Je connais bien cette douleur, mais tout le reste est perturbant. J’ai l’impression d’être un gant qu’on aurait retourné. Rien ne semble coller. Il y a un bruit de basse, un peu comme le chant d’une baleine ou un enregistrement qu’on passe au ralenti. J’ouvre les yeux pour m’assurer comment vont les choses de ce côté-là. Pas mieux : j’ai l’impression d’être tombé dans un kaléidoscope géant. Autant les refermer pour l’instant. Je me concentre sur la douleur : à cet instant, c’est ma plus fidèle alliée, ma plus sincère amie. Elle rayonne depuis mon cerveau juste que dans le reste de mon corps en vagues concentriques. Je repère quelques îlots immobiles dans ce schéma. J’ai mal aux côtes et à une pommette. Ce qui veut dire que je sors de stase alors que la régénération n’est pas complète. Il doit y avoir une urgence.

“- Le... réveil... est... parfois... compliqué... laissez... lui... un... instant...”

Compliqué ? Ah le doux euphémisme que voilà. J’ai plutôt l’impression d’être une télé déréglée. Ça me rappelle une vieille accroche : “ce n’est pas une défaillance de votre téléviseur, n’essayez pas de régler l’image. Nous maîtrisons, à présent, toute retransmission. Nous contrôlons les horizontales et les verticales. Nous pouvons vous noyer sous un millier de chaînes ou dilater une simple image jusqu'à lui donner la clarté du cristal, et même au-delà ... Nous pouvons modeler votre vision et lui fournir tout ce que votre imagination peut concevoir. Nous contrôlons tout ce que vous allez voir et entendre.” Oui, je me souviens des images noir et blanc de cette vieille série télé. Je la regardais en attendant que mon père finisse sa garde.

“- Nous sommes pressés !
- Et cela ne hâtera pas le processus pour autant, adjudicateur.”

Même si je ne l’avouerais jamais, j’aime entendre Ven prendre ma défense devant ce gratte-papier. Je me concentre sur mon image : une partie de mon visage est tuméfiée. Je me souviens de l’accident de glisseur, mais j’ignore d’où vient cette blessure. J’effleure le miroir, mais mes sensations ne sont pas totalement revenues : tout ce je touche me fait l’effet de papier de verre.

Je glisse quelques signes à l’attention de Ven, en langage de combat : le doigt qui frôle l’oreille, la main qui balaie l’air à l’horizontale. Il comprend parfaitement mon message.

“Et maintenant, adjudicateur, sortez de cette pièce.
- Mais je dois...
- Vous n’êtes ni opérateur, ni Exécuteur. Vous n’êtes pas autorisé à contempler le rituel qui va suivre.
- Mes ordres sont pourtant...”

J’imagine que Ven a fait quelque chose de menaçant, car le type décampe sans demander son reste. Je suis toujours un peu désorientée à cause de mes sens déphasés, mais j’éprouve un vif plaisir à voir ce fonctionnaire partir.

“- Tu parlais de quel rituel en particulier, Ven ? lui dis-je et ma voix ressemble au bruit d’un ongle sur un tableau.
- Hmm... le rituel de l’habillage d’une Exécutrice.”

Je ne suis pas pudique, pas ici et je ne suis pas encore en état pour m’équiper. Cela ne me dérange pas que Ven me voit ainsi. Quand un Exécuteur sort de son caisson, il est comme un enfant qui sort du ventre de sa mère. Nu et impuissant, faible mais régénéré.

“- Ce n’est pas mon caisson, n’est-ce pas.
- Non... Tu es toujours à Gharr.”

Je comprends mieux la difficulté que j’ai à me synchroniser. Je me concentre sur le miroir.

“- J’étais dans... ton caisson ?
- Cela te gênerait ? Mais non. La maison froide de Gharr dispose de deux caissons, et comme je suis le seul Exécuteur, celui-ci n’appartient à personne.”

Je ne dis rien, mais franchement l’idée d’être en suspension kérostatique dans le caisson d’un autre... C’est comme les brosses à dent, ça ne se prête pas.

“- Raconte !
- Tu es attendue, Iz.
- Je m’en fous. En plus, je ne suis pas encore opérationnelle, et une voix familière peut aider à la synchronisation. C’est dans la procédure. Raconte !”

Je vois son reflet dans la glace, je sens qu’il hésite. À son cou, il y a une vilaine cicatrice. Je la connais bien, c’est moi qui lui est faite. Ven non plus n’a pas été régénéré. Je sais comment le pousser.

“Et au fait, ça vaut c'que ça vaut, mais je suis désolée de t’avoir mis le couteau sous la gorge, dans tous les sens du terme.
- Ça va, je t’ai laissé faire. Et puis, vu le ramdam que c’est ici, je me doute que tu es sur quelque chose de lourd... Pour faire court, tu es morte un peu plus de sept heures.
- Comment tu m’as retrouvé ?
- Un peu de talent, un peu de chance. Dans le poussoir de l’injecteur à kéramyde, il y a un petit résonateur. Il reste actif pendant 30 minutes. J’étais à la maison froide quand on a reçu la résonance. Ça ne pouvait venir que de toi. Avec mon opérateur, on a essayé de trianguler ta position mais tu étais trop loin. On a juste pu estimer une direction. Le temps que je survole la forêt, ton résonateur était à plat. Tu pouvais être n’importe où.
- Et... ?
- Et rien. J’ai cerclé pendant plusieurs heures en m’éloignant de la cité. Mais même avec les oculaires, il y avait peu de chance de te repérer. La kéramyde avait fait son effet : ton corps était déjà trop froid pour être discernable.
- Oui, mais mon cerveau était protégé, en hypothermie.
- Si tu le dis. En tout cas, tu as eu de la chance : pendant ta chute, ton entomo-mate a été drôlement secoué, c’est ce qui a dû déclencher sa balise. C’était à peine visible, ton corps faisait écran. Mais quand je suis passé pile à la verticale...
- Je vois. Et le temps de me ramener au caisson, il s’était écoulé sept heures ?
- Tout juste !
- Il y avait de l’activité dans la forêt ?”

Je sens que la question l'embarrasse. Mais il faut que je sache : un Exécuteur vivant est un Exécuteur prudent. Je commence à m’équiper pour lui laisser le temps de la réflexion. Il a fait remplacer mon matériel endommagé. Je vérifie les oculaires, ils sont parfaits. Je range l’injecteur à kéramyde, en priant pour ne pas à avoir à me servir de celui-là. Il me manque toujours une double-lame, mais il a ajouté un kriss, le couteau rituel, en guise d’alternative. Je le fais tourner sur la paume de ma main. Il est bien équilibré, je décide de le garder pour l’instant. Bon, Ven !

“Alors ? Tu comptes jouer les donzelles effarouchées encore longtemps.
- Je n’ai pas peur ! Mais mes informations sont...
- Ven... Ils ont fait venir un adjudicateur pour moi. C’est sérieux ! Il faut que tu me dises, ils me le demanderont.
- J’ai... j’ai repéré une présence parasite dans la forêt. Possiblement cinq parasites. J’ai dû faire preuve de prudence pour te ramener.
- Tu avais un cheval ou un équi-mate ?
- Trop de bruit. Je t’ai ramenée dans mes bras.”

Ven est un crétin. J’ai bien failli conclure qu’il était compromis, qu’il couvrait la présence de parasites dans la forêt. Et lui, sombre idiot, il craignait que je ne sois perturbée d’avoir été trimballée sur son épaule. Il m'énerve. Je prends congé sans un mot mais avec un regard que je veux lourd de sens.

L’adjudicateur m’attend dans le couloir. Il est dans ses petits souliers et ça m’arrange. Ce type aussi m’énerve, et je n’ai pas envie de lui faciliter le boulot.

“- J’écoute. Soyez bref.
- Euh oui. J’ai reçu un pli. Avec le sceau du Matriarcat. Vous devez retourner à Bordēn dans les plus brefs délais. À cette fin, j’ai prévu un fonceur. Ils insistent en particulier sur la discrétion. Vous n’auriez dû parler à personne, ce qui inclut cet énergumène.”

Le kriss est bien équilibré, et sa pointe glisse déjà sur la jugulaire du gratte-papier.

“- Insulter un Exécuteur devant un de ses pairs... Voilà une erreur que vous ne ferez pas deux fois.
- Mais... Mille pardons Milady, j’implore votre pitié, je n’ai pas voulu vous offenser. Il reste des instructions que je ne vous ai pas encore communiquer !
- Alors parle tant qu’il te reste du souffle.
- Il y a un conseil restreint à la Citadelle. Vous y êtes attendue, le plus tôt possible.”

La Citadelle ? Les Exécuteurs y sont rarement les bienvenus. Je relâche l’adjudicateur. Le sang perle à son cou : espérons que cela lui apprenne le respect.

“- J’y vais. Toi, va trouver l’Opérateur. L’Exécuteur Ven doit se mettre en kérostase dès que possible. Et sauf urgence ou contre-ordre de Bordēn, il ne doit pas en sortir. Est-ce clair ?”

Je n’écoute pas sa réponse. Je fonce sur le toit. Le fonctionnaire n’a pas menti : un fonceur m’attend. Quatre compresseurs et une double alimentation, un vrai petit bolide. J’enfourche la bête. Même sur un tel monstre, j’en ai pour cinq heures de trajet. Je lance les moteurs, le fonceur ne demande qu’à s’envoler.

Je ne crois pas que Ven soit compromis. Mais je comprends les enjeux : personne ne doit savoir pour la conspiration. En stase, il ne parlera à personne, et il sera hors d’atteinte des conspirateurs. J’ai un pincement au cœur en voyant Gharr disparaître. Aurais-je jamais l’occasion d’y revenir ?

Je fonce vers les montagnes, presque plein sud. Je prends autant d’altitude que possible, le froid devient mordant et la consommation va exploser. En contrepartie, je gagnerais une petite vingtaine de minutes. Je profite du voyage pour faire le point sur ce que je sais, ce que j’ai vu, et sur ce que je peux supposer. Si des parasites se regroupent aussi loin du front, c’est qu’ils préparent quelque chose.

Le temps est clair quand je parviens au-dessus des montagnes, et au loin j’aperçois la passe du sel. J’ai légèrement dérivé vers l’Ouest. Le compas de mon fonceur n’est pas blindé, ce qui le rend sensible aux anomalies magnétiques. J’adapte mon cap en conséquence.

Et enfin, elle apparaît : Bordēn, la cité dorée. Ça me fait toujours quelque chose. Les Exécuteurs sont censés servir le Protectorat avant toute chose. Mais moi, j’ai passé ma vie dans cette cité, cette partie de ma vie en tout cas. D’ici elle ressemble à une ruche. Les glisseurs, les fonceurs et les orni-mates sont autant d’abeilles qui gravitent autour. Les autres cités peuvent se rhabiller. Rien ne peut se comparer à la lumière du jour naissant se reflétant sur les tours de la Citadelle.

Borden

Et pour la première fois, c’est justement là que je vais : le cœur de la cité, la demeure royale. Je suis excitée, mais il y a surtout une pensée qui tourne en boucle dans ma tête : “cet endroit t’est interdit ! Cet endroit t’est interdit !” Lorenz me le rabâche depuis que je suis enfant, alors forcément ça laisse des traces. Surfant sur cette pensée, une sombre idée me vient : et si l’adjudicateur était compromis ? Et s’il avait menti ? S’il m’envoyait ici pour que je me fasse abattre par la garde royale ? Je réduis les gaz. J’essaye de voler ‘détendue’. Je commence à apercevoir la plateforme d'appontage. Pour l’instant, ma présence n’a pas l’air de déclencher la moindre alarme. Je ralentis encore. Le comité d’accueil semble réduit : il n’y a qu’une personne. Et à mesure que j’approche...

À peine le fonceur posé, l’Exécutrice Nad me saute dessus. Ah Nad... C’est l’autre Exécutrice de Bordēn. Elle me balance un coup de poing dans l’épaule en guise de salut et la seconde d’après elle m’enlace comme pourrait le faire une mère juive.

“- Je sais que tu peux pas en parler, mais wahou, tu étais morte pendant plusieurs heures à ce qu’on dit.
- Si, si, on peut parler de ça. Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
- C’est moi qui doit t’escorter jusqu’au conseil restreint. Une escorte de gardes pour une Exécutrice, ça n’aurait pas de sens. Tu les aurais démontés en une picoseconde !
- Nad ! Tu ne t’en rends pas compte, mais la picoseconde, c’est vraiment très court, et je n’ai aucune raison de m’attaquer à la garde !
- Non, je sais bien. C’est par principe que je dis ça : tout le monde les met sur un piédestal ces types de la royale.
- Nad... Nad ! Deux secondes : la Citadelle est interdite aux Exécuteurs !
- Ouais... Mais : non ! Enfin y’a une nuance.
- Tu peux préciser ?
- La Citadelle nous est interdite tant que la Reine s’y trouve. Mais elle est absente...
- Je vois.”

Nad... C’est pas elle que j’aurais choisie comme partenaire. Mais j’aurais eu tort : malgré ses airs désinvoltes, Nad est l’une des meilleures. Avec ses cheveux noirs, sa petite taille et sa peau sombre, elle pourrait aisément se faire passer pour un membre de la Noblesse.

“- Du coup, tu es restée morte combien de temps ?
- Plus de 7 heures.
- Quand même ! Hey... c’est peut-être un record ?!
- Je crois pas Nad, et ça n’a pas d’importance.
- Bah quand même... Tiens, on pourrait le graver au-dessus de ton caisson !
- Nad ? Non ! N’y pense même pas... Et d’ailleurs, c’était toi les tatouages ?
- Ben oui, bien sûr, me remercie pas.
- Tu te fous de moi ?!
- Bah quoi ? Ils t’ont sauvé la vie, non ? C’est des tatouages de protection.
- Nad... Je crois pas à ces conneries...
- Oui, ben tu devrais : maintenant, tu as la preuve que ça marche.”

C’est typique. Autant essayer de négocier avec un chêne. Je la laisse me guider à l’intérieur. Elle m’amène jusqu’à un poste de garde.

“Bon, j’ai pas le droit de t’amener plus loin. Amuse-toi bien ma chérie.
- Nad, tu diras à Lorenz que je vais bien. Dis-lui aussi que personne n’est autorisé à graver quoi que ce soit sur mon caisson.
- M’enfin, Iz, quoi ? C’est un record !
- Nad ? Affûte des dagues, j’ai l’impression que la tempête se lève.”

Les gardes me laissent passer et m’indiquent la porte d’un boudoir. Ils veulent me faire attendre. Soit. Sans perdre de temps, je m’y rends tout en me demandant à quelle sauce je vais être mangée.

Mais je me trompais, le boudoir n’est pas vide. La Reine Azlana ! Je mets genou à terre, et je courbe l’échine. Les Exécuteurs ont interdiction absolue d’être en présence de la Reine. Tout en tenant la position, je commence à reculer.

“- Iz ? Relevez-vous mon enfant, c’est vous que j’attendais.
- Ma Reine ! L’interdiction !
- Je ne suis plus ni la Reine, ni la Régente, depuis des décennies. Feu d’ambre, relevez-vous à la fin.”

Je m'exécute. On raconte que Seshat (la toute première Reine de la lignée) avait volé le pouvoir du peuple Xie. Elle pouvait, dit-on, imposer sa volonté d’un seul regard. Je commence à y croire.

“- Je suis à vos ordres !
- Vous êtes aux ordres de ma fille, Orélia, la Reine légitime. Mais en attendant, vous allez m’aider à tirer les fils de cet écheveau. Vous allez m’expliquer ce que vous avez trouvé à Gharr. Et nous prendrons les décisions qui s’imposent.
- Comme il vous plaira, ma Dame.
- Fort bien, fort bien. Prenez mon bras et allons affronter le conseil restreint. Nous sommes déjà en retard.
- Une Reine n’est jamais en retard, ni en avance d’ailleurs. Elle arrive précisément quand elle le veut.”

J’ai plagié Tolkien, mais elle ne peut pas le savoir. Ma réplique lui tire un sourire. Je suivrais cette femme jusqu’en enfer. D’ailleurs, c’est peut-être là qu’on va.