C'est le vin, je pense. En tout cas, ça joue, c'est certain. Je n'ai pas retenu le nom (ces trucs-là me dépassent), mais je me souviens que le sommelier a parlé de chenin blanc et de paille. Il sent bon et je dirais qu'il a le goût de son odeur (sucré à souhait). Il me monte aussi à la tête, pas de doute là-dessus. C'est bien, c'est ce qu'il me fallait. Je ne tiens pas à être saoule, surtout pas ! Je ne veux pas perdre le contrôle (l'idée aurait tendance à me terrifier) mais être un peu grise, rendre tout un peu plus flou, un peu plus lent, ça me convient parfaitement. Le vin ! Et le cadre... Il me manque des mots dans mon dictionnaire pour décrire l'ambiance qui a été créée ici. C'est un peu triste : je suis obligée de passer par des anglicismes pour cerner mes pensées. Cet endroit est à la fois cozy et design. Je dois dire que cela m'étonne un peu. A mes yeux, pour être vraiment confortable, un lieu doit déployer ses charmes sous forme de poutres, solives et planchers. Il faut de l'alcôve pour étouffer les sons. De la bougie pour faire vibrer l'espace. Ici, c'est tout l'inverse. Mais, par je ne sais quel tour de magie, cela me plaît néanmoins. La présence de Nicolas doit y être pour quelque chose, j'imagine.

Je n'ose pas imaginer le prix de ce repas (forcément indécent : il y a un sommelier et un genre de maître d'hôtel). D'ailleurs si je fais un tour d'horizon, nous sommes clairement les plus jeunes. Seule, je ne pourrais même pas envisager de passer devant d'un tel endroit, mon plan d'épargne me l'interdirait. Nicolas m'ouvre des portes, c'est une évidence. Cela me fait un peu peur aussi : je ne suis pas dans mon monde, il y a des codes qui m'échappent. Je devrais m'en foutre royalement, mais ça ne marche pas comme ça. C'est drôle, tiens, il n'y a que des couples. Cinq en plus de nous. Ce n'est pourtant pas la Saint Valentin !

"- Tu es là ? Avec moi, je veux dire ?
- Euh, oui, oui.
- Ouf, c'est juste que tu semblais distante."

Oui, sans doute que je l'étais, il faut bien l'admettre. Mon esprit a tendance à battre la campagne en ce moment... Pas le genre de réponse qu'on peut donner, en particulier à son amoureux.

"- Excuse-moi... Je crois que le vin fait son effet, et puis, je crois aussi que je suis heureuse tout simplement. Que tu sois là, et qu'on soit encore ensemble.
- En ce qui concerne le vin, c'est précisément le but recherché : adoucir certaines aspérités. Et pour le reste, eh bien, disons que moi, je n'en ai jamais douté.
- Oui... C'était moi... C'est idiot, hein ?
- Non, c'est humain. Pour tout te dire, j'ai été triste que tu doutes de nous, mais je suis heureux de t'avoir fait changer d'avis. Je ne jette pas la pierre : tu n'as pas eu beaucoup de relations stables, alors forcément, il y a parfois de quoi paniquer."

Ca pour paniquer, je crois que j'ai battu tous les records, haut la main ! Pourtant, ça ne devrait pas être si compliqué : faire confiance, s'engager... C'est naturel, non ? Le couple le plus proche de nous, par exemple : ils doivent être mariés depuis au moins vingt ans, si ce n'est trente... Ça ne les empêche pas d'avoir l'air très amoureux. Il rit à chacune de ses blagues et elle le regarde comme si elle le voyait pour la première fois. C'est touchant en fait. Pourquoi cela me semble-t-il si compliqué ?

"- Je regardais le couple à côté, et je trouvais qu'ils avaient de la chance ?
- Humm ? Il y a une certaine différence d'âge...
- Tu trouves ?
- Oui, quand même. Au moins dix ans. Et elle, bon, elle est encore bien conservée, d'accord. Tiens, je vais te dire, elle a le même style que les filles de la pub à mon boulot. Canons, mais refaites de partout, et sans le moindre scrupule.
- Ah oui ? Et elles te draguent ??
- Elles savent qu'elles n'ont aucune chance avec moi ! Certaines ont essayé.
- Et, euh, qu'est-ce qui t'a... retenu ?
- Les filles faciles, c'est bien pour les hommes pas difficiles !
- C'est pas de toi, ça.
- N'empêche : c'est vrai. Tu sais, je crois que ce qui te faut, c'est qu'on avance tous les deux, et qu'on le formalise.
- Je sais pas, tu penses à quoi ?
- Un truc symbolique pour commencer... S'échanger nos clés respectives, par exemple."

Bah oui, tu penses, pourquoi pas ? J'aimerais me concentrer sur la question, mais c'est difficile avec le type d'à côté qui est parti dans un rire tonitruant, qui semble ne pas vouloir finir. Un rire qui monte et qui descend, tout en saccade. C'est drôle, ça me fait un peu penser à un moteur de tondeuse qui tressaute et qui finit par se noyer. Quelque chose n'est pas normal ! Zut, ce type, il...

"- Il s'étouffe ! Faites quelque chose ! Un docteur vite !" s'époumone sa femme.

Il y a un blanc, un flou, un flottement. J'aimerais bien aider, mais je ne suis pas docteur. Et puis, je sens la main de Nicolas sur la mienne. J'ignore depuis combien de temps elle est là, mais j'ai l'impression qu'elle me dit : ne fais rien, ne bouge pas, cela ne te concerne pas. En fait, je ne suis pas la seule dans cette situation. Personne ne réagit, cela en est même terrifiant. C'est moi qui vais m'étouffer si je ne fais rien !

Merde, j'ai fait tomber mon verre dans ma précipitation et Nicolas doit penser que je l'ai envoyé promener. C'est pas grave, je réglerais ça plus tard. Je me campe devant le type, sans me soucier de sa femme ni de personne.

"- Je suis infirmière. Vous vous étouffez, Monsieur ?"

Bien sûr qu'il s'étouffe : il se tient la gorge, il est paniqué. Je cherche surtout à savoir si j'entends le moindre son sortir de sa bouche, le moindre râle. Reste-il ne serait-ce qu'un souffle d'air pour alimenter ses poumons ? Non, je n'en ai pas l'impression.

"Penchez-vous !"

Le monde s'est rétréci. Je ne vois plus rien, si ce n'est mon patient. Je lui administre des chocs dans le dos. Demain, je vais avoir mal aux mains, et lui au dos. S'il est encore en vie... J'aimerais qu'il crie, ou au moins qu'il tousse. Je le relève et je place mon poing gauche sous ses côtés, et ma main droite vient la recouvrir. Comme pendant les cours : un mouvement en virgule. J'occulte tout le reste, essayer de faire le bon geste. Une fois, deux fois, trois fois.

Je sens tous les regards comme autant de banderilles dans mon dos. Je recommence les chocs mais il est en train de virer au bleu, et je le sens de moins en moins tonique. J'espère avoir plus de chance en reprenant la manœuvre de Heimlich. A la deuxième tentative, je le sens s'alourdir et il manque de m'entraîner en avant.

Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas m'écrouler aussi. Il est inconscient. Bon sang, j'ai oublié le plus important.

"Nicolas, contacte les secours, le 112, on a une obstruction complète des voies respiratoires. Tu leur dis que le patient est inconscient."

Je ne vérifie pas s'il a compris, il est malin, il a forcément compris. Je reste concentré sur mon type. Mais j'ai un doute. Dans ce cas précis, dois-je vérifier s'il respire ? Ou je commence tout de suite la RCP. J'ai oublié. Ça parait plus logique de ne pas attendre...

Je commence les insufflations mais la poitrine ne se soulève pas. Les voix aériennes sont toujours bloquées. Je mets en position et je passe aux compressions thoraciques. C'est sans doute peine perdue, mais je pense à sa femme. Et-une-et-deux-et... J'entends une voix lointaine.

"... formée à la réanimation, je peux vous aider."

Je lève la tête (j'ai perdu mon compte) c'est presque une mamie que j'ai en face de moi. Je dis oui sans hésiter, toute aide est bonne à prendre. Je décide de reprendre à 15. Elle se positionne pour faire les insufflations. Quand j'approche de 30, je me mets à compter à haute voix, et elle comprend ce que ça veut dire : elle se prépare. On va faire une bonne équipe, j'en suis sûre.

Ce qui est certain, c'est qu'elle a plus de chance que moi : l'abdomen se soulève. Mes compressions ont-elles fini par être couronnées de succès ? J'espère que l'air va bien dans ses poumons, pas dans son estomac. Il y a trop de choses qui peuvent rater, ça ne sert à rien d'y penser.

"- Nicolas, dis-leur qu'on fait une RCP !
- Il est sorti guider les secours.
- Allez lui dire."

C'est fou, j'ai déjà l'impression que je me fatigue alors qu'on commence tout juste. Si j'étais au boulot, on aurait le matos pour ça... Mais quelle idiote !

"Vous avez un défibrillateur ?
- Dans le bureau de la direction...
- Allez-y, go !"

A l'insufflation suivante, j'échange ma place avec la mamie. Quand on se fatigue, les compressions deviennent quasi-inutiles. Je regarde autour de moi. C'est étrange, je ne reconnais pas ces gens. Si : la femme du type. Elle se tord les mains. J'aimerais lui dire qu'on va lui ramener son mari, mais qu'est-ce que j'en sais ?

J'insuffle, deux fois. Qu'est-ce qui fout ce défibrillateur ? En attendant, j'ouvre la chemise du type du mieux que je peux. Tiens, je sais même pas son nom. Le sommelier arrive en courant, et il manque de nous tomber dessus en me tendant le défibrillateur. Au moins, il a l'air tout récent. Je reprends ma place aux compressions, je pense que ma coéquipière pourra gérer la mise en place des patchs. J'aimerais que quelqu'un nous tienne au courant de l'arrivée des secours !

"- Analyse en cours, ne touchez pas le patient", demande la voix rassurante de la machine.

J'en profite pour me rapprocher de sa femme.

"- Madame ? Madame ? On fait tout ce qu'on peut, et les secours vont arriver. Est-ce qu'il a des traitements, hypertension ou problèmes cardiaques ? Ils voudront savoir.
- Euh, j'en sais rien, je crois pas.
- Mais c'est votre..."

Qu'est-ce que j'ai loupé ? Bon sang, lui, il porte une alliance, mais pas elle. Et Nicolas avait raison : elle est nettement plus jeune.

"Contactez sa famille, au plus vite. Vous devriez..."

C'est la voix rassurante qui me coupe : "Reprenez la réanimation."

Je regarde Mamie. Elle sait comme moi que c'est loin d'être rassurant. Mais elle fait bonne figure, elle me plaît. On repasse à l'offensive. Je veux pas le perdre. Je suis allée trop loin pour le lâcher maintenant. "Allez, tenez bon Monsieur !"

On enchaîne nos cycles insufflations/compressions. J'ai les bras en coton, et de plus en plus la certitude que c'est trop tard. Nous ne stoppons que pour laisser la machine lancer une nouvelle analyse. J'essaye de me rappeler mes cours. En absence de fibrillations, j'imagine que la machine s'arrêterait, ce qui veut dire que tout n'est pas perdu...

"Attention, écartez-vous, choc électrique."

C'est sûr que ce n'est pas aussi spectaculaire que dans les films, mais cet engin est peut-être en train de faire repartir son cœur ! J'en profite pour souffler un instant. Mais pourquoi donc faut-il que ça arrive dans mon resto ? Et justement sur le type que j'avais remarqué. Je dois reconnaître que Nicolas avait raison : ils étaient trop beaux pour être vrais. N'empêche, j'ai du mal à pas y avoir la main du destin. Peut-être pas le destin, mais en tout cas pas le hasard.

"Reprise de l'activité cardiaque détectée. Fin de la procédure de réanimation."

On se regarde avec Mamie. Elle ne semble pas comprendre ce qui arrive, et pour tout dire, moi non plus. Je m'essaye à un léger sourire. Ses yeux s'illuminent presque au ralenti.

"- On a réussi ?
- Je crois bien que oui.
- Alors ça ! J'aurais jamais imaginé que ça me servirait un jour.
- Je vois ce que vous voulez dire !
- Au fait, moi c'est Viviane.
- Enchantée, je m'appelle Elizabeth."

Autour de nous, ça bouge. Ce n'est pas exactement la liesse, mais il y a une certaine euphorie. La mort est venue perturber leur petit quotidien, alors ils sont bien contents que tout revienne à la normale. J'aurais bien aimé des applaudissements mais je vais me contenter de ça.

"- Vous devriez pas lui enlever les électrodes ? demande un grand type que je n'avais pas vu.
- Non, en aucun cas. Ça peut servir aux équipes médicales.
- On devrait peut-être le passer en PLS", me glisse Viviane.

Elle a raison. Je l'assiste et je demande au personnel s'ils n'ont pas une couverture de survie. Bon, on aura eu quelques couacs dans la procédure, mais je trouve qu'on a plutôt assuré, elle et moi. Non, ce qui me taraude maintenant, c'est : pourquoi ce type et pourquoi moi ? Plus j'y pense, et plus je me dis qu'il y a quelque chose à comprendre.

"- C'est par ici !"

Nicolas à la tête d'une équipe du SMUR. Je suis contente de le voir. Et en même temps, je sais pas... disons que je suis pas mécontente d'avoir géré ça toute seule.

"- Tu vas bien ? Ils en ont mis un temps. Tu as..." commence-t-il avant d'être écarté par un urgentiste.
"- C'est vous la personne en charge ?
- Il semble que oui.
- Ok, vous me briefiez."

Le type est pro : il demande et il écoute. J'aime cette efficacité, il ne prend pas de pincettes, pas de 'auriez-vous l'obligeance ?' Ça fonctionne plus ou moins pareil au bloc, même s'il m'arrive de l'oublier parce qu'on travaille en équipe, qu'on se connaît et qu'on est rôdés. Je lui donne les explications dont il a besoin, mais je passe sous silence l'histoire des alliances.

Machinalement, je suis le brancard sur lequel le type a été sanglé. En fin de compte, il aura bien mal partout demain, et c'est à cause de moi, et j'en suis heureuse.

"- Quelqu'un monte en avec moi ?
- Je peux pas, s'excuse la jolie femme d'une voix de souris.
- C'est moi qui viens, lui dis-je et ça sonne comme une évidence
- Vous me tiendrez au courant ?" demande-t-elle.

L'urgentiste fait un mouvement de tête que je traduis par "C'est quoi l'histoire ?" Je réponds par un haussement d'épaule. "C'est compliqué !" Nous sommes déjà partis et la jolie femme s'éloigne de l'ambulance et de mes pensées. J'envoie par texto notre destination à Nicolas. Avec un peu de chance, il va se dire qu'il a passé la soirée la plus folle de sa vie, et ça va l'amuser. Mais ma décision est prise : je vais attendre le réveil de mon patient. Je suis persuadé qu'il aura quelque chose à me dire. En fait, je le sens au plus profond de moi.

L'urgentiste se focalise sur les soins, ce qui me laisse seule dans un coin. Quelle soirée ! Et l'ambulance est tout sauf cozy. C'est pas grave, je suis bien. Précisément à ma place. Je viens de sauver la vie de quelqu'un. J'imagine que ça doit libérer un paquet d'endorphines, ça. Tu parles que je suis sur un nuage. Mais ma mission n'est pas finie : il reste même le principal. En comprendre le sens. Alors l'ambulance peut me bringuebaler dans tous les sens, je tiendrais bon.

On arrive à l'hôpital, et j'observe tout avec l'œil de l'infirmière. Je ne sais pas si je dois me désoler d'être dans un autre hôpital que le mien : tout est pareil et tout est différent aussi.

"- J'ai pas bien compris qui vous êtes pour lui, interroge l'urgentiste.
- Oui, je sais. Moi non plus."

Il accepte ma réponse. Avec un brin de perplexité, mais il l'accepte. Pour lui la journée n'est pas finie. Je profite de mon statut et de mes connaissances pour rester près de mon inconnu. Tiens, j'ai appris qu'il s'appelle Jean-Philippe, et je connais même son nom. Plus exactement un inconnu. Qu'est-ce qu'il est venu traîner ses guêtres dans mon resto ? Ça n'a pas de sens.

"- Pfiouu ! C'est un vrai labyrinthe ici...
- Oui, c'est toujours un peu comme ça, Nicolas.
- En tout cas, c'était impressionnant comment tu lui as sauvé la vie !
- Merci, mais...
- Soit pas modeste. Et ça me donne l'occaz de te voir en action. J'oublie parfois que tu n'es pas une bête seulement au lit.
- Nicolas !! On est dans un hôpital !
- Je sais bien : le lieu aux milles fantasmes. N'empêche : je pensais pas que ma soirée se déroulerait comme ça.
- Lui non plus, je dirais.
- Pour sûr ! Bon... Je pense qu'on peut y aller, maintenant. Non ?"

Comment lui expliquer ça ? "Je dois rester : JP aura un truc à me dire à son réveil." Pas sûre que ça passe. Ni : "Je le sens, c'est ma place." Peut-être avec : "Je suis en mission pour le Protectorat."

"- Écoute, je vais rester un peu.
- Pardon ?
- Appelle-ça de la conscience professionnelle ou je sais pas quoi, mais je vais rester.
- Tu blagues ? Tu te fous de moi, c'est ça ?
- Non, pas du tout. Je suis sérieuse. Je suis consciente...
- que je suis descendu en voiture exprès pour toi alors que je déteste ça ? Que j'avais réservé un resto hors de prix pour qu'on soit ensemble ?
- Je sais tout ça.
- On dirait pas.
- Nicolas...
- Ça va. T'inquiète pas pour moi, va !
- Nicolas ! Tiens, prends mes clés. Je te rejoindrais à la maison, et je, disons que je trouverais un moyen de me faire pardonner.
- Vraiment ?
- Oui, tout ce que tu veux.
- J'ai une imagination débordante !
- Je sais, je te promets.
- Ok. On verra ça."

Il s'en va et je m'écroule dans un vieux fauteuil fatigué. Je crois que c'est ça mon problème, je fais passer ma deuxième vie avant tout le reste. Avant lui. Et il n'est pas du genre à se contenter de la seconde place. Comment je vais faire pour concilier les deux ? Un problème à la fois.

"- Votre père va mieux, mademoiselle.
- Pardon ?
- Il est en train de se réveiller, j'ai pensé que vous voudriez le voir.
- Oh, je suis juste... C'est moi qui ai pratiqué le Heimlich et la RCP. Je suis infirmière, je voulais...
- Venez donc, c'est lui qui sera content de vous voir !"

C'est fou ce que la blouse peut ouvrir de portes : coucou collègue, vous me feriez entrer dans la chambre d'un inconnu ? Mais avec plaisir, collègue ! L'inconnu en question est dans son lit, et il a l'air dans le flou. En fait, ça me convient. Si quelqu'un veut me faire parvenir un message depuis l'autre côté, autant que le messager soit un peu shooté.

"- Vous allez bien, Jean-Philippe ? C'était une sacré soirée, n'est-ce pas ?
- Vous y étiez. Vous avez essayé de m'aider.
- J'ai fait plus qu'essayer, à ce qu'il semble.
- On m'a dit qu'on m'a fait un massage cardiaque. C'était vous aussi ?
- Je n'étais pas seule, mais oui. Vous n'auriez pas quelque chose à me dire ?
- Si, si, bien sûr. Je ne sais pas comment vous remercier. Sans vous, j'y serais passé.
- Ce n'est rien : je ne pouvais pas vous laisser comme ça. Mais, vous n'auriez pas quelque chose de particulier à me dire ?
- Vous voulez dire ? C'est par rapport à Sonya ? C'est juste une très bonne amie...
- Non, non ! Réfléchissez ! Pourquoi avoir choisi ce restaurant ?
- Je ne sais pas, c'était son idée à elle.
- Attendez, ce n'est pas possible, il y avait forcément une raison."

C'est la main de l'infirmier qui coupe court à mes espoirs.

"- Mademoiselle, vous êtes sous le coup de l'émotion. La soirée a été stressante pour tout le monde. Venez, on va le laisser tranquille."

Et il continue à me débiter des platitudes que je connais bien : je sers les mêmes pendant mes gardes. J'arrive pas à comprendre où je me suis trompée. Je suis en train de perdre pied ? J'ai loupé une marche dans ma réalité ? J'ai l'impression que tout s'effondre autour de moi.

"Et si vous avez besoin, je peux contacter un collègue psy."