"- Un simili-graveur ?
- Pas exactement, me répond l'opératrice en retournant l'appareil. Le boîtier accolé à l'arrière est un communicateur codé à fiches, m'indique-t-elle. L'ensemble forme ce qu'on appelle un omnigraphe.
- Et ça sert à..."
Manifestement, elle est déçue par mon ignorance. Il faut croire que toutes les Exécutrices ne se valent pas, et là, elle n'est pas tombée sur la meilleure. Tant pis.
"- Eh bien voyons : ça sert à communiquer de façon privée sur de longues distances entre deux simili-graveurs qui sont sur la même fréquence !
- D'accord. Comment choisit-on la fréquence ?
- Via les fiches sur le boîtier, insiste-t-elle. Vous n'avez qu'à saisir le code-fréquence et les simili-graveurs se synchroniseront."
Fabuleux ! Sauf qu'on ne m'a pas donné de code. J'ai l'impression d'être un Néandertal qu'on aurait logé dans l'habitacle d'une capsule Apollo. Je peux toujours essayer de tripatouiller tous les boutons dans l'espoir que quelque chose de positif en sorte.
"C'est très rare, vous savez. Il y en a tout au plus un par Cité. Celui-ci était en possession du Gouverneur Syneke. Mais comme vous avez une mission importante...
- Fort bien ! Et une fois le code rentré, combien de temps pour que ça se synchronise ?
- Hmm, je ne sais pas exactement. Je n'ai jamais utilisé d'omnigraphe moi-même. Mais dans le Livre de la Machine, il y a un écrit. On l'appelle le Lemme de Douglas. Il dit ceci : Toute action complexe prend toujours plus de temps que prévu, même en prenant en compte le Lemme de Douglas. C'est un écrit notable, car il est auto-référent."
Je dois dire que je suis surprise. Une opératrice adepte du Dieu Machine ? C'est pour le moins inhabituel. Rien ne l'interdit, bien sûr. Le Matriarcat assure la liberté de culte. Mais en dehors des Machinistes, c'est peu courant. Ses parents, peut-être...
"- Ce sera tout pour l'instant, Opératrice. Comme vous l'avez dit : il s'agit de communication privée."
A regret, l'opératrice finit par me laisser seule. Tant mieux. Elle n'a pas besoin de savoir que j'ai un sérieux problème. Je suis persuadée que cet "omnigraphe" est un appareil prodigieux, mais il me manque un code pour le faire marcher. Je regarde plus attentivement le communicateur. Huit petites fiches qui peuvent chacune prendre huit positions. L'octal... l'ancienne numération du Protectorat. J'aurais bien du mal à calculer la huitième puissance du nombre huit de tête, mais je n'ai guère de doute, ça dépasse le million. Beaucoup trop pour envisager de tester toutes les possibilités. La personne qui m'a fait parvenir cet appareil doit croire que j'ai un moyen de trouver ce code. Je suis une Exécutrice. Peut-être que je l'ai mémorisé il y a des années de cela, pendant mon entraînement. J'ai appris tellement de choses, ça n'aurait rien d'impossible. Mais j'ai beau y réfléchir, j'ai beau me creuser la cervelle, rien ne vient. J'ai déjà tellement mémorisé de choses dans ma vie. Deltoideus, trapezius, pectoralis major, latissimus dorsi, triceps brachii, biceps brachii, serratus anterior...
Dame Azlana ! Ce pourrait bien être elle qui m'a fait parvenir l'omnigraphe, et la dernière fois qu'on a discuté, elle m'a demandé de me souvenir d'une phrase : la Reine protège ses enfants coûte que coûte. Ça peut coller : huit mots et aucun de plus de sept caractères. Ça ne coûte rien d'essayer. Je manipule les fiches. Deux, cinq, sept, trois, sept, cinq, trois et cinq... Si l'opératrice a raison, cela pourrait prendre un peu de...
Ah non, les picots sont déjà en train de se déplacer pour former un message. L'écriture simplifiée concise ! Voilà qui m'arrange, je la maîtrise plutôt bien. Enfin, je devrais dire à moitié bien. Dans le Protectorat on utilise une écriture en boustrophédon. Ce qui veut dire qu'une ligne sur deux est écrite de gauche à droite, et le reste est inversé. Comme les sillons dans les champs. C'est assez déroutant, mais ce n'est pas unique. La Terre a connu l'équivalent dans l'Antiquité. On dit que certains malades mentaux l'utilisent aussi. Bon, ça c'est un sujet à éviter.
Le début du message m'interpelle : ma très chère Iz. Je vais directement à la fin, à la recherche d'une signature. Dame Orélia, souveraine du Protectorat, Grande Matriarche. Par tous les dieux ! La Reine, c'est la Reine qui est à l'autre bout. J'en ai le tournis... Je fais un effort pour me concentrer sur ce qu'elle a écrit. Mais je dois m'y reprendre à plusieurs fois, j'ai l'impression que j'imprime pas. Esmyrion, le front, ma mission... Elle parle du danger qui guette le Protectorat. De l'administrateur Hornin. Il semble qu'elle ait pris la mesure de cette histoire. Elle me demande de me renseigner auprès de l'Exécutrice Ida. Et si je comprends bien, j'aurais peut-être le droit de rencontrer Téo. Je ne demande pas mieux. D'accord, j'ai du pain sur la planche. Je repositionne les fiches du communicateurs et aussi le message se brouille puis disparaît.
"- Opératrice ! Je dois voir Ida, où se trouve-t-elle.
- Elle est dans un poste de commandement avancé, sur le front."
Cette fois non plus, l'opératrice ne m'est pas d'un grand secours : la ligne de front est très fluctuante et d'un jour à l'autre, les postes de commandement se font et se défont. Je fais mon possible pour obtenir un emplacement approximatif. Le point de repère que me donne l'opératrice a le mérite d'être visible de loin. Si elle a raison, le campement d'Ida se trouve un peu au-delà de la forêt de pierre. Forte de cette indication et de mes oculaires, j'ai bon espoir de trouver l'Exécutrice.
J'hésite entre prendre un fonceur et un glisseur. Mais la logique m'impose de prendre un glisseur : si prêt des lignes ennemies, un peu de discrétion sera un bonus. C'est la fin de matinée quand je décolle de la maison froide d'Esmyrion. Je fais un large cercle pour gagner de la hauteur. J'en profite pour admirer la ville. Esmyrion, la cité des Arts. Mais surtout, depuis quatre ans, Esmyrion la cité de la Guerre. J'essaye d'en repérer les traces, mais d'ici je vois surtout les bâtiments aux murs d'albâtre, les grandes avenues et leurs cariatides, et au centre, ce qui doit être le grand Musée du Protectorat. C'est mon premier séjour ici, et je n'aurais sans doute pas le temps d'en profiter. Qu'à cela ne tienne : c'est le lot des Exécuteurs. Par habitude, je cherche la boussole de mon glisseur. Les Esmyriens n'utilisent pas de boussoles, même blindées. Ici, le champ magnétique est bien trop aléatoire pour se fier à une boussole. Heureusement pour moi, la ceinture de Naya est bien visible dans le ciel.
J'oblique un peu vers le Nord Ouest, en direction des montagnes. Si mon azimut est correct, je survolerai bientôt la forêt de pierre. L'idée m'enchante. J'ai vu les gravures, évidemment. Mais là, c'est autre chose. Sur notre Terre, on la décrirait comme le plus grand site mégalithique de tout le Protectorat, et de tout Nebba aussi probablement. Quelque quarante-quatre mille menhirs dressés, tous dépassant les 6 mètres de haut, alignés avec précision et dessinant sur plusieurs hectares un immense carré. Quelle était la fonction de ce site ? Personne ne le sait, même s'il est de coutume de le faire remonter au peuple Zashe, ces infatigables tunneliers de l'âge mythique. Qu'est-ce que je donnerais pour remonter le temps et pouvoir contempler l'édification d'une telle structure !
Mais toute la splendeur de ce lieu, tous ses mystères ne sauraient occulter les impératifs de ma mission. Si je survole la forêt de pierre, c'est que le campement d'Ida n'est plus très loin. J'active mes oculaires, à la recherche de signatures thermiques. J'ai aussitôt une acquisition. Trop brillant pour être un humain, mais pas assez pour être un feu de camp. Je zoome au maximum des capacités de mes oculaires. A ce niveau l'image est flou, mais quoi que ce soit, c'est en mouvement. J'ajuste les lentilles pour réduire la plage de température. Le résultat est sans appel : 104 degrés... Parasites ! Un petit groupe. Sans que je m'en sois aperçue, j'ai commencé à amorcer ma descente. Si je me rapproche, je pourrais les dénombrer. J'ignore ce qu'ils font là, mais c'est forcément pour un mauvais coup.
Je dois retrouver Ida, c'est ma mission. Mon rôle est aussi de protéger Nebba des nématodes. Qu'est-ce qui est le plus important ? Zut, les signatures sont en train de disparaître : les parasites entrent dans une grotte. Toute la montagne en est parcourue. Des vestiges des Zashes, à ce qu'on dit. Si je ne veux pas les perdre, je dois foncer. Un Exécuteur vivant est un Exécuteur prudent. Or ce que je fais est tout sauf prudent. Je ne sais même pas combien ils sont. Je plonge vers le sol. Le temps que je me libère du glisseur, les parasites ont au moins deux à trois minutes d'avance. Je bondis vers l'obscurité. Je modifie le réglage de mes oculaires, je focalise sur la lumière résiduelle. S'ils ont laissé une sentinelle, je risque de la voir trop tard. Tant pis, il fallait faire un choix, et j'ai privilégié la vitesse.
Mais pourquoi je fais ça ? Je sais bien que c'est idiot. Et pourtant je ne peux pas m'en empêcher. Depuis que j'ai vu ce pauvre type se faire infecter dans la forêt des Sauvés, je brûle de rétablir l'équilibre. Ces fichus parasites, ils croient sans doute que Nebba leur appartient et qu'ils peuvent arpenter le Protectorat et détruire ce qui leur plaît. Mais je suis là : je ne les laisserais pas faire, pas cette fois ! Je ne sais pas combien ils sont, quatre ou cinq, je dirais. Peut-être plus s'ils étaient déjà dans la grotte. D'accord, je suis idiote. N'empêche : il me faut un plan ou une amorce d'idée. Les parasites sont connus pour agir de façon coordonnée. Depuis Gharr, je sais pourquoi : ils peuvent communiquer de façon non verbale à courte portée. Jusqu'à quelle distance, exactement ? Je dirais un ou deux mètres. Disons deux. La grotte n'est pas très large, il est probable qu'ils avancent en file indienne. Si je suis silencieuse - et qu'ils ne sont pas trop rapprochés - je dois pouvoir en prendre plusieurs à la suite. Ce n'est pas à proprement parlé un plan, mais c'est tout ce que j'ai pour l'instant. Les porteurs de nématodes ne sont pas sensibles à la douleur et ne tombent pas facilement dans l'inconscience. Je vais devoir frapper pour tuer. L'idée ne m'enchante guère, mais pour ce que j'en sais, personne n'a jamais guéri de l'infection.
Dans mes oculaires, où tout transparaît en nuances de cyan, j'aperçois ma première cible. Je suis aussi parée que je peux espérer l'être. J'ai le kriss dans la main droite et ma main gauche est libre. Il marche très rapidement. Manifestement, l'obscurité ne le dérange pas autant que moi. Le bon point pour moi, c'est qu'il fait assez de bruit pour couvrir mon approche. Ma main gauche jaillit, lui couvrant la bouche et le tirant en arrière. Dès que le cou est assez dégagé, le kriss se faufile en oblique, tranchant la jugulaire et pénétrant jusqu'au cerveau. Le type s'affaisse, mais je n'ai pas le temps de vérifier la qualité de mon travail : je continue mon chemin, sans cacher le bruit de mes pas. J'espère que ses camarades me prendront pour lui.
Le couloir bifurque et je tombe nez à nez avec un parasite qui revenait sur ses pas. Il n'a pas le temps de saisir son glaive, mon krIss emprunte le même chemin que pour son ami. Ses yeux ronds ne fixent plus que le vide, je suis déjà partie à la recherche des suivants. Le troisième me tourne le dos, mais le quatrième le devance d'à peine deux mètres. Je ne ralentis pas, je ne peux pas me le permettre : dès que j'ai une fenêtre de tir, je lance le kriss sur celui qui est le plus loin. Le plus proche a compris, mais le temps qu'il se retourne, ma double lame lui coupe la gorge et, dans le mouvement retour, s'enfonce dans son oreille. Et de quatre ! J'espère que j'ai fait le plus dur... Rester en mouvement. Je peine une seconde à retirer le kriss du crâne de ma cible.
C'est une seconde de trop. D'instinct, je roule sur le côté, m'arrachant la peau du dos, mais évitant la lance qui m'était destinée. Ça y est, je viens de perdre l'initiative. Si je perds ce combat, c'est ici que tout ce sera joué. C'est bizarre, je suis zen. Je récupère la lance et j'embroche mon assaillant. Alors que je me bats pour ma vie, une vérité s'insinue en moi. Le parasite suivant tente de me porter un coup d'épée, mais je me glisse sous sa garde et une nouvelle fois mon kriss trouve son chemin dans sa gorge. D'un coup de pied, j'envois le corps déstabiliser mon prochain ennemi. Si je meurs ici, je continuerais à vivre sur Terre. Je saute sur le suivant et je lui brise la nuque. C'est ainsi : les Exécuteurs n'ont pas peur de mourir. Le tout dernier a un moment d'hésitation, qui lui est fatal. J'ai survécu ? On dirait bien que oui. Ils étaient huit et j'étais seule, mais je suis toujours là. Je m'arrête un instant pour goûter au silence.
Toutefois le silence n'est pas total. J'entends le sifflement d'un aiguillonneur qui se charge. Le Protectorat n'utilise pas la poudre, mais ils ont des lance-aiguilles tout aussi efficaces. Il y a un parasite qui a échappé à ma vindicte. J'imagine qu'il s'était caché. Je fais confiance à mes sens, et de toutes mes forces je lance une nouvelle fois le kriss. Alors que l'arme est encore en plein vol, j'aperçois mon ennemi. Et je comprends mon erreur : c'est le parasite que j'ai embroché. Sa blessure était mortelle, mais contrairement à un humain, il est toujours capable d'agir. Cette fois, il ne survivra pas : le kriss traverse son œil et s'enfonce profondément dans son crâne. Je modifie le réglage de mes oculaires à la recherche d'autres parasites. Non : cette fois, je suis bien seule.
Le sang coule sur mon bras gauche. Ce maudit ne m'a pas complètement raté. Une aiguille est venue s'écraser contre ma clavicule, arrachant une partie de la peau. Douloureux mais pas dangereux. L'autre aiguille est venue s'enfoncer un peu plus bas. Elle a dû être arrêtée par mon omoplate. C'est une chance, car elle a touché l'artère brachiale. Si elle était ressortie, c'était l'hémorragie assurée. Mes doigts se sont entourés autour de l'aiguille, mais mes instincts de terrienne, mes instincts d'infirmière me crient de la laisser en place. Je force mon esprit à se concentrer sur autre chose. La situation n'est pas très brillante : mon bras gauche est quasiment inutilisable, ce qui veut dire que je ne pourrais pas repartir avec mon glisseur. Avec un seul bras, il y a peu de chances que je puisse récupérer le kriss. La question semble anecdotique jusqu'à ce que je repère du bruit qui approche. C'est bien ma veine. Je m'arme de ma double lame et je me mets en position.
C'est une femme qui apparaît. Elle est noire comme peuvent l'être les habitants des cités franches. Mais la ressemblance s'arrête là. Son corps est taillé comme une rapière, fin, souple, élancé. Même son regard est tranchant. Ses cheveux sont coupés en brosse. Je ne l'ai jamais rencontrée - nous sommes trop éloignées - mais je la reconnais néanmoins. Et même si son armure de cuir est entaillée à différents endroits et qu'elle saigne, je suis consciente qu'elle a meilleure allure que moi. L'Exécutrice Ida. Le Rempart d'Esmyrion. Elle m'identifie aussitôt pour ce que je suis. C'est ainsi - les Exécuteurs se reconnaissent entre eux.
"- Huit parasites ! Ils sont tous à toi ? Pas si mal pour une urbaine."
Elle est honnête : c'est sa nature, sa façon d'être, aussi pincée que son corps est efflanquée. Pour elle, je ne suis qu'une urbaine, loin de la guerre et du combat. Elle est franche aussi quand elle dit que ce n'est pas mal. J'imagine que je peux m'estimer heureuse de son jugement. Plusieurs personnes la rejoignent, son équipe sans doute.
"Je suis étonnée de voir Bordēn ici. Qu'est-ce qui t'amène aussi loin ?
- Je suis en mission pour la Reine."
J'ai accroché son attention. Elle se retourne vers son équipe.
"- Faites venir des nettoyeurs, on a de la bouillie ici.
- De la bouillie ? Qu'est-ce que...
- Du parasite mort, me répond-elle. Ça représente un danger de contamination. Pour les humains normaux en tout cas. Tu feras attention : tu as une aiguille dans l'épaule."
C'est de l'humour, enfin, j'imagine. Ses "nettoyeurs" arrivent. C'est assez drôle, ils ressemblent à ces employés municipaux chargés de faire la chasse aux feuilles mortes. A ceci près, que c'est un brouillard de kéramyde qui sort de leurs manches à air. Avec précaution, ils gèlent les parasites que j'ai tués. J'essaye de repérer si des nématodes sont en train de quitter les corps. Si c'est le cas, c'est trop petit, trop furtif. Et maintenant le froid va les tuer, pour de bon.
"Tu veux pas que je t'enlève cette aiguille ? Tu perds pas mal de sang.
- Non... Ce serait encore pire.
- Pire ? J'ai déjà vu pire. Mais pas sur des vivants. Laisse au moins un nettoyeur refroidir ta blessure, ça ralentira la perte de sang."
Cautériser par le froid ? Je ne recommanderais pas ça à un de mes patients. Mais les Exécuteurs ont une grande tolérance au froid, et ça stabiliserait l'hémorragie. Une fois en stase, j'en guérirais naturellement. Je lui fais signe que j'accepte la proposition. Un brin craintif, l'un de ses gars s'approche de moi. Il concentre le flux de sortie de la kéramyde en un petit faisceau. Une grande tolérance au froid, certes, mais j'en expérimente les limites : la douleur surpasse de loin l'engourdissement. Toute la partie gauche de mon corps se crispe devant cette agression. J'essaye de me dire que ça va me sauver la vie.
"C'est bon, ça ira comme ça. De toute façon, il faut juste que tu tiennes jusqu'à un caisson, hein ?
- Mais j'ai des questions à te poser avant !
- Bah, pose-les tout de suite. Je retourne à la maison froide moi aussi. Trois jours sur le terrain, c'est ma limite.
- Oui, je me... Attends ?! Tu veux dire que tu es restée en synchronisation 72 heures d'affilée ?
- Ça te défrise ? Vous faites pas ça, par chez vous...
- Non. Je pense pas avoir dépassé les trente heures."
Si je ne connaissais pas sa réputation, je jurerais qu'elle me ment. Mais c'est Ida ! Elle n'est pas du genre à mentir, et particulièrement pas sur ce genre de choses. Tout de même, c'est dur à croire... Qu'arrive-t-il à son corps pendant ce temps, sur Terre ? A minima, il faut bien qu'elle boive. Quand on sort de la grotte, je suis éblouie par la blancheur de la neige. Un petit groupe de soldats nous attend dehors, et s'ils ne se mettent pas au garde-à-vous, on sent bien qu'ils sont aux ordres d'Ida.
"- Exécutrice, nous sommes tombés sur un contingent de parasites. Quelques-uns nous ont échappé. On craignait qu'ils vous prennent à revers.
- C'étaient bien leurs intentions. Heureusement pour tout le monde, l'Exécutrice Iz les a interceptés. D'ailleurs... Caporal, je dois l'accompagner jusqu'à la cité. Je vous prends un fonceur."
Je crains un peu le trajet : les trépidations du fonceur vont malmener ma blessure. La bonne nouvelle, c'est que le voyage sera de courte durée. Dès que nous sommes en vol, elle me relance.
"Alors, ces questions ? Je vais finir par attendre.
- Le parasite a été vu à Gharr. On craint une offensive... Est-ce qu'il y a eu des mouvements de troupes ici ?
- Si la zone est désertée ? Pas du tout, c'est même plutôt l'inverse : ils sont très actifs en ce moment.
- Mais s'ils essayaient d'envoyer des troupes, vous vous en rendriez compte ?
- Tu peux me faire confiance : on surveille la zone aussi bien qu'il est possible. Si des parasites s'en échappent, c'est pas plus d'une poignée. C'est ça, ta mission pour la Reine ?"
Je sais ce qui l'intrigue : elle veut savoir si j'ai rencontré la Reine. L'interdiction est profondément inscrite en nous. Je ne vais pas la faire lanterner.
"- Je suis effectivement allée à la Citadelle. Mais c'est la régente qui m'a reçue. Enfin, Dame Azlana.
- La Reine n'était pas à la Citadelle ? Intéressant. En fait, je crois savoir où elle est : à Deslhan !
- Et pourquoi elle serait là-bas ?
- C'est un secret de Naya : ils y construisent une nef volante. On dit qu'elle sera grande comme dix portants, et qu'à elle seule, elle pourra protéger tout Esmyrion. Si c'est vrai, ça veut dire que tous les Exécuteurs pourront aller sur le terrain, à la chasse aux parasites ; plutôt que de rester à défendre la cité."
Même si elle ne le dit pas, Ida espère que ça pourrait changer la physionomie de cette guerre. Puisse-t-elle avoir raison. Je suis moins optimiste qu'elle : moi, j'ai vu les parasites à Gharr.
"- Quand j'étais à Gharr, j'étais à peine à quelques coudées des nématodes. Il y en avait deux en particulier... Ils se sont donnés des noms : Ayan et Yarod.
- Tu sais, je ne leur fais pas la conversation. En tout cas, ils ne me donnent pas leurs noms.
- Celui qui se fait appeler Ayan est une sorte de mastodonte, immense et costaud.
- Des comme ça, j'en vois des quantités.
- L'autre, Yarod, il est couturé de partout, comme une sorte de tatouage intégral de cicatrices.
- Avec les yeux éteints, les yeux de la macula ? demande-t-elle
- Oui ! Tu l'as vu ? Tu le connais ?
- Je le connais un peu : je l'ai tué !
- Tu l'as...
- Plusieurs fois. Cela t'étonne ? C'est notre lot ici. Quand un parasite meurt, si son corps n'est pas nettoyé rapidement par le froid, il risque de revenir. Et ton Yarod, il se débrouille pour être toujours accompagné. Il a tâté de ma lance, mais ça ne l'empêche pas de réapparaître."
Je ressasse ces informations. Quelque chose me dérange... Il y a comme un parallèle entre les parasites et les Exécuteurs. Si nous ne sommes pas tués définitivement, nous revenons toujours. La ressemblance s'arrête là : dans notre cas, c'est la technologie qui assure notre régénération. Je repense à ce qu'Ida m'a dit.
"- Quelqu'un s'occupe de ton autre corps quand tu es en synchronisation ?
- On est pas censé parler de ça, Iz.
- Et pourquoi donc ? Quelqu'un t'a dit que c'est interdit ?
- Non, personne. Mais tu sais aussi bien que moi que c'est tabou.
- Pour quelle raison ? Nous sommes spéciaux : nous ne sommes que douze. A qui en parler, si ce n'est entre nous.
- Tu te poses trop de questions, Iz. Tu devrais faire confiance.
- Justement : je ne me pose pas assez de questions. La technologie du Protectorat est impressionnante, mais le procédé qui nous donne vie, c'est encore autre chose. Rien de ce que j'ai vu ne peut me l'expliquer.
- Et comme l'Exécuteur Ael, tu as besoin d'explications. Moi, je crois que c'est une perte de temps. Mais j'ai une théorie."
Une théorie ? Alors là, je suis sidérée. Ida la pragmatique a une idée sur la technologie des Exécuteurs. Je suis toute ouïe.
"- Je t'écoute Ida !
- Nous sommes des enfants des Mythiques.
- Des quoi ?
- Tu sais : les créatures de l'âge mythique
- Ce sont des légendes, Ida, il...
- Écoute moi jusqu'au bout. On dit des Scalaires qu'ils pouvaient changer de forme. Ce qui doit inclure la guérison. Les histoires racontent que les Zashes pouvaient s'endormir pendant des cycles à l'intérieur de cercueils de glace. Ça te rappelle quelque chose ? Le peuple Vert était connu pour ses capacités de combat hors-normes. Ael appelle ça la...
- La mémoire musculaire. Mais c'est...
- Exactement comme nous. Et enfin, la synchronisation ressemble à la capacité qu'avait le peuple Xie d'entrer dans la tête des gens. Bref, je pense que nous sommes les enfants des Mythiques."
Je suis estomaquée. Je n'ai rien entendu de plus grotesque depuis que j'ai été alpaguée par un prédicateur dans le métro.
"- Ida ! Les contes des âges mythiques ne sont que cela : des contes. Il y a même un nom : on parle de mythes fondateurs. Comme les anciens grecs qui pour expliquer la foudre invoquaient les colères de Zeus.
- Et toi, tu l'expliques comment la foudre ? demande-t-elle, d'un ton de défi.
- La foudre ? Eh bien, c'est lié à l'accumulation d'électricité statique entre les nuages et le sol. Quand le potentiel est trop élevé, il y a une décharge électrique.
- Mouais ? Et ton électricité statique, qui est-ce qui la crée ? Moi, je parie sur Zeus."
Vu l'argument, je n'ai aucune chance de la convaincre. Je n'insiste pas. Étonnamment, c'est elle qui revient à la charge.
"Lors de la première guerre des parasites, le Matriarcat a attendu que les ennemis se regroupent dans la capitale. Ensuite, en l'espace d'une journée, les forces du Protectorat ont détruit la cité. Toi qui aimes les questions, pense donc à celle-ci : quelle force en ce monde permettrait la destruction d'une ville en un jour ? Votre problème à Ael et toi, c'est que vous n'avez pas la Foi."
Je ne retiens qu'une chose de ce qu'elle a dit : Ael est comme moi, il se pose des questions. Je sais où je dois aller. Mes pas doivent me mener à Albreich.