"- Prenez votre temps, Iz. Je sais que tout cela est nouveau pour vous..."

La voix est claire, quasiment cristalline, mais impossible de la reconnaître. Une chose est certaine : qui que ce soit, cette personne ne me connaît guère. Des synchronisations, j'en ai vécues des quantités. Qui peut l'ignorer ? Pas un opérateur, manifestement. Je me concentre sur mon reflet. L'image est nette, mais les couleurs qui encadrent le miroir... J'ai l'impression d'être dans une bonbonnière, quelque part entre lavande et parme. Quelque chose est-il faussé dans ma vision ? Les dégâts occasionnés par ma chute sont-ils trop importants ? A cette seule idée, je sens mon cou me torturer, et il craque d'une horrible manière.

"C'est assez remarquable si l'on songe à l'état dans lequel vous êtes arrivée. A ce qu'on m'a dit, votre nuque était brisée. Votre cœur était à l'arrêt, sans doute depuis un bon moment. Cette technologie est prodigieuse, je pense que vous en conviendrez."

La science des Scalaires est inouïe, je ne peux qu'en convenir. Mais les couveuses que j'ai vues, là-bas, au-dessus de la tanière... encore maintenant, ça me fait froid dans le dos. Ce qui me fait penser ! Dans ma tête, j'appelle l'étrange créature : "Soulaï-Sym ? Tu es là ? Tu m'entends ?" Mais il n'y a aucune réponse. Notre connexion a dû être coupée quand j'ai heurté le sol et que je suis...

"- Morte ! J'ai été morte. Cette technologie est contre-nature", dis-je en me retournant.

C'est presque une enfant que j'ai en face de moi, une toute jeune adulte au mieux. Les courbes de son visage lui donnent un air poupin. La peau pâle et les cheveux noirs ne laissent aucun doute : elle est de haute noblesse. Elle porte des habits de voyage de très bonne facture. Sans doute moins utilitaires que les miens, mais peu s'en faut. Je m'attendais à des vêtements plus ostentatoires, robe bouffante et autres fanfreluches de la cour. Mon regard la dépasse pour s'attarder sur la pièce. Ma vision n'est pas faussée après tout : je suis bien dans une bonbonnière. La pièce est octogonale et ses murs sont recouverts de velours violet.

"- C'est un boudoir, explique-t-elle. Au départ, cette pièce a été conçue pour les conciliabules. Mais comme l'espace disponible est très réduit, elle se double d'une salle de réveil pour les Exécuteurs. Il y a un second caisson, ici. Vide toutefois."

Cette fille est un vrai moulin à parole ! Je pense qu'elle est nerveuse, ce n'est pas rare en ma présence. Elle se maîtrise plutôt bien : elle a pris une pause qui se veut détendue, pourtant ses épaules sont raides et elle cache ses mains derrière son dos. Elle évite aussi de me regarder dans les yeux. C'est peut-être pour cela que je mets un peu de temps à reconnaître ce regard. C'est celui de la Reine Azlana. Avant que j'ai pu y réfléchir, je me suis jetée à genoux.

"- Reine Orélia ?! Il m'est interdit de vous approcher...
- Iz ! Je suis la garante des lois, je sais bien ce qui vous est interdit. Considérez que l'interdiction est levée pour l'instant. Et je suis enchantée de vous parler en face plutôt qu'à travers un omni-graphe.
- L'honneur... Je veux dire : tout l'honneur est pour moi, ma Reine !"

Maintenant que je l'ai reconnue, je sens qu'elle se détend un peu. Elle doit pourtant être habituée à rencontrer des gens bien plus importants que moi, cela ne fait aucun doute !

"- Iz, vous pourriez vous y entraîner pendant des heures, vous n'avez pas les manières de la cour, et cela me convient très bien ! J'irais même plus loin : j'apprécierais que vous soyez naturelle en ma présence. Cela me reposera !
- Je m'y emploierais, Majesté !
- Orélia, c'est Orélia. Je crois que vous et moi, nous n'avons pas le loisir de nous envoyer des formules de politesse : nous avons à parler. Mais pour commencer, je suis certaine que vous avez des questions !"

Pour ça, oui, je n'en manque pas. Et la première c'est : qu'ai-je donc fait pour me retrouver à discuter avec la Reine du Protectorat en personne ? Mais cela serait déplacé. J'opte pour la plus évidente.

"- Où sommes-nous ? Enfin, dans un boudoir, je sais, mais où exactement ?
- J'avais un peu peur que votre synchronisation ne fonctionne pas dans cet endroit : vous êtes dans la nef volante du Protectorat ! La toute première de son genre. Elle a une capacité équivalente à dix portants. A terme, elle hébergera deux escadrilles de fonceurs de combat, qui peuvent être largués au moins d'une minute depuis les ponts bâbord et tribord. Sur le pont principal, on trouve neuf batteries mobiles, huit équipées d'aiguillonneurs de deux pouces et la dernière équipée de brisant, chacune utilisant un système dérivé de vos oculaires. Ce n'est pas encore le cas, mais bientôt les batteries pourront être reconfigurées en une dizaine de minutes, en fonction de la menace. Le système de télédétection surpassera celui qu'on trouve dans les tours des Machinistes. Et les techniciens m'ont promis un appareil de communication compatible avec les omni-graphes !
- Je dois dire que... eh bien... c'est impressionnant !
- J'en suis assez fière, c'est vrai. J'ai surveillé personnellement sa construction. J'ai le secret espoir qu'elle apportera la paix sur tout Nebba ! Ma mère voulait qu'on la nomme le Zéphyr et le Commodore Prac'h avait proposé le Vengeance."
- Et vous avez choisi quoi ?
- Hmm, je ne pouvais pas choisir la proposition de l'un sans désavouer l'autre ! Alors il m'a fallu lui trouver un nom moi-même. Bienvenue sur l'Adamōn !
- Vous lui avez donné le nom du vice-amiral Adamōn, votre père !
- J'ai trouvé que c'était adapté. Et puis, cela met tout le monde d'accord. Vous n'imaginez pas le temps que je passe à ménager les uns et les autres.
- C'est un choix très judicieux, majesté, euh, Orélia. Mais comment me suis-je retrouvé sur l'Adamōn ?
- Notre système de télédétection n'est pas encore opérationnel. En fait l'Adamōn ne devait pas faire sa croisière inaugurale avant plusieurs phases. Cependant quand nous avons compris que les parasites avaient lancé une attaque coordonnée sur Gharr et Esmyrion, nous avons décidé de profiter de l'avantage tactique que nous apporterait cet appareil, même s'il n'est pas totalement armé. Mais vers quel objectif nous diriger ? Mon Commodore insistait pour que nous utilisions l'Adamōn pour libérer Gharr des émeutiers. En termes de stratégie, cela se comprend : Si la cité de Gharr tombe, c'est Bordēn qui est la prochaine sur la liste. Le problème, c'est que je ne me voyais pas utiliser une arme de guerre sur des civils.
- Ils sont noyautés par les parasites.
- Je le sais, ma mère m'a fait parvenir vos conclusions. Néanmoins, j'ai la certitude que les parasites sont encore très minoritaires à Gharr. Ce vaisseau aurait été obligé d'ouvrir le feu sur des citoyens du Protectorat, et cela, je ne pouvais pas le permettre. En fait, c'est un peu vous qui avez débloqué la situation.
- Moi ?! Je ne vois pas comment...
- Nous avons reçu votre rapport sur les attaques d'un genre nouveau. L'investigateur Taylor a astucieusement fait remarquer qu'en prenant la direction d'Esmyrion nous pourrions aussi vous prêter main forte, ou au pire finir votre mission en cas d'échec. Bref, nous pouvions remplir deux objectifs au lieu d'un seul. Même Prac'h a dû s'incliner. Nous étions donc sur le chemin quand nos vigies ont repéré une explosion. Vous ne faites pas dans la demi-mesure, Iz !"

Je dois reconnaître que j'ai été la première surprise par la puissance de l'explosion que j'avais déclenchée. Mais je suis encore plus étonnée par ce que laisse sous-entendre la Reine.

"- Oui, je n'y suis pas allée de main morte, j'en suis bien consciente. Et puis leur système de brouillage disposait d'un générateur au khol dont j'ai sous-estimé la charge. Mais permettez-moi une remarque : je ne comprends pas quand vous dites que vous étiez bloqué. Manifestement vous vouliez partir pour Esmyrion. Quand la Reine décide, tout le Protectorat la suit !
- Ma chère Iz, si c'était si simple. Je dois prendre en compte l'avis de mes conseillers. Je n'ai pas l'expérience suffisante pour tout décider par moi-même. C'est d'ailleurs un peu le sens de ma présence auprès de vous.
- Je vous écoute, Dame Orélia.
- L'attaque des parasites sur l'ancienne capitale était très sophistiquée, et n'avait qu'un seul but : nous priver des Exécuteurs. Pour l'avoir enrayée, nous vous devons beaucoup. Mais vous avez désobéi à un ordre direct du Commodore Prac'h.
- Je pensais qu'il était...
- Vous avez bien pensé, je ne remet pas cela en cause. Je ne suis pas venue vous blâmer de nous avoir sauvés, Iz. Je viens juste pour qu'on accorde nos harpes. Vous avez dit agir sous mes ordres ?
- Eh bien, je l'ai sous-entendu. Je me suis dit que vous seriez...
- Je suis d'accord. Mais Prac'h n'est pas un homme à prendre à la légère.
- Vous en parlez comme d'un ennemi...
- La Lumière nous en garde ! Si jamais il se retournait contre moi, une partie de l'armée le suivrait. S'il prenait fait et cause pour les parasites... je vous laisse imaginer.
- Destituez-le ! Mettez quelqu'un d'autre à la place.
- Et ce faisant, je risquerais de le pousser à s'allier avec nos ennemis. En outre, il reste le plus grand tacticien de tout le Protectorat, peut-être même de Nebba toute entière.
- Jouez avec le qwetal et vous finirez mordue, dis-je en reprenant un dicton du Protectorat.
- Si cela nous permet de repousser les parasites, j'accepterais d'être mordue. Je sais que c'est un jeu dangereux. Il y a bien longtemps que ma mère m'a mis en garde contre lui. Et vos actions m'ont mis en porte à faux vis-à-vis de lui.
- J'en suis désolée, ma Reine.
- Ce n'est pas si grave. Le fait que nous nous rencontrions sans intermédiaires va simplifier les choses. Tenez !"

Elle me tend un rouleau aux armes du Matriarcat.

"Des ordres de mission. Ils sont rétroactifs, et couvrent vos deux dernières synchronisations. Depuis cet instant, vous êtes officiellement sous mes ordres directs. Dans les faits, disons, que cela vous prouve la confiance que je vous porte. Et en pratique, eh bien, ça vous laisse le champ libre pour choisir vos missions. Mais de grâce, évitez de contrarier le Commodore trop souvent.
- J'y veillerais ma Reine. Et je suis honorée...
- Oh, ne me remerciez pas, c'est juste du réalisme. Vous semblez plus efficace quand on vous laisse le champ libre."

Je ne sais trop quoi répondre à ce genre d'éloges, alors je préfère changer de sujet.

"- Qu'en est-il de mes camarades Exécuteurs. Sont-ils sortis de stase ?
- Grâce à vous il n'y a plus de nouveau cas. Malheureusement, Lèn et Ael, Nès et Ban ainsi qu'Abi sont toujours inconscients. Ils me manquent cinq Exécuteurs au pire des moments. J'ai missionné nos meilleurs machinistes pour étudier la question."

Nos meilleurs machinistes ? J'ai bien peur qu'ils ne soient pas qualifiés pour appréhender la technologie des Scalaires. Autant leur donner un microprocesseur à décortiquer. La Reine a raison : ces absences font courir un risque au Protectorat. Je me demande ce qu'elle sait exactement des Scalaires et de leur implication dans le programme des Exécuteurs. Sait-elle que nous avons poussé dans des cuves ? Et que nous sommes des clones de Terriens ?

"- Elle l'ignore et il n'y a pas de raisons que cela change !" clame une voix dans ma tête. "Tu détruirais sa vision du monde."

Surprise, j'accuse le coup. Je sais d'où vient cette voix mais elle m'a pris de court. Je m'assois un instant, et j'essaye de rassurer la Reine :

"- Un effet de la synchronisation... Laissez-moi un instant reprendre mes esprits..."

Elle semble me croire. Je dirige mes pensées vers le Scalaire.

"- Soulaï-Sym ! Je croyais que le contact s'était rompu.
- Sauf brouillage, le contact ne peut être rompu : tes pensées vivent dans mon esprit.
- Mais tu n'as pas répondu ! J'ai cru...
- ce que je voulais que tu crois. Le fait que nous nous entretenions est tout sauf acceptable.
- Acceptable ? Aux yeux de qui ?
- Quand nous avons lancé le programme des Exogènes, le conseil des Adir a établi des règles. Nous en violons plusieurs en ce moment même !
- Mais tu es le chef de ce conseil !
- Ce qui me rend d'autant plus coupable. Peu importe, je ne vais pas discourir de loyauté avec toi. Ce qui est sûr, c'est que tu ne peux pas révéler tes origines terriennes à la Reine.
- Nous avons perdu cinq Exécuteurs ! Et je crois que j'ai une solution...
- Une solution ? Serais-tu plus maline qu'un Scalaire ?
- Pas plus maline, assurément, mais moi je vis tout cela de l'intérieur. Pendant que je faisais sauter le brouilleur, j'étais bien plus Iz qu'Elizabeth, n'est-ce pas ?
- Vous êtes la même personne...
- Non, justement. Nous sommes plutôt des jumelles. J'avais conscience d'être quelqu'un d'autre. Ses souvenirs s'estompaient, même sa façon de penser. J'étais juste Iz à ce moment.
- C'est un peu fumeux, mais admettons. Et alors ?
- Alors ? Je me dis qu'il vaut mieux une Iz que pas d'Elizabeth. Et que c'est pareil pour Ael et les autres.
- Le programme des Exogènes est basé sur le fait que c'est l'esprit d'un Terrien qui...
- Oui ! Je sais... Et dans un monde idéal, ce serait toujours le cas. Mais pour ces cinq là, ce n'est plus possible. Alors pourquoi ne pas tenter une nouvelle approche ?
- Je vais y réfléchir..."

Quand j'ouvre les yeux, la Reine est à mon chevet. Elle est pour le moins perplexe.

"- Vous allez bien ? Il y a un soigneur à bord si vous voulez.
- Ça va bien, de mieux en mieux même. Pendant que je rassemblais mes esprits, il m'est venu une idée. Je crois qu'il existe une solution pour les sortir de stase. Ael et les autres, je veux dire.
- Mais comment ?
- En fait, en détruisant le système de brouillage des nématodes, j'en ai appris plus sur la technologie de mise en stase. Je crois savoir comment faire.
- Si c'est le cas, il faut que je vous mette en contact avec les machinistes. Vous pourrez..."

Des coups résonnent à la porte, nous coupant dans notre discussion. Tout en reculant, la Reine me fait signe qu'elle ne doit pas être vue. Je me poste devant la porte et je réponds avec tout l'aplomb dont je suis capable :

"- Oui ? Que voulez-vous ?
- C'est Taylor, l'investigateur Taylor. Je venais voir si vous étiez sortie de votre... sommeil.
- On dit stase, Investigateur, et vous avez votre réponse.
- Un éclaireur vient d'arriver. Je ne doute pas de l'intérêt que vous allez porter à son rapport.
- Son rapport ? D'accord, j'arrive. Me laisserez-vous le temps de m'habiller ? Je suis presque nue.
- Oh, je vois... Enfin : je comprends."

Et le pire dans tout ça, c'est que ce n'est même pas un mensonge : je ne porte qu'une robe de chambre. Je me retourne vers la Reine, mais elle est déjà en train de se faufiler par une écoutille. Elle n'a pas froid aux yeux en tout cas : l'écoutille donne sur une étroite coursive extérieure, et seul un léger bastingage la protège d'une chute mortelle. Je m'assure de faire assez de bruit en m'habillant pour couvrir le bruit de l'écoutille qui se referme, mais j'ai déjà l'esprit dirigé vers cet investigateur et le rapport qu'il souhaite que j'entende. Si cela requiert la présence d'une Exécutrice, c'est que les nématodes sont concernés. Il s'agit sans doute d'un point de la situation à Gharr et Esmyrion. Ça sera sans doute l'occasion d'en apprendre plus sur le sort de Nad et Ven. Je m'équipe en toute hâte.

Je sors du boudoir, et comme je m'en doutais, l'investigateur Taylor m'y attend. Lui, en tout cas, n'a pas l'air intimidé en ma présence. C'est drôle, j'ai plutôt un souvenir positif de lui. Alors que pour l'heure sa présence aurait tendance à me déplaire. Il y a quelque chose d'inquisiteur dans son regard.

"Vous étiez seule ? J'ai cru vous entendre parler...
- Cela ne vous regarde en rien, mais cela fait partie des procédures de sortie de stase. Le son de notre propre voix aide à la synchronisation.
- Intéressant. Je devrais me renseigner un peu plus sur vos procédures."

J'espère bien qu'il n'en fera rien : il éventerait mon mensonge en un rien de temps.

"- J'ai bien peur que cela ne dépasse tout à la fois vos compétences et vos accréditations, Investigateur ! Allons-nous faire le point sur la situation à Gharr et Esmyrion ?
- Suivez-moi, nous allons en salle de guerre. Nous allons évoquer un danger plus immédiat. Mais en ce qui concerne les opérations au sol, je serais ravi de vous éclairer.
- Qu'en est-il d'Esmyrion ? dis-je, en lui emboîtant le pas.
- La situation est tendue mais Ida et Tom arrivent à les contenir. Le quartier sud, néanmoins, est compromis. Qui plus est, on craint que des nématodes puissent s'infiltrer dans la cité intérieure. J'ai préconisé un renforcement des contrôles.
- Cela ne suffira pas.
- Ai-je l'air idiot ? Ils ont besoin de l'Adamōn. Alors, effectivement, nous avons peut-être eu tort de faire un détour pour vous récupérer... Nous avons même perdu du temps pour nettoyer la cité Capitale des parasites qui y sévissaient. Vous serez sans doute heureuse d'apprendre que nous avons retrouvé vos doubles lames. "

D'un coup, je me sens idiote. Mais franchement, comment peut-il être aussi susceptible et arrogant ?

"- Je vous remercie de m'avoir sauvé la vie, Investigateur. Hors d'un caisson, j'aurais fini par mourir. Définitivement...
- Vous pouvez m'appeler Taylor. Et les Exécuteurs sont trop précieux pour qu'on les perde en pure perte. A ce propos, comment avez-vous fait pour deviner le plan des nématodes ?
- Je ne sais pas trop. Quand j'ai vu Ban bloqué en stase, eh bien, c'était comme une évidence pour moi. Nous étions sous le coup d'une attaque. Le reste n'est que simple logique.
- Simple logique ? Hmm, si vous le dites.
- Oui, je le dis ! Et si vous me parliez de Gharr, plutôt que de lancer des insinuations...
- Il n'y a rien à en dire. Nous avons perdu tout contact. Les omni-graphes sont présumés perdus, les orni-mates sont interceptés en vol, et plus rien ne passe par le tube. C'est le noir complet.
- Par la Lumière ! Et nous, que faisons-nous ?
- Le Commodore a pris la tête des unités de réserve, mais ils sont bloqués à la passe du Sel. Les nématodes l'ont piégée. Dans les faits, notre infanterie est bloquée à des dizaines de marques de Gharr.
- Et par la voie des airs ?
- Le Commodore Prac'h a bien tenté de faire passer un portant. Un fonceur bourré de détonnant est venu s'encastrer dans ses structures de vol. La déflagration a brisé l'appareil en deux. Nous y avons perdu un détachement complet.
- C'est terrible. Tout repose donc sur Nad et Ven.
- S'ils sont encore en vie, oui. Je sais qu'ils vous sont proches, mais je dois envisager la situation dans son ensemble. Entrez, nous y sommes."

J'entre dans la salle de guerre. La diversion est la bienvenue, j'étais à deux doigts de frapper cet imbécile ! Bien sûr qu'ils sont en vie. Ils sont prudents, donc vivants. C'est une certitude. Je ramène mon attention sur l'instant présent. Il y a là une dizaine de personnes. Je miserais sur des pilotes de fonceurs pour la plupart, il y a aussi un amiral, sans doute le commandant de l'Adamōn. Et l'éclaireur dont on m'a parlé. Il a l'air d'un vieillard, et même s'il fait bonne figure, je suis impressionné qu'on laisse un homme d'un âge si respectable partir en mission. Pour l'heure, tous les regards sont braqués vers nous, et les conversations se sont tues.

"- Reprenez, dis-je à la cantonade.
- Je vous présente l'Exécutrice Iz de Bordēn, signale Taylor. Et maintenant, faites-nous un résumé de la situation, Éclaireur Hécar.
- Dame Iz, les étoiles éclairent notre rencontre, clame l'intéressé, en citant une antique formule de politesse. Voici la situation : j'ai croisé un détachement de nématodes pendant ma patrouille. J'estime leur nombre à 70 ou 80. Position approximative : environ à un de Deslhan pour deux d'Esmyrion."

C'est une formulation rare qu'il emploie... Elle signifie que sur un segment qui relierait Esmyrion à Deslhan, ils sont à un tiers de la distance, du côté de Deslhan. Si mes souvenirs sont justes, la cité est toujours protégée par son Exécuteur, Cod. Toutefois, si je reprends le système de valeur d'Ida, Cod est le plus urbain d'entre nous. Je ne crois pas qu'il ait croisé un seul nématode de toute sa vie.

"- Dans quelle direction allaient-ils ?
- Plutôt Nord-Ouest... Soit vers Deslhan, soit vers les montagnes sauvages.
- Ce n'est pas une mince affaire, intervient l'homme que j'ai identifié comme un Amiral, mais ils prévoient peut-être de franchir les montagnes sauvages par l'Ouest. Ils pourraient ensuite rejoindre Gharr par la côte.
- C'est un long voyage, fait remarquer Taylor.
- Ils allaient à un train de marche rapide, très soutenu même.
- Quel armement ? demande une pilote.
- Je n'ai pas vu d'armement lourd, et aucune couverture aérienne. Je dirais qu'ils étaient équipés d'aiguillonneurs de poing."

Je sais pourquoi Taylor a sollicité ma présence : les nématodes sont la prérogative principale des Exécuteurs. Et ce groupe représente un danger immédiat pour Deslhan. Mais ils ne sont pas assez nombreux pour prendre toute une cité. Et même si Cod n'est pas notre plus grand guerrier, il reste un Exécuteur. Alerté à temps, il pourra préparer des défenses adaptées. Il n'est pas idiot, il les harcèlera depuis le ciel, pour éclaircir leurs rangs. Et puis il fera lancer quelques charges d'équi-mates pour les désorganiser, et les séparer. Ce qu'il en restera, il devrait pouvoir le gérer avec un groupe restreint équipé d'armes à distance. Je ne crois pas que ma présence soit nécessaire. Je devrais réfléchir à une échelle plus vaste : la Reine et l'Adamōn vont sécuriser Esmyrion. Mais Prac'h et ses hommes sont retenus loin de Gharr. Si ma présence est requise quelque part, c'est sans doute là-bas.

Quand je reviens à la discussion, un plan est en train de se former. L'Amiral souhaite lancer une escadrille élargie de fonceurs pour intercepter la cible avant son arrivée à Deslhan. Je ne doute pas du succès de l'opération, mais est-ce bien indispensable ?

"- Pourquoi risquer vos fonceurs, Amiral ? L'Exécuteur Cod peut gérer cette situation.
- Je ne partage pas votre optimisme, Exécutrice. Et puis surtout, ça sera l'occasion parfaite pour entraîner mon équipage à des situations de combat réelles. Ainsi quand nous arriverons en vue d'Esmyrion, mes pilotes sauront à quoi s'attendre !"

Ce qu'il dit a du sens, mais j'y vois plus l'aveuglement d'un homme qui veut briller auprès de sa hiérarchie. Au diable les gradés et leur logique comptable. Ce sont des hommes et des femmes qu'il va envoyer au feu ! Je m'apprête à rétorquer quand je vois un dessin sur la table : trois cercles reliés entre eux par autant de traits. Cela me rappelle furieusement ce que j'ai vu chez les nématodes. Je tire l'Éclaireur à part.

"- Est-ce vous qui avez dessiné cela ? Qu'est-ce donc ?
- Mon plan de situation ? Cela ne se fait plus guère, Dame Iz, mais il s'avère que je suis de la vieille école !
- Je ne suis pas à cheval sur le protocole, néanmoins vous avez dû remarquer que tout le monde ici me nomme Exécutrice.
- Ça pour sûr, je sais bien ce que vous êtes, mais moi je vois la Dame avant l'Exécutrice", me dit-il en me gratifiant d'un clin d'œil.

Alors ça si je m'attendais ! Il doit avoisiner les 70 ans, et il est en train de me draguer. Je ramène la conversation sur son dessin.

"- Qu'est-ce donc exactement ?
- On appelait ça un plan synoptique. C'était à l'époque où on se déplaçait pas encore en fonceur. Chaque cercle représente un lieu, souvent une cité, et chaque trait une route. La longueur des traits est fonction du temps de voyage. Et je dis bien le temps, pas la distance. Passer un montagne, c'est autre chose que de gambader dans la plaine. Ça change un peu la position respective des cités, mais c'est pratique pour planifier des mouvements de troupe.
- J'ai vu quelque chose qui ressemblait, mais il y avait une quinzaine de cercles.
- Et je pense bien que ça vous a étonné ! Ils vous ont gardée enfermée dans le Protectorat toute votre vie. Mais vous savez sûrement qu'il y a des villes majeures en dehors, non ? Les cités franches et d'autres...
- Si, je le sais, pourtant. Mais comme aucun nématode n'a jamais été vu en dehors du Protectorat... J'ai été idiote. Donc c'était un plan à l'échelle de tout Nebba !
- Je vois que ça, Dame Iz.
- Il y avait aussi un symbole à l'intérieur d'un des cercles.
- C'est pas habituel, mais ça peut parfois. Pour désigner un point de rendez-vous. Ça ressemblait à quoi ?
- Une pointe de flèche, dirigée vers le bas.
- Un genre de diamant ?
- Oui, c'est possible.
- Bah, si c'était dans le cercle de Deslhan, ça serait logique. Il y a un manoir là-bas qu'on appelle le Diamant !
- Je ne connais pas.
- Vous avez de la chance : avant d'être éclaireur, j'étais conteur. Et pour dire, mon grand-père était conteur à la cour de la Reine Nirna. C'est dire si j'en connais un rayon sur les histoires de Nebba. Donc le Diamant, c'est un très vieux manoir qui remonterait aux temps des Zashes. Ils avaient trouvé un gisement de verre amorphe (c'était avant qu'on apprenne à le synthétiser) et ils ont construit un grand bâtiment entièrement en verre amorphe. Il en reste toute une partie qui est d'origine, dont le dôme principal. C'était une sacré réalisation, je peux vous dire. Il y a toute une série de canalisations dans le sol et les murs. Il y en a qui pensent que ça permet de réguler la température, mais on en sait rien. On est même pas tout à fait sûr d'à quoi il servait ce bâtiment.
- Et c'est quoi l'explication la plus courante ?
- Vu la taille, on pense que c'était un lieu de rassemblement. Sans doute un lieu de prière. Ça vous étonne ? Avant le Dieu Lumière, le Dieu Machine et les autres, il y en avait d'autres, plus anciens encore. Les Scalaires aussi avaient leurs propres Dieux !
- Les Scalaires ? J'en serais surprise.
- Bah pourtant... Ils avaient même un messie, le Dieu Hybride, qui était à la fois homme et femme, à la fois humain et Scalaire. On dit qu'il marchait parmi les humains."

J'ai du mal à y croire, et quand j'interroge Soulaï-Sym, il ne répond pas. Cela donne-t-il du crédit à cette histoire ? Au fond, peu importe. Je remercie l'Éclaireur. L'Amiral peut préparer son assaut aérien, moi je sais où je dois aller : là où les nématodes ne m'attendent pas. Là où ils préparent un sale coup.