée comme un agneau. C'est pour la petite qu'elles sont là. Ses bras, je ne sais pas comment, mais elle s'est bien brûlée. J'en ai mal rien qu'à la regarder. Et pour la regarder ça je m'en prive pas. Parce que maintenant, j'en suis sûre, je la connais. C'est elle que j'ai vu dans la salle d'attente.

"- Charpet ? Liz ? Vous voulez quelque chose ?
- Oui : j'aimerais votre avis sur un patient, Docteur.
- Maintenant ? Je suis en consultation, là, au cas où vous n'auriez pas remarqué. Bon, suivez-moi dans le couloir.
- Mon patient, il est en perte de repère... Je me suis dit que vous pourriez lui parler.
- D'accord, alors on échange. Allez avec ma patiente, et faites-vous une idée.
- Pour ?
- Je ne suis pas sûr. L'emplacement des brûlures : il pourrait s'agir de maltraitances."

Le mot est dur et tranchant. Il est si révoltant que je le rejette d'emblée. Mais ce n'est pas parce que ça me déplaît que c'est pour autant faux. Surtout que je connais cette enfant. Encore faut-il que je trouve d'où je la connais. Je m'arme de mon air de professionnel avant de retourner en salle d'examen.

"- Le médecin va revenir dans quelques minutes. En attendant, je vais m'occuper de vous.
- Merci. C'est... Elle s'est renversée du café brûlant, explique la mère sur la défensive.
- Alors ma jolie, tu me racontes ?
- C'est comme elle dit, se confie-t-elle d'une petite voix douloureuse. J'ai tout renversé."

Iris ! La petite Iris... Je sortais avec son père il y a des années de ça. C'est fou ce qu'elle a grandi. J'aurai dû tilter plus tôt : les yeux, l'ovale du visage. Mais c'est sa voix qui a fait remonter les souvenirs. Elle me lisait ce bouquin. D'un coup, les portes de la mémoire se sont ouvertes en grand. Et une certitude, cette femme n'est pas sa mère. Elle à l'air inquiet, c'est certain, mais pour elle ou pour Iris ?

"- Excusez-moi, vous pourriez aller à l'accueil. Demandez à Catherine de vous donner un dossier de suivi, elle vous expliquera comment le remplir.
- Maintenant ?
- Oui, s'il-vous-plaît, lui dis-je en attendant qu'elle s'éclipse. Et maintenant, à nous, Iris ! Tu me racontes ?
- C'est comme elle a dit.
- Je voudrais que tu me racontes avec tes mots. Ton papa n'était pas là, ce matin. Il travaille toujours dans sa société de sécurité ?"

Elle ouvre de grands yeux, mais elle ne voit qu'une infirmière, terriblement anonyme.

"- Euh oui. Mais comment...
- Comment je le sais ? Je te connais Iris, j'étais la petite amie de ton père, il y a quelques années de cela.
- Ah bon ??
- Voyons : quand je t'ai connue, tu étais à la Maternelle, tu as un doudou qui s'appelle Maxi, ta maîtresse s'appelait...euh, Marion !
- Moxxi... Mon doudou, il s'appelle Moxxi.
- Oui, c'est ça. Moxxi ! Moxxi le lapin. Tu te souviens de moi ?"

Juste une infirmière ? Elle ne sait pas à quoi s'en tenir. Comme elle ne sait pas mentir, mais qu'elle ne veut pas me faire de la peine, elle me dit :

"- Ah oui, oui, je crois je me souviens un peu...
- Tu es gentille. Tout ça pour dire que je te connais et que tu peux me faire confiance. Après tout, je connais Moxxi, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Alors pendant que je te mets des bandages, je voudrais que tu me racontes ce qui est arrivé. Tu peux faire ça ?
- Oui. Oui, ça, je peux."

Alors, à petits mots, tout doucement, elle me raconte.

"Papa est allé travailler ce matin. Et ça m'a réveillé quand il est parti. Alors j'ai lu un peu mais je m'ennuyais. Et je me suis dit que je pourrais préparer un petit déjeuner pour Sarah.
- Et pourquoi tu as voulu faire ça ?
- Bah... Elle est plutôt sympa et je me suis dit que comme ça elle m'aimerait bien.
- Je comprends. Que s'est-il passé ?
- J'ai tout préparé, du café, des petits biscuits et un jus d'orange. J'ai tout mis sur un plateau. Et puis je suis allé amener tout dans la chambre. Mais y'a Euripide qui est venu dans mes pieds, et...
- Ton chat.
- Oui c'est ça. Alors tout a failli tomber vers l'avant, et alors j'ai essayé de tout ramener vers l'arrière. Et c'est là que le café m'a tout éclaboussé partout devant. Alors j'ai tout laissé tomber et ça a encore éclaboussé plus. Sarah a dit heureusement que j'avais mon gros pyjama en bas.
- Oui, elle a raison. Et sinon, raconte-moi un peu comment ça se passe à l'école."

Et pendant que je finis à m'occuper de ses bras, elle me parle de sa vie de toute jeune fille. Vie à laquelle je n'appartiens plus. Je fais semblant de m'intéresser (non d'ailleurs, ça m'intéresse vraiment) mais je dois faire appel à toute ma fourberie d'adulte pour paraître détachée. Je ne veux pas qu'elle devine la crevasse qui vient de s'ouvrir en moi. Je pourrais lui dire qu'elle m'a manqué, que je n'ai pas réussi à l'oublier. Mais elle ne se souvient pas de moi, ça ne servirait qu'à la culpabiliser. Quand le Docteur Jacoby revient, je saute sur l'occasion pour m'évader.

C'est qu'une gosse, je vois pas comment elle a fait pour me mettre dans un tel état. Je passe le reste de la matinée à me focaliser sur mes patients, à éviter de penser. J'ai besoin de parler, besoin d'en parler. J'ai l'impression d'être à deux doigts de fondre en larmes. Je n'attends qu'une chose, l'heure de la pause. Et quand je me décide à aller en salle de repos, Jacoby vient me bloquer le passage.

"- Alors, la petite ?
- Alors quoi ?" J'ai presque crié. Je baisse un peu le ton : "Quoi la petite ?
- Eh bien, maltraitances ou pas ?
- Non. Franchement non, je ne pense pas. Accident domestique. Les détails de son histoire... Disons que je la crois.
- Si tu la crois, je la crois aussi." Comme ça, l'air de rien, il est passé au tutoiement. "Et pour ton patient... Tiens, j'allais m'intoxiquer les poumons. Tu viens ? On pourra en discuter.
- Une autre fois : j'ai un coup de fil à passer", lui dis-je pour esquiver.
"- Ok."

Il n'a même pas l'air déçu. Rien d'étonnant : il saute sur tout ce qui bouge, il doit avoir développé une certaine tolérance à la rebuffade. Néanmoins il m'a donné une idée : je vais vraiment passer un coup de fil, je vais téléphoner, à Nicolas. Je sais pas exactement où on en est lui et moi, mais je suis persuadée que ça me fera du bien d'entendre sa voix. Je vais récupérer mon portable tout au fond de mon casier.

"- Nick le Magnifique, à votre service !
- Coucou, c'est moi...
- Ah salut, ma belle ! Je pensais que tu travaillais...
- Oui, je bosse, c'est la pause.
- Eh bien, du coup moi aussi ! J'étais en call avec mes équipes.
- Je suis désolée, je pensais pas te déranger.
- Tu me déranges jamais. Ça va, toi ?
- Ça peut aller. Je voulais m'excuser de pas avoir été trop cool ces dernières semaines. Et puis j'avais aussi envie de parler."

Et je lui raconte tout, qu'il me manque, que mes gardes me pèsent, que j'ai hâte de le revoir, et même du temps maussade qu'il fait ici. En fait, je lui parle de tout sauf d'Iris. Mais c'est pas grave : lui parler, ça me fait déjà du bien. Il écoute, ou en tout cas, il a la politesse de faire semblant et rien que ça, ça me réconforte.

"Et toi, Nicolas ?
- Oh, la routine ! On est débordés, mais je sais gérer. D'ailleurs, tu fais bien de m'appeler : il faut qu'ils apprennent un peu à se passer de moi. Du coup, je me suis isolé pour être au calme avec toi.
- Isolé ? Tu m'as dit que tu étais en call ?
- Oui, c'est ce que je veux dire : j'ai coupé le micro et la cam. Et pendant que j'y pense, j'ai mis un truc de côté pour toi, un add-on Skype.
- Ah oui, c'est quoi ?
- C'est pour Luc, ton filleul.
- Luca.
- Oui, pardon. Et donc, c'est un projet avorté. Techniquement, le commanditaire a encore les droits dessus, donc on peut pas le vendre. En fait, je pourrais même avoir des ennuis si on savait que je te l'ai passé. Bref...
- Je veux pas que tu prennes des risques pour moi.
- C'est bon, ma belle, je gère. Donc le truc est c'est une histoire 3D qui s'intègre dans le flux vidéo d'un client de visio-conf.
- Comme Skype ?
- Oui. C'est un genre d'histoire pour enfants, mais en 3D. Ça s'appelle Pyro le dragon bleu. Bon, c'est un peu niais, mais mignon, je suis sûr que Luc va adorer. Je t'envoie un lien pour le télécharger. Dis ? On se rappelle : là j'ai mon collègue qui a besoin de moi, je file."

Comme toujours, avec Nicolas, tout va à 100 à l'heure. Même le dimanche. Il est comme ça ! Je vois pas comment je pourrais le changer. Je suis toujours un peu désorientée, étourdie, à la fin de nos discussions. Je saurais trop dire pourquoi. La meilleure explication, c'est qu'il est unique. Oui bien, c'est une conséquence de l'Amour. Celui avec un grand A, enfin je l'espère. Il n'est pas le genre de personne qu'on peut ignorer.

Ce qui me fait penser... Comme si quelqu'un soufflait à mon oreille, un doute vient me titiller. Je cherche sur mon téléphone, dans les paramètres, il y a une "ignore list". La mienne est presque vide. En fait, il n'y a qu'un numéro : celui de Jeff. C'est pour ça qu'il passe par Flo pour m'envoyer des messages. Mais comment ? Comment il s'est retrouvé là ? Je n'ai aucun souvenir de l'avoir blacklisté. J'imagine que ma thérapeute dirait que c'est le genre de choses que je dois écrire.