Le sacerdoce de l’infirmière, c’est de soulager la douleur d’autrui. La société étant ce qu’elle est, c’est devenu un métier avec ses règles, sa grille de compétences, ses rémunérations plancher et plafond. Mais avant d’être un job, c’est une vocation. Peut-être pas la plus prestigieuse, ni même la plus utile. D’ailleurs, si on se fie à notre salaire, j’en viens à croire que notre profession tient plus du titre honorifique. Et on est pas les seuls... Notre civilisation a atteint un tel degré de sophistication qu’il vaut mieux être data scientiste et générer du flux financier que de s’occuper de la santé des membres qui la composent. Je ne sais pas, on est peut-être trop nombreux, peut-être que l’individu a perdu toute valeur face à la collectivité. Ça pourrait expliquer pas mal de choses.

Oui, j’ai parlé avec ma sœur récemment. Je ne devrais pas, je sais bien, ça a tendance à m’aigrir le caractère. J’y peux rien : je suis marraine de Luca, le plus beau de ses jumeaux. Tous les deux sont super mignons, ce qui m’étonne toujours. Je veux dire, avec une vision du monde aussi étriquée que la sienne, comment ma sœur arrive-t-elle à être une bonne mère ? J’en viens à me demander si c’est pas Nolan, son mari qui les éduque. Bon, oui, c’est un peu méchant comme réflexion... Que voulez-vous, elle fait son possible pour m'énerver avec son aventure capitaliste américaine. Elle m’a montré son robot multi-fonctions ultra-technologique méga-design gris-de-perle, avec le commentaire : “tu pourrais t’en offrir un toi aussi, si tu avais fait les bons choix.” J’ai fait les bons choix, c’est pour ça que je suis là.

Mais je m’égare. Ce que je voulais dire, c’est qu’en tant qu’infirmiers, nous avons à cœur de soigner notre prochain. Mais comme Sisyphe, la tâche est sans fin. Il y a toujours du pain sur la planche. Dans l’idéal, je rêve d’un monde où souffrance et douleur seraient abolies. Dans l’idéal... Parce qu’en pratique, ça me fout le bourdon quand les urgences sont désertées. L’impression d’être inutile, comme c’est le cas aujourd’hui.

Il est bientôt 22 heures, et les couloirs se sont vidés, puis la salle d’attente. C’est un Jeudi, pas la soirée la plus remplie, c’est certain, mais aujourd’hui c’est quand même très calme. Il doit y avoir des partiels ou un match à la télé. Je ne sais pas. Mon dernier cas, c’était une méchante brûlure. Du danger de s’ébouillanter avec l’eau des pâtes. Je sais, ça peut paraître drôle, mais la plupart des urgences sont de cet acabit là. En école, on s’imagine des pathologies incroyables, dignes d’enquêtes policières. Mais ça n’arrive jamais. Le plus souvent, c’est terriblement trivial. Affreux, mais trivial. Parfois, la douleur du patient nous dépasse, on la soulage temporairement, mais on sait qu’on ne peut pas faire grand chose de plus. On a quelques habitués aussi, presque des abonnés. Mais même eux vaquent à d’autres occupations ce soir.

Vingt-deux heures, ça veut dire que ma garde finit dans deux heures. Ça veut dire que mon week-end commence dans deux heures et quinze minutes (oui, je compte le temps de trajet). Ça veut dire que le train de Nicolas arrive dans vingt heures et vingt sept minutes. Bien sûr, ça peut sembler long, mais ça fait deux semaines qu’on s’est pas vus autrement que par écran interposé, alors une vingtaine d’heures, c’est pas grand chose. Ça veut dire aussi, que je vais avoir une bonne partie de mon vendredi pour préparer sa venue. Même si je dors jusqu’à midi, ce qui n’aurait rien d’impossible, ça me laisse encore tout l’après-midi pour ranger l’appart, et pour me faire une beauté. À son travail, Nicolas fait des horaires de dingue. Donc s’il arrive à dix-huit heures, c’est qu’il fait un gros effort. Il m’a déjà dit qu’il nous avait réservé un bon resto. Je suis excitée, et j’ai hâte. En même temps, deux semaines sans se voir... Est-ce que, le temps de cette séparation, nous aurions pu diverger, l’un et l’autre, et être devenus des étrangers ? Il vaut mieux que j’évite de penser à ça.

Je vais m’installer en salle de repos. Je ne suis pas la seule. Je me pose dans un petit coin et je commence à lire une page wikipedia que je me suis imprimée. Malgré son nom, cette salle n’est pas du tout reposante : ça papote à tout va, et il faut avoir les oreilles bien accrochées. Ce soir, c’est Hélène qui mène la danse et son cheval de bataille c’est le changement des limitations de vitesses sur les routes départementales. Je me plonge dans ma lecture, c’est moins dangereux.

“- Tu lis quoi ?”

Je lève les yeux... Apparemment la discussion a tourné court, et du coup, ça me tombe dessus.

“- C’est scientifique, dis-je en espérant esquiver la question.
- Mais encore ?
- C’est sur les cycles solaires.
- Ça intéresse qui, ça ?
- Pas toi, apparemment.”

Zut, Hélène fronce les sourcils. J’ai mal formulé ma pensée. Je voulais surtout clore le sujet et elle a cru que je me foutais d’elle.

“- Tu es plus intelligente que nous, c’est ça ?”

La question reste en suspens un moment. Ce que je peux détester ce genre de réaction !

“- Hélène, laisse-la tranquille...
- Pourquoi ça ? C’est elle qui fait sa prétentieuse.
- Non, je crois pas. Elle est curieuse, c’est tout. C’est triste si ça te défrise.”

J’adore Marie. C’est un peu la doyenne ici. Elle travaillait avec mon père, et par esprit de famille, elle se fait un devoir de me défendre. Je lui glisse un sourire, mais je dois apprendre à me défendre seule.

“- Il y a plusieurs cycles solaires, le plus connu a une durée moyenne de 11 ans. Il a été mis en évidence par un astronome amateur - quelqu’un comme toi et moi. Les tempêtes solaires sont plus ou moins liées à ces cycles.
- Et ça te sert à quoi de savoir ça ?
- C’est important : sur la durée cela peut irradier les pilotes, stewards, et hôtesses de l’air. Il y a un suivi très sérieux réalisé par les compagnies aériennes.”

Même si ça concerne sa pratique professionnelle, je sens bien qu’elle ne me croit pas. Je ne vois pas ce que je peux rajouter pour la convaincre.

“- Elle a raison, intervient Baptiste, le timide. J’ai fait une visite de l’observatoire de Meudon : ils suivent les éruptions solaires, et tiennent à jour des données détaillées.”

Baptiste parle peu, très peu même. Alors quand il parle, forcément on l’écoute. Hélène n'est pas réjouie, mais elle lâche l'affaire pour l’instant.

Si les cycles solaires m'intéressent, ce n’est pas pour des raisons professionnelles. En fait, tout le calendrier du Protectorat est basé là-dessus. Le soleil de Nebba connaît des cycles irréguliers, un peu comme le nôtre. Les siens durent entre 20 et 80 ans environ. Chaque cycle se termine par une tempête solaire tellement puissante que des aurores polaires sont visibles en journée. Il parait que c’est prodigieux. Je suis verte, j’ai loupé le dernier changement de cycle. C’était il y a quatre ans, une période où je partais très peu pour Bordēn. En tout cas, on raconte qu’il y a toujours des événements majeurs à chaque changement de cycle. Dans le cas du dernier, c’est le retour des Parasites, alors qu’on les pensait éradiqués. Espérons qu’on gagne cette guerre avant la fin du cycle en cours.

Si je reprends le formalisme du Protectorat, nous sommes dans la quatrième année du neuvième cycle du cinquième âge. Les âges sont eux aussi liés à l’activité solaire. Ils sont beaucoup plus longs que les cycles standards. Si je ne me trompe pas, ils durent entre 800 et 850 ans, et le changement d’âge est lui aussi marqué par des éruptions solaires. Toutefois, dans ce cas, elles peuvent durer des semaines, et on m’a raconté que les aurores polaires qu’elles déclenchent peuvent créer des incendies, détruire des armées, couler des armadas et faire s’effondrer des cités. Je me doute bien qu’il y a énormément de folklore là-dessous, mais je suis persuadé qu’il y a du vrai.

Lorenz m’a instruit de l’Histoire de Nebba. Nous sommes dans le cinquième âge, qu’il appelle l’âge de la Raison. Selon lui, toutes les grandes inventions datent de cet âge, et particulièrement toutes les machines volantes dont Bordēn est friande. Le quatrième est nommé l’âge Sauvage. Cette sauvagerie évoque les guerres qui ont opposé le Protectorat et le Peuple des Mers. Pendant des siècles ces farouches guerriers ont déferlé sur les côtes Nord du Protectorat. Le troisième âge est celui de l'Édification, et ce mot fait référence à l’édification du Protectorat par le Matriarcat. Le second âge est l’âge des Hommes. Il s’agit d’une ère de paix qui a débuté avec la disparition des dernières créatures mythiques. Enfin le premier âge porte justement le nom d’âge mythique, et il tire son nom des créatures qui régnaient alors sur Nebba : les Xies, le peuple Vert, les Scalaires, les fils d’Hylion, les Zashes, les Scureux, et tant d’autres dont j’ai oublié le nom...

Il faut dire que, quand j’étais plus jeune, Lorenz me racontait des tas d’histoires sur le premier âge. Ces histoires étaient peuplées de monstres plus terribles les uns que les autres. Les premiers hommes y apparaissaient toujours sous la forme de Héros fantastiques, confrontés à la magie et aux mystères des créatures mythiques. J’en frissonnais, mais j’en redemandais néanmoins. En comparaison, nos mythologies grecques et nordiques me semblaient un peu fades.

“- Blessure ouverte à la main, claironne l’interphone.
- Je prends, intervient Louise.
- Mais, je...
- Trop lente, Lizzie. Ou trop rêveuse plutôt !
- Oui, Marie... Je plaide coupable !
- Elle devait rêver à son petit ami imaginaire.
- Il a rien d’imaginaire du tout, corrige Marie : je l’ai vu de mes propres yeux. Un peu gringalet mais charmant. Et puis, une jolie voiture avec ça !”

Ah, si Marie était pas là, je ne sais pas comment je ferais. Je serais sans doute sous les barreaux pour avoir tué Hélène. Bon, elle le mérite mais tout de même. Ainsi donc Marie a aperçu Nicolas quand il est venu me chercher. Dans un sens, cela me convient plutôt bien. Le seul truc, c’est que mon père pourrait en entendre parler. Or, pour l’instant, on tente de rester discrets. Pas de famille égale pas de pression. N’empêche... Parfois, j’aimerais bien faire la connaissance de sa mère. Nicolas n’a pas de frère et sœur, et son père est parti avant qu’il ait deux ans. Quant à sa mère, il en parle peu. Je sais tout juste qu’elle est malade, mais il n’est jamais entré dans les détails. Vu le boulot que je fais, la maladie, c’est pas quelque chose qui me fait peur.

J’aimerais aussi qu’il rencontre ma famille. Mais au-delà de ça, j’aimerais qu’il rencontre Nad et surtout l’opérateur Lorenz. C’est impossible et sûrement bizarre. Et pourtant à bien des égards, Lorenz a été un père plus présent que mon propre père. Tout ce que je sais sur Nebba et Bordēn vient de lui. Plus encore : tout ce que je sais d’important sur moi-même vient de lui. Dans mes plus anciens souvenirs, il avait les cheveux noirs de jais, la marque de l’aristocratie. Maintenant, ils sont totalement gris.

C’est triste de penser que ces deux univers sont inconciliables : Lorenz et Nicolas ne pourront jamais se rencontrer. Déjà, si je lui parlais de Bordēn, il me prendrait pour une folle - et il aurait peut-être raison. Et surtout, il n’a pas ce qu’il faut pour... je ne sais même pas quel terme utiliser... pour voyager, transplaner, s’incarner. Les gens comme moi, les Exécuteurs sont rarissimes à ce qu’il semble. Hélène a peut-être raison, je suis clairement prétentieuse...

“- Urgence au bloc op, aboie l’interphone.”

Comme un seul homme, nous nous levons toutes. Je ne sais pas pour les autres, mais à chaque fois une appréhension m’étreint. La peur de l’inconnue, j’imagine. Mon cerveau imagine tous les scénarios possibles, en s’attardant particulièrement sur les pires. Et si le patient était un proche ? Quelqu’un de ma famille ? Nicolas ? Et si j’étais incapable de l’aider ? Et si, et si...

Je sens le regret peser sur mes épaules : dire qu’il y a trente minutes, je trouvais le service trop calme. Faut-il donc que je sois idiote... J’espère que ce n’est pas un enfant, c’est toujours plus dur quand c’est un enfant. Quand ça se passe mal, quand on perd un patient, c’est toujours dur émotionnellement. Mais avec un peu de temps, on peut se convaincre que c’est le destin, se dire que même dans le meilleur des cas, on ne peut pas sauver tout le monde. Mais s’il s’agit d’un enfant, ce genre d'échappatoire ne fonctionne pas.

Comme dans un ballet mille fois répété, tout le monde prend sa place. Je vérifie les équipements de monitoring, Marie le matériel d’intervention et Hélène le consommable ce qui inclut les compresses et les champs. Quand les brancardiers arrivent, nous sommes prêtes, tendues comme des cordes de pianos. La symphonie peut commencer.

C’est bizarre, je suis souvent dans un état second quand je suis au bloc. C’est plus compliqué que de la mémoire musculaire, mais ça y ressemble. Comme si j’étais une marionnette dont je tire les ficelles. Je sais toujours ce qu’il faut faire. Il n’y a pas de raison que ça soit différent aujourd’hui.

Le patient est jeune, et il est dans un sale état. Il a plusieurs plaies d’intensités variables, mais surtout il est sévèrement cyanosé. À ce stade, il est probable que ses poumons soient touchés. Le chirurgien nous briefe sur le tas.

“- Accident de la circulation, possible alcoolémie, choc frontal. Pneumothorax manifeste. Peut-être compliqué d’un hémothorax.”

Au fur et à mesure qu’il déroule son diagnostic, nous nous adaptons pour préparer le matériel adéquat. La tension est palpable mais les automatismes prennent le relais. État second, mode marionnette.

“- Quelqu’un a le nom du patient ?
- Robert Paulson ?” propose Baptiste.

La réponse est trop rapide, ça sonne trop faux pour être correct. J’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’une blague geek. Quoi qu’il en soit, c’est déplacé, ici. Notre patient mérite mieux que ça.

“- Carpentier, sortez tout de suite de mon bloc. Et que quelqu’un me trouve le prénom du patient !”

Au bloc, Baptiste est backup. Il sert en cas de défaillance de l’une d’entre nous. Il se charge aussi des tâches accessoires. Mais là il a merdé, et voilà que la partition risque de partir en vrille. J’ai d’autres chats à fouetter, mais je m’attelle à la tâche. Les brancardiers ont laissé un sac avec les effets personnels du patient... Avec un peu de chance, il y a aura une carte d’identité. Je fouille. Je trouve un portefeuille plein de sang. Il y a un permis de conduire.

“- Vincent Lourier. Ça lui fait, hmm, vingt-cinq ans.
- Trop jeune pour y passer. Charpet, venez assister Laplace.”

Les choses reprennent leur cours. Je parlerais à Baptiste dès que j’en aurais l’occasion, ce n’est pas un mauvais garçon, il comprendra. Il y a un temps et un lieu pour les blagues. Mon attention toute entière retourne au patient, Vincent Lourier. Une chose est certaine : ma garde ne se terminera pas à minuit ce soir...