C'est fou ce que je suis nerveuse ! C'est totalement idiot, je le sais bien, malgré cela rien n'y fait. C'est la quatrième tenue que j'essaye et je ne suis toujours pas satisfaite. Du coup, je vais être en retard - d'ailleurs, je le suis déjà - ce qui n'aide en rien à me calmer. J'hésite entre le sage et le sexy. Si j'avais rendez-vous avec Nicolas, ça serait plus simple, au moins un petit peu. Mais là... c'est comme un rencard par délégation. Enfin non, pas un rencard, pas du tout même ! Voilà que je m'embrouille. J'opte pour ma robe fourreau. Pas sûre que ça soit l'idée du siècle, elle a tendance à me boudiner. D'un autre côté, elle fait plus que le job.

En quatrième vitesse, je sors de chez moi et j'attrape la ligne B. J'ai promis à Nicolas de le prévenir alors... Zut !? J'ai oublié mon portable ? Quelle poisse... Non, je l'ai. Avec un si petit sac à main, pourtant, j'aurais pas dû le louper. J'envoie mes deux textos, et je souffle un peu. Je regrette déjà mon choix vestimentaire : le regard des autres usagers ne me laisse pas de doute. Un vendredi soir, comme ça, je dois avoir l'air d'une célibataire désespérée. J'ai envie de leur crier que j'ai un mec. Je préfère me concentrer sur le trajet. Peut-être qu'en évitant leurs regards, mon trouble disparaîtra.

On vient de passer "Arts et métiers", la moitié du trajet. Je checke mon téléphone. Nicolas m'a répondu par un laconique émoji pouce levé. Mouais... Quant à mon rencard - il faut que j'arrête de l'appeler comme ça - il est plus prolixe. Il me dit de prendre mon temps. Ok, c'est plutôt rassurant s'il est cool. La pression est déjà assez forte comme ça. C'est le premier pote de Nicolas que je rencontre et j'ai plutôt intérêt à assurer. Je sais bien comment sont les mecs entre eux. Le pire ça serait qu'il me trouve passable. Ce serait la fin de tout, à commencer par mon couple. J'ai confiance en Nicolas, c'est pas le problème. Mais dans son agence, il côtoie la jet-set. L'image fait la personne.

Par deux fois, je manque de louper mon arrêt. Excès d'anticipation. Hôtel de Ville, c'est pourtant pas compliqué. Je descends, la boule au ventre. Je suis consciente que tout se joue à la première impression. Je n'aurais peut-être pas de seconde chance si je me plante. Maintenant, il faut que je le trouve : il doit pas être loin. Chercher quelqu'un qu'on a jamais rencontré, ça c'est un bon plan pour paraître godiche. Nicolas m'a juste dit : "tu pourras pas le louper". Plus obscur, tu meurs.

Bon... Ok, je pouvais pas le louper. A l'ombre des arches de la Cathédrale Saint-André, je vois ce grand roux, cette espèce d'armoire à glace. Sous le polo, on devine des muscles taillés dans le marbre. Je dois dire que je suis... subjuguée. Avant de me rappeler que c'est à moi de faire bonne impression. Je me fends d'un sourire façon la Joconde.

"- Brian ?
- Elizabeth ! Je suis enchanté de faire ta connaissance. Positivement !
- Et moi donc ! Je veux dire : Nicolas ne m'avait pas dit que tu étais aussi... grand !"

D'un geste de main désinvolte, il balaie mon ébauche de compliment.

"Je suis désolée pour le retard, j'avais...
- Oh, je viens d'arriver. En retard aussi", souffle-t-il d'un ton de conspirateur, et je ne sais pas pourquoi, je décide que je le trouve sympa.

"Pour tout dire, ajoute-il, je suis désolé moi aussi. Si j'avais su que Nick pourrait pas venir, j'aurais décommandé. Je veux dire c'est nul pour toi, tu as sans doute pas envie de me babysitter."

J'ai pris une seconde de retard tellement le terme "décommander" me semble formel. Il y a quelque chose de doucement suranné dans son emploi. Mon grand-père me demandait parfois : "Dis, est-ce que tu fréquentes ?" Eh bien, c'est du même tonneau je trouve. Sauf que le Brian, il attend que je lui réponde. Alors je m'embrouille comme je peux.

"- Ah ? Oh non ! C'est... Pas de soucis. Moi quand Nicolas est pas là... Nick, je veux dire... Enfin je sors pas beaucoup habituellement.
- Exactement : je m'en veux de t'obliger à...
- Tu m'obliges à rien. En fait, ça me fait plaisir. Je suis du genre à, enfin, j'ai besoin qu'on me pousse pour sortir. Donc, euh, c'est plutôt une bonne chose", dis-je en m'essayant au sourire éclatant.

Et ça a l'air de passer. J'embraye en lui parlant du quartier, sous le regard vide de la statue de Chaban-Delmas. Je l'entraîne vers la rue du Loup, pour rejoindre les coins sympas. C'est marrant, je crois que c'est la première fois que je fais la guide comme ça : Nicolas connaissait déjà, voire même, il en savait plus que moi !

Il y a quelque chose de rassurant à se promener à côté d'un culturiste : les regards glissent sur moi, et plus personne ne semble outré par ma robe fourreau. Je crois que ça se passe mieux que prévu. Quand il me parle Tapas, je bifurque totalement et il me suit, bon enfant, jusqu'au Locadillos. C'est bondé, j'aurais dû m'y attendre. Mais ostensiblement, Brian a une présence qui en impose, et très vite, on nous installe à une table qui donne sur le cours Victor Hugo. Parfait endroit pour profiter de la douceur du soir.

"- Nicolas m'a dit que tu bossais dans la fibre... J'ai pas trop compris.
- C'est une façon de le dire. Je vends des solutions de raccordement très haut débit pour les professionnels. Les solutions et leur mise en place.
- Ah... Ok... Mais c'est pas la ville qui se charge de ça ?
- Si. Mais en général, mes clients ne veulent pas attendre. Les marchés publics sont notoirement lents.
- Ca, je dirais pas le contraire. Je bosse dans un hôpital !
- Oui, Nick m'a dit ça."

Je sais pas pourquoi, l'idée me fait rougir. A croire que je suis plus à l'aise en robe sexy qu'en blouse d'infirmière. J'essaye de changer de sujet.

"- Mais comment ça se fait que tu sois là un Vendredi. C'est pas des missions à la semaine ?
- Si, mais souvent le client préfère expédier les formalités en avance. Le badge, les accès, tout ça... J'étais libéré il était même pas 16 heures !
- Alors tu m'as menti !!"

Quand je vois sa tête déconfite, je suis plutôt contente de moi. J'explique.

"Tu m'as dit que tu étais en retard, toi aussi. Pourtant tu as menti, n'est-ce pas ?
- Maligne avec ça ! Bien vu : j'étais même en avance. Nonobstant j'aurais été un goujat si je te l'avais dit. Et puis... ça valait largement l'attente !"

Oh, si c'est pas un compliment ça ! Je plonge mon regard dans mon cocktail, histoire de me donner une contenance. Je l'observe à la dérobée, mais on dirait qu'il ne s'est rendu compte de rien. Il a un côté... gentil benêt. Non, c'est exagéré. Disons que Nicolas est toujours aux aguets, il laisse jamais rien passer. Alors que Brian... On sent que c'est un bon vivant. Il dit ce qu'il pense et il pense ce qu'il dit. Pire, il doit s'imaginer que tout le monde est comme lui. Voilà : un gros nounours. Ok, je m'étais gourée quand je l'imaginais en train de parler de moi à Nicolas. Je crois pas que ça soit son genre. Je le connais pas tant que ça, certes, pourtant je suis déjà en train de lui parler de mes années Lycée. Et ça, c'est quand même un signe.

Après les tapas, on se dirige vers les quais. L'heure est pas si avancée mais on croise déjà quelques personnes avinées, un peu trop bruyantes, un peu trop sûres d'elles. Heureusement, Brian est un tank, un chasse-neige. Les gens s'écartent naturellement. En fait, je me dis que ceci explique cela. Je veux dire : il vit dans un monde de bisounours, où tout le monde lui sourit. Alors forcément, ça aide à voir la vie en rose.

Il me prend par le coude et me fait presser le pas. Je devrais me sentir mal à l'aise, et pourtant, je le laisse faire. Comment en vouloir à un enfant ? A moins que ça ne soit l'alcool qui me monte à la tête.

"- Mais qu'est-ce que c'est que ça ? demande-t-il.
- Oh ! Ça ? C'est le miroir d'eau ! Tu connais pas ?
- Non. C'est terriblement chouette."

Terriblement chouette ? Qui utilise ce genre d'expression ? Je glisse mon bras sous le sien. Ça fait très "papy et mamy sont en promenade" mais je pense qu'il ne s'en formalisera pas, et ça reste suffisamment platonique pour que je me sente pas coupable vis-à-vis de Nicolas. Pour tout dire, je suis contente qu'il ait pas pu venir, celui-là. S'il avait été là, honnêtement, j'aurais dû faire la potiche et je me serais emmerdée. Alors que là, je m'amuse comme jamais. Bon pour le coup, ça, ça me rend un peu coupable... Il faut croire que Brian l'a remarqué parce qu'il me tire de mes pensées.

"Je crois qu'on se rapproche de mon hôtel. Si je me trompe pas, il y a un glacier dans le coin. Enfin, je crois.
- Une glace ? Rafraîchissante idée. C'est à deux pas, place Saint-Pierre."

Et nous revoilà repartis. Je n'arrive pas à me souvenir la dernière fois que je me suis promenée comme ça en ville, sans autre but que de me balader. Pas de but, pas d'impératif. Juste le plaisir d'arpenter la ville et le monde. En plutôt bonne compagnie qui plus est. Pendant qu'on fait la queue pour nos glaces, je remarque plusieurs regards envieux. Il semblerait que je fasse quelques jalouses. C'est idiot et pourtant c'est pas pour me déplaire. Qu'on me prenne pour sa copine, c'est... Je me rends compte que j'ignore s'il est célibataire ou pas. Franchement, j'ai un peu de mal à savoir ce que je préférerais. Disons que de le savoir en couple me rassurerait sur le côté platonique de ce qui est en train de se passer ici. Et en même temps, l'imaginer avec quelqu'un d'autre...

"- Tu as envie de quoi ?" me demande-t-il, et je me mets à rougir jusqu'à la racine des cheveux. Quelle cruche, il parle des glaces, bien sûr.
"- Euh, tout est... tout est excellent ici. Je te conseille leur Menthe, c'est avec des vrais morceaux de feuilles de menthe."

J'ai l'impression d'être une pub ambulante pour la sottise humaine, mais il suit mon conseil, et quelques minutes plus tard on se retrouve installés à déguster nos douceurs sucrées. La soirée est plus qu'installée, et on profite du jeu des chaises musicales pour passer des glaces à la menthe aux mojitos un peu plus tassés. J'aime bien comment il suit mes conseils. Il faut dire que ça me change de Nicolas qui a l'habitude de commander à ma place. Pas que ça me déplaise... Disons que parfois c'est un peu condescendant. J'écoute Brian me raconter comment il aime la région, et qu'il adorerait pouvoir se rapprocher. Je tente quelque chose.

"Ta copine doit être sur Paris, j'imagine ?
- En fait, non. Je n'ai pas de... Je suis souvent en déplacement, c'est compliqué."

Je pose ma main sur la sienne, dans un geste qui se veut compatissant.

"Elizabeth, c'était positivement adorable de me faire visiter. Vraiment. Juste : il est tard pour moi.
- Oh..." Je retire ma main, gênée. "Euh, tu vas te retrouver, ou tu veux que je te ramène à ton hôtel ?
- Si je peux me débrouiller seul, oui. Si j'ai envie de t'avoir à mon bras ? Assurément."

Il règle nos consos, et je me pends à son bras, autant pour assurer ma stabilité que pour lui accorder ce plaisir. Pas à dire, le mojito était plus tassé que je ne l'imaginais. C'est dingue, je pensais qu'on passerait la soirée à échanger des histoires sur Nicolas - Nick -, mais c'est à peine si on a parlé de lui. Il squattait dans ma tête, par contre. Je fais un effort pour le chasser. En tout cas, il semble que j'ai converti Brian à la beauté des lieux. Je l'écoute un peu embrumée faire des comparaisons avec d'autres villes qu'il a visité. Pendant qu'on prend l'ascenseur, je sens que la balance penche en faveur de la place du Parlement, et j'aurais du mal à lui donner tort.

"Voilà, c'est là... C'est ma chambre.
- Oh..." Bon sang, je n'avais pas vraiment prévu de l'accompagner si loin.
- Merci, Elizabeth. C'était une fort excellente soirée, grâce à une guide fort avenante."

Il me dépose un baiser sur le front - il a une tête de plus que moi. Et je me retrouve comme une crétine à m'accrocher à son polo.

"Tu veux rentrer ? Juste pour discuter si tu veux, ou..."

Je réponds rien, mais je le lâche pas non plus. Il m'attire à lui et on s'embrasse un peu maladroitement dans des vapeurs de menthe. Je peux pas m'empêcher de l'imaginer entièrement nu. Je sais que c'est pas bien, mais bon, après tout, on ne fait que s'embrasser. La porte s'enfonce dans son dos et on s'engouffre dans sa chambre. Il me couvre le cou de baisers, et je suis dans un état second. Dans un instant, il va me dire qu'on ne peut pas, que Nick est son meilleur ami. Alors fébrilement, mes mains commencent à le déshabiller.

"Tu as l'air de savoir ce que tu veux, toi !"

En vérité j'en sais rien. J'ai juste envie de lui. Vu sa tignasse rousse, je me demande comment est sa toison pubienne. Est-ce que je suis une dépravée ? Sans que je m'en rende compte, ses mains ont déjà remonté ma robe bien trop haut.

"De la dentelle ? Je savais bien qu'il se cachait un trésor là-dessous."

J'ai les jambes qui tremblent, je sais pas, ça doit être le désir. J'ai l'impression de brûler de partout. Quand ses doigts s'immiscent jusqu'à l'intérieur de mon entre-jambe, je me sens obligée de lui dire.

"- Et Nicolas ?
- T'inquiète, il en saura rien.
- Brian, je peux pas.
- Allez, vas-y, tu es déjà allée trop loin, là."

Je devrais être furieuse devant sa réponse. Je veux dire, je ne suis pas comme ça. C'est pas moi. Et pourtant, c'est comme s'il avait raison. Tout est complètement flou. Aussi bien les murs et le plafond que ma propre boussole morale. La vérité me frappe.

"- Tu m'as droguée ?
- Maligne avec ça. Je t'ai mis un petit extra dans ton mojito.
- Pourquoi ?
- Relax, bébé, tu vas adorer ça. C'est surtout pour t'éviter de culpabiliser après coup.
- Non, fais pas ça, Brian...
- Allez quoi, t'en brûle d'envie. Hmm, et littéralement même."

J'essaye de le repousser, ce qui serait déjà pas évident en temps normal. Là, c'est à peine si mon corps m'obéit encore. Comment ça a pu m'arriver à moi ? J'aurais dû repérer plus tôt les effets de la drogue, je suis une professionnelle de la santé. A l'heure actuelle, c'est mon seul avantage. Je dois pouvoir, si je reste concentrée, déterminer avec quoi il m'a drogué. Au vu de ma réaction à son égard, ma désinhibition, je dirais un entactogène. Probablement de la MDMA. D'ailleurs est-ce qu'il a dit un "petit extra" ou un "petit exta" ? Je sens de façon assez lointaine qu'il me soulève comme un sac à patate. Je puise dans ma mémoire. L'hyperthermie que j'ai ressenti colle parfaitement avec le produit. Mais dans ce cas, pourquoi je suis dans le brouillard maintenant ? Ce n'est pas cohérent. Ça fait plutôt penser à un anesthésique voire un hypnotique, comme... l'acide gamma-hydroxybutyrique, le GHB. Je me mets à chuter, aussi bien dans ma tête que dans mon corps : il vient de me balancer sur le lit.

"Ce qu'est un peu triste dans tout ça, c'est que t'en auras aucun souvenir..."

La douleur... Elle semble m'inonder, s'insinuer en moi, dans chaque cellule de mon être. Elle me fait entrer comme en résonance. J'ai l'impression de vibrer au rythme d'un instrument démoniaque. Il égrène pour moi la symphonie de la souffrance. Je vais mourir ici et maintenant, si je ne fais rien. Mon corps va exploser, mon âme se désintégrer. Je sens déjà les murs de ma psyché se lézarder. J'essaye de me barricader, je me réfugie toujours plus loin en moi-même. Je remonte à la recherche d'un abri face à cette tempête, alors que tout part à la dérive. Mais je ne suis pas de taille à combattre, j'en suis incapable. Alors je fais corps avec cette douleur, je la laisse m'emporter. Je ne fais plus qu'un avec la souffrance. Et telle une vague, nous déferlons au creux de ma mémoire. Là quelque chose m'attend. Quelque chose que j'avais presque oublié.

“- Iz ? Iz, réveillez-vous !”