"- Mon nom, le nom sous lequel ton peuple me connaît est Soulaï-Symaslam-Adir, et je suis un Scalaire, l'un des derniers qui soient. Il y aurait des quantités de choses à dire sur ceux de ma race : nous avons dominé Nebba pendant des éons. Mais tu n'es pas ici pour un cours d'Histoire. Sache seulement que tout ce que racontent les Légendes est vrai... Nous dominions les airs, nous crachions le feu, nous pouvions nous régénérer. Nous pouvions même changer de forme. Mais le plus important, pour toi comme pour moi, c'est ce que la Légende ne dit pas. Nous avons appris, il y a bien des millénaires de cela, à sortir de nos enveloppes charnelles, et à... explorer. Mes lointains ancêtres ont dû penser qu'ils faisaient de bien étranges rêves, mais quand ils les ont partagés entre eux, ils ont compris qu'ils étaient devenus autre chose : des voyageurs immobiles. C'est ainsi que, pendant leur sommeil, les miens ont commencé à explorer l'Espace, en projetant leurs esprits à travers le Cosmos, à la recherche de semblables.
De semblables, nous n'en avons pas trouvés. Mais la vie ! La vie foisonnait dans l'Univers, et plus nous utilisions notre capacité, plus nous étions capable de voyager loin, et nous découvrions de nouvelles espèces. Nous frôlions leurs esprits rudimentaires, et nos érudits postulent que ces contacts ont pu ensemencer des idées dans les cerveaux en devenir de ces races étrangères. C'était un temps de grande émulation pour ceux de ma race. Mais aussi un temps de repli sur nous même. Nous étions entrés dans une ère de contemplation. Nous ne sortions de notre sommeil que pour nous nourrir, et seuls les plus opiniâtres prenaient encore le temps de consigner nos découvertes.
Notre cycle de vie, déjà lent, ralentit encore. Quand les plus anciens d'entre nous mourraient, ils n'étaient plus remplacés. Les Scalaires s'apprêtaient à entrer dans la Nuit. Nous en prenions tous conscience, mais cela semblait inexorable. Le voyage immobile n'avait rien fait d'autre que de mettre en évidence le phénomène, et dans une certaine mesure, l’accélérer. Chez beaucoup des miens, il régnait une morne fatalité. Ils étaient peu nombreux à vouloir endiguer le phénomène. Le premier Adir, que je comptais parmi mes amis, étaient de ceux-là.
Avec une poignée d'autres Scalaire, il commença à étudier dans le détail les peuples que nous avions découverts. Il était persuadé que c'est de là que viendrait la solution. Il pensait qu'une race plus jeune saurait endiguer notre déclin. Avec quelques autres, ils choisirent l'industrieux peuple Zashe. Ils en copièrent le code génétique, et à l'aide de machines qui ressemblaient un peu à celle que tu as vu au-dessus, ils créèrent une nouvelle vie sur Nebba.
Ah, les Zashes ! Quel peuple incroyable... Bâtisseurs et scientifiques, ils étaient d'intrépides compagnons. Sous notre férule, ils évoluèrent à une vitesse vertigineuse, et bien vite leurs cités se disséminèrent sur la surface de Nebba. Et même en-dessous ! Leur soif de connaissance était sans limite. Ils théorisèrent le fonctionnement du voyage immobile. Nous le pratiquions depuis des siècles déjà, mais ce sont ces petites créatures qui en comprirent le fonctionnement. C'est dire à quel point ils nous apportaient. Ils construisirent le Rêt pour étendre le rayon de nos capacités. Après avoir découvert ce que vous appelez la kéramyde, ils inventèrent une méthode pour conserver un individu en sommeil suspendu. Ils nous servaient avec zèle, sans comprendre que leurs inventions prodigieuses et leur intentions louables nous entraînaient toujours plus vers le Néant.
Le conseil des Adir comprit qu'il avait fait fausse route avec les Zashes. Nous avions besoin d'un peuple qui remette en cause notre mode de vie. C'est ainsi que les Scureux furent introduits sur Nebba. Fiers et puissants, ils étaient d’infatigables explorateurs. Oh, ils étaient aussi turbulents et frondeurs. Mais cela était considéré comme des qualités dans le cadre de notre projet. Nous ne voulions plus d'enfants dociles et zélés, mais une progéniture qui nous forcerait à évoluer.
La seconde itération fut un échec. Les Scureux déclarèrent la guerre aux Zashes, et cherchèrent par tous les moyens à les détruire. Étaient-ils jaloux de la relation que les Zashes entretenaient avec nous ? Ou ne pouvaient-ils pas souffrir la compétition avec une autre race ? Le conflit fut total, et malgré leur maîtrise technique, les Zashes n'arrivaient pas à endiguer la menace.
Le premier Adir venait d'entrer dans la Nuit, mais le conseil continuait son œuvre. Le peuple Vert fut sélectionné pour appuyer les Zashes. Les Verts étaient de farouches guerriers, braves et disciplinés. Ils n'aimaient pas les Zashes, mais leur sens de l'honneur leur fit accepter une alliance. Et ensemble, il repoussèrent et exterminèrent la menace des Scureux. Peu nombreux et toujours en première ligne, le peuple Vert avait été littéralement décimé. Quant aux Zashes, leur foi en notre sagesse avait été ébranlée. Ils se retirèrent, utilisant leur technologie pour se cacher à nos yeux. Certains parmi nos érudits pensent que le peuple Zashe s'est placé dans un long sommeil suspendu. D'autres pensent qu'ils se sont éteints. La vérité est que nous ignorons tout du sort des Zashes.
Face à ce nouvel échec, le conseil des Adir décida de tenter une dernière fois l'expérience. La quatrième itération. Nous n'avions jamais voyagé aussi loin, de l'autre côté du grand attracteur. Il y avait là ce peuple, au cycle de vie rapide. Pas aussi honorable que les Verts, pas aussi turbulent que les Scureux, pas aussi curieux que les Zashes. Mais ils me plaisaient, à moi et à quelques-uns. Ce n'est pas tant notre conviction qui l'emporta que l'apathie des autres. La quatrième itération commença, ce fut le temps des Hommes.
Ayant appris de nos erreurs, nous décidâmes de rester en retrait, pour vous laisser évoluer à votre guise. Nous vous avions laissé assez d'indices toutefois pour n'être pas complètement oubliés. Armés de nos cadeaux, le langage et l'écriture, les premiers hommes ré-investirent les cités détruites du peuple Zashe. Tu connais la suite : Lorenz t'a lu les livres d'Histoire."
Je contemple le fabuleux animal endormi. Je n'ai pas de raison de douter de ses dires, c'est juste que cela fait beaucoup à intégrer. Et puis ça n'explique pas tout. Cela ne m'explique pas, moi. Je ne comprends pas non plus comment je peux l'entendre alors qu'il dort, mais lui, il m'entend, alors il faudra bien qu'il réponde à mes questions.
"- Et les Exécuteurs dans tout ça ?
- Sache qu'il n'a jamais été dans nos intentions que vous vous appeliez ainsi. C'est si... grossier. Mais parlons du programme des Exogènes, si tu le souhaites. Cela faisait plus de trois mille ans que le temps des Hommes avait commencé et que vos dirigeants vous guidaient, loin de toute ingérence. Loin de toute ingérence, certes, mais sous surveillance tout de même. Et une anomalie est apparue. Quelque chose de différent, quelque chose qui ne venait pas de Nebba, quelque chose qui avait le potentiel pour détruire votre civilisation.
- Les nématodes ! Mais d'où viennent-ils ?
- Nous l'ignorons. Jamais nous ne les avions croisés lors de nos périples. Mais j'avais la certitude qu'ils représentaient un danger, tant pour les Hommes que pour les Scalaires. Vous, les humains de Nebba, vous êtes pleins de ressources, et j'éprouve une grande fierté à vous avoir choisi. Mais vous n'étiez pas prêts à affronter une telle menace. Votre civilisation est simplement trop jeune. Alors que ceux de la Terre... Nulle offense, mon enfant, mais les Terriens disposent d'une expérience terrifiante. Leur mémoire collective est une mine d'expertise en tromperies et conflits en tout genre.
- Je ne comprends pas...
- Nous avions convenu que la quatrième itération serait la dernière. Même en tant que chef du conseil, je n'avais pas le droit de faire intervenir un autre peuple. Mais sans enfreindre aucune règle, il m'était possible d'introduire d'autres humains de la Terre. Ainsi j'ai copié le code génétique de douze embryons que j'ai sélectionné là-bas.
- Des clones ? Nous sommes des clones.
- Oui. Et tellement plus. Ce n'est pas de votre chair dont nous avions besoin, mais de votre esprit. Enfin, de l'esprit des Terriens, j'entends. Alors j'ai connecté leurs esprits à vos corps. Vos consciences sont synchronisées. Deux corps pour un seul être.
- Mais c'est...
- Terrible ? Effroyable ? Nécessaire ? Je te laisse choisir. Et tu peux me considérer comme un monstre si tu le souhaites. Mais c'est mon châtiment pour que les humains de Nebba survivent : je suis enchaîné ici depuis trente-trois ans quatre mois et quelques jours. C'est ton âge, mon enfant, à neuf mois près. Je suis le maître-relais.
- Je... Comment ?
- La technologie que nous ont laissé les Zashes est prodigieuse. Mais à ce jour, seul un Scalaire peut entreprendre le voyage immobile. Les machines nous aident, elles ne nous remplacent pas. Ainsi, depuis trente ans, je rêve de la Terre, et dans mon rêve j'ai regroupé vos douze consciences. La machine que tu vois au-dessus de moi les transmets alors aux répétiteurs. Ainsi votre conscience se trouve dupliqué en moi, en vous, et à l'intérieur des répétiteurs. C'est la condition nécessaire à ce que le transfert puisse opérer. Enlever une composante, et la synchronisation devient instable. Deux, et elle définitivement coupée.
- Qu'advient-il à ceux qui sont bloqués en stase.
- Je suis désolé, mon enfant. J'aimerais tant t'épargner cela. Quand vous entrez en stase, la conscience quitte votre enveloppe. Elle ne réside alors plus qu'en moi, et dans votre répétiteur. Mais comme j'ai perdu le contact avec les répétiteurs...
- Ils ne pourront plus jamais se synchroniser... Et tu ne peux rien y faire ?
- Chacun de vous m'est précieux, au-delà de ce que tu peux imaginer. Si je pouvais les ramener, crois-moi, je le ferais... Mais cela ne veut pas dire que nous sommes impuissant : nous pouvons sauver ceux qui restent. J'ai essayé de transmettre dans vos esprits l'image de cet endroit.
- Les papillons ! Téo, il l'a vu. Il a essayé de me le dire.
- Ah, quel formidable esprit que celui des enfants ! Vous étiez comme lui à son âge. Vos esprits sortaient de leurs limites, venaient se mêler au mien, venaient se mélanger ensemble. Je n'avais rien prévu de tel, mais je me disais que cela renforcerait le lien qui vous unit. Et à mesure que vous grandissiez, cela tendait à disparaître.
- Téo... Il prétend qu'il vient de 2038 !
- Téo est d'ici et maintenant. Mais en ce qui concerne Mathéo...
- Mais comment pourrait-il venir du futur ?
- Ael aurait pu te l'expliquer en ayant recours à la science. Il faudra te contenter de mes explications plus... abstraites. Il y a plusieurs chemins qui mènent à la Terre, et aucun ne prend le même temps, si bien qu'il y a des différences temporelles entre chacun de vos doubles terriens. Mais il ne s'agit pas du futur, juste d'une vision différente de la Terre, pas exactement au même endroit, pas tout à fait au même temps. Veux-tu d'autres explications ? Ou préfères-tu sauver les Exogènes ?
- Oui, bien sûr, mais comment ?
- Quelque chose brouille le lien que j'ai avec les répétiteurs. Maintenant que j'ai vu l'extérieur par tes yeux, je pense qu'il s'agit de ces cerfs-volants au-dessus de nos têtes. Tu dois sortir et les détruire. Il y a un râtelier derrière moi, prends l'une de ces armes."
J'ai encore des questions, mais je me plie à sa volonté, ou plutôt, à mon désir de sauver les miens. C'est pour ça que je suis venue après tout. Je boîte pour contourner le Scalaire, mais à ma grande surprise, toute douleur a disparu. Je ne sais pas trop comment, mais il est entré dans mon esprit et il en a chassé la souffrance. Tant mieux, je serais plus efficace comme ça. Dommage qu'il n'ai pas ressoudé mes os brisés. Je prends l'arme. C'est la première fois que j'en vois une de la sorte, et pourtant je sais qu'il s'agit d'une lance-à-feu. J'installe la lourde charge qui l'accompagne sur mes épaules. Je repère le système de détente sur le côté. Comment puis-je en savoir autant sur une arme que je n'ai jamais manipulée ? Sans doute un tour de ce bon vieux Soulaï-Sym. Je déteste qu'on joue avec mon esprit.
Au moins j'ai une mission clairement identifiée, et ça, ça me plaît. Quand un Exécuteur est sur sa lancée, il ne lâche pas sa proie. Ma remontée vers la surface est lente : l'arme de mon nouvel ami est plutôt encombrante. J'espère qu'elle est précise parce que les cerfs-volants croisent assez haut, au moins cent cinquante mètres, peut-être même deux cents. Je vais devoir trouver un point élevé. Les ruines du palais, ça conviendra parfaitement. Peut-être que mon entomo-mate rescapé m'y attend toujours. Une fois la nacelle calée à son point le plus haut, je dois encore ouvrir la porte dérobée. De ce côté-ci le mécanisme est simplissime.
De l'autre côté, c'est désert, il n'y a pas un bruit. Cela en est même dérangeant. Mon regard fouille la pénombre à la recherche de quelque chose. Tout près de l'entrée, je trouve le corps sans vie du qwetal. Je ne suis pas seule dans les parages. J'avance sans un bruit et je jette des coups d'œil furtifs à l'extérieur. Il y a un fonceur, il est à une dizaine de mètres. Quelqu'un a dû me repérer quand j'arrivais. Heureusement pour moi, et pour le Scalaire, ils n'ont pas trouvé le code. Je reste tapi encore un instant, en espérant voir ou entendre quelque chose. Les ombres, elles bougent. Mon ennemi (j'espère qu'il est seul) est juste au-dessus de moi. En temps normal, cela ne m'aurait pas inquiété, mais soyons honnête, je suis un peu diminuée. Je dé-sangle la charge qui est sur mes épaules, et je pose la lance-à-feu sans bruit. Une double lame dans la main gauche, je m'avance vers la lumière. Mon adversaire m'a vu et il se lève pour viser, mais j'ai un temps d'avance vers lui, et sa volée d'aiguilles s'envolent dans le ciel. Entre ses deux yeux, ma double lame. Il m'en coûte beaucoup, mais je n'ai pas de temps à perdre à aller la chercher. Je récupère la lance-à-feu. Mon ennemi m'offre un fonceur, je serais bête de ne pas en profiter.
Je m'installe sur l'engin. Avec mon bras et ma jambe cassée, encombrée par cette arme mal-commode, ce n'est pas une partie de plaisir. Et avec le bruit que va faire le fonceur, s'il y a d'autres parasites en ville, ils auront tôt fait d'être à mes trousses. Je serais prudente. Un Exécuteur vivant... Je cale la lance sur la branche droite du guidon du fonceur, ainsi je dois pouvoir guider l'engin et tirer sur ce qui est devant moi. Pas idéal, mais mieux que rien. Une seconde, j'ai le secret espoir que le fonceur ne démarrera pas. Mais il rugit dès que je l'enclenche.
Je pousse sur les inducteurs au maximum, je veux monter le plus vite possible. Dans un combat aérien, l'altitude est un atout. Je me dirige vers les cerfs-volants, mais je m'inquiète bien plus de ce qui pourrait apparaître derrière moi. Et ça ne manque pas. De plusieurs coins de la cité détruite, des fonceurs se lancent à ma poursuite. Je garde mon cap, je veux qu'ils croient que je ne les ai pas encore remarqués. Ils perdent un peu de terrain sur moi, le temps de se réunir et de se placer en formation serrée. Ils sont six ou sept et ils croient que leur nombre leur confère un avantage sur moi. Ils se trompent.
Cabrée comme je suis, j'aurais du mal à faire virer mon fonceur, mais j'ai une autre idée : je cabre encore plus, tout en inversant mes inducteurs. Le monde semble tourner et je me retrouve la tête à l'envers. Pendant un bref instant, les parasites sont positionnés juste en face de moi. J'actionne la lance. Un rayon d'une incroyable intensité en sort. L'effet est ravageur. Avant qu'ils n'explosent, j'ai le temps de voir deux engins être littéralement coupés en deux, avec ceux qui les chevauchent. Plusieurs autres sont pris dans la déflagration, et encore deux se percutent en plein vol en essayant de l'éviter. Un seul a l'habileté de s'en réchapper, et il plonge vers le sol comme s'il avait la mort aux trousses. Il est terrifié. C'est la première fois que je vois un parasite avoir peur. Mais ce n'est pas ça qui occupe le plus mes pensées.
"- C'étaient les Scalaires qui ont détruit la Capitale ! Eux et leurs armes !"
Je fais une embardée quand une voix résonne dans ma tête.
"- C'est exact. Mais c'était à la demande de vos dirigeants. Maintenant, occupe-toi du fuyard, il en a trop vu.
- Non. Il ne représente plus un danger.
- Il a vu une arme scalaire. Si les nématodes avaient encore un doute, maintenant ils sauront que je me cache ici.
- Quand je vois tous ces cerfs-volants, je me dis qu'ils n'ont guère de doute. Il est mort de peur, et si sa peur est contagieuse, c'est bénéfique pour nous qu'il reste en vie."
Le Scalaire ne répond pas. De toute façon, j'ai repris mon ascension vers ma cible. Maintenant que je connais la puissance de l'arme, je fais plus attention. Par pressions très courtes, j'envoie au tapis les cerfs-volants.
"- Mission accomplie ! dis-je, en espérant une réponse de la part de mon étrange acolyte.
- Pas tout à fait, j'en ai bien peur. Le brouillage a diminué, mais il est toujours là. Mets-toi à l'abri, le temps que j'analyse la situation."
Je suis déçue, lui aussi manifestement. Tout ça paraissait bien trop simple. Je redescends jusqu'au plancher des vaches et je mets à couvert, pas bien loin de la tanière du Scalaire. J'en profite pour inspecter mes blessures. La plus inquiétante reste celle que m'a infligée la tige de métal. Ça n'a pas l'air d'aller en s'arrangeant. Il faudra absolument que je trouve un caisson après tout ça. Sauf que le plus proche est à Farol... A des heures et des heures. Trop loin pour moi, c'est certain.
"- Alors ? Ça vient ?
- Oui. Les cerfs-volants n'étaient pas à l'origine du brouillage, ils servaient juste à brouiller le brouillage.
- Quoi ? Ça n'a aucun sens.
- Je ne comprends pas exactement la nature du brouillage, mais il est transmis par une porteuse que je peux suivre. Les cerfs-volants me cachaient l'onde porteuse.
- D'accord, c'est super. Enfin, j'imagine. Je fais quoi maintenant ?
- Il va falloir suivre la porteuse jusqu'à sa source. Elle ne peut pas se trouver trop loin.
- Admettons, et concrètement, c'est dans quelle direction ?
- Le plus simple, c'est que je modifie le gyrocompas de ton fonceur.
- Très bien, je reviens à la tanière pour que tu t'en occupes.
- Cela t'a peut-être échappé, mais je suis plongé dans le sommeil. Il va falloir que tu me prêtes tes yeux et tes mains.
- L'idée ne me plaît pas trop, à vrai dire. On va faire autrement !
- Il n'y a pas d'autres solutions simples, sinon je te les aurais proposées.
- Et tu ne peux pas, je ne sais pas moi, poser les informations suffisantes dans mon esprit ? Comme tu l'as fait pour la lance-à-feu ?
- Cela ferait bien trop de connaissances, crois-moi. Maintenant, regarde ton gyrocompas, mais ne le vois pas.
- Quoi ? Ça ne veut absolument rien dire...
- Pose ton regard sur le fonceur, mais laisse dériver ton esprit. Laisse-moi prendre le contrôle.
- Si tu me connaissais, tu saurais que ce n'est pas si simple."
Comme il ne répond pas, j'essaye de me plier au jeu. Regarder sans voir, l'esprit à la dérive. Ça fait surtout penser à des platitudes de gourou zen. D'autant que l'heure n'est pas à la méditation. Je pense à Téo, à Nad et à Ven. Plus particulièrement à Ven. Est-ce que ce que j'ai découvert dans les ruines change quelque chose entre nous ? Je veux dire, si nous sommes tous des enfants de la même machine, cela ne fait-il pas de nous des frères et sœurs ? J'ai l'impression que mon esprit dérive un peu trop. Je le ramène vers d'autres préoccupations, vers la Terre. En fait, je me demande ce qui arrive à Elizabeth. Si j'ai bien compris les propos du Scalaire (ce dont je suis pas certaine), pendant la synchronisation, il est directement lié à l'esprit d'Elizabeth. J'espère qu'à cause du brouillage, elle n'est pas elle-même bloquée en phase de sommeil. La déshydratation arrive assez vite. Il faut vraiment que le Scalaire trouve un autre truc.
"- Bon, on change de plan, ça ne marche pas. On passe à autre chose.
- En fait, j'avais presque fini... Peu importe, c'est fonctionnel."
A ma grande surprise, le gyrocompas est tout démantibulé. On dirait un œil qui aurait été arraché de son orbite et qui pendrait mollement au bout du nerf optique. J'essaye de le repositionner dans son logement, mais trop de branchements ont été modifiés. Au moins, il a l'air d'indiquer une direction assez claire. Il ne m'en faut pas plus, je reprends enfin mon vol.
Le gyrocompas me fait quitter la cité, et bientôt les ruines s'effacent derrière moi. Trente ans après, la terre est encore stérile sur plusieurs arpents au-delà des murailles, comme si la Nature ne voulait plus rien à voir avec cette ville maudite. Je prends de l'altitude, mais bien vite je suis rappelée à l'ordre.
"- Tu vas trop haut. Ce n'est pas ce qu'indique le gyrocompas !
- Ce qui compte c'est la direction. Pendre de la hauteur m'évitera bien des ennuis. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas à me justifier : tu n'es qu'une voix dans ma tête.
- Techniquement, c'est toi qui est une voix dans la mienne..."
Il aime bien avoir le dernier mot, mais il me laisse tranquille après ça. A bonne distance, je vois se profiler une grande forêt, et plus loin encore les premiers contreforts d'une chaîne de montagne. Sur quoi vais-je tomber cette fois ? Une armée de nématodes ? Un autre monstre des temps mythiques ? Ou encore pire ? Je suis blessée, je n'ai plus qu'une double lame et la lance-à-feu indique qu'il lui reste moins de neuf charges... Bon, un problème à la fois.
Je me concentre sur le sol, à la recherche de ma cible. Je dois commencer à être tout prêt car le compas s'incline de plus en plus vers le bas. Et quand je l'aperçois, je n'ai pas de doute. Au milieu de la forêt, une masse en ressort comme un chancre. Parmi les arbres, une colline dénudée, artificielle... Seule un peu d'herbe en a pris possession. Et à son sommet, une grande dépression. Du sol, elle pourrait paraître anodine. Mais d'ici je la reconnais pour ce qu'elle est : une parabole. Rien ne dépasse, toute l'infrastructure, toute la machinerie, est cachée dans la colline. Je coupe les moteurs, je vais finir en planant. Je ne tiens pas à attirer l'attention.
Pendant que j'oblique vers la forêt, j'inspecte les environs. Je repère du mouvement à côté de la parabole. Il doit y avoir un tunnel, car un homme semble être sorti de nulle part. Je suis encore assez haut, et je fais un bruit minimal. Heureusement pour moi, il semble occupé par autre chose. Il examine l'intérieur de la parabole. D'où je suis, je pourrais aisément décharger la lance-à-feu sur l'homme et la structure. Mais ce que je crains, c'est que les dégâts soient réparables. Alors je vais m'introduire dans la colline, et trouver le moyen de faire le plus de dommages possibles.
La déclivité de la colline me cache à la vue du parasite, alors je remets juste assez de puissance pour pouvoir atterrir sans casse. Une fois mon fonceur caché par les arbres, je remonte la colline. J'ai déjà ma double lame en main. J'ai calé la lance-à-feu sur mon épaule, mais elle m'encombre plus qu'autre chose. J'avance courbée, espérant passer inaperçue. Quand j'approche du haut, j'en suis presque à ramper. J'entends les pas du parasite à l'intérieur de la parabole. Il n'est qu'à quelques mètres maintenant. Je continue ma progression, mais ma main s'enfonce dans le sol, et je retiens un cri de surprise. On dirait bien que j'ai trouvé l'entrée de quelque chose. Je laisse au parasite un petit répit, et je me glisse par l'ouverture.
Je me retrouve dans un petit réduit. C'est sale et en mauvais état, mais ça ressemble tout à fait à un... Comment appelle-t-elle ça ? Un ascenseur ! Un ascenseur tout ce qu'il y a de moderne, semblant venir directement du monde d'Elizabeth. J'enclenche la descente, et dans un bruit pneumatique, je m'enfonce dans les entrailles de la colline.
Il y a tout un vacarme en bas, ça gronde comme les forges de l'enfer. Dès que la porte s'ouvre, je prends la mesure de mon environnement et je cherche aussitôt les zones à couvert. Je suis sur une passerelle d'où j'ai une vue imprenable, mais d'où je suis terriblement visible. Je me glisse vers le premier recoin que je trouve. Point positif, j'ai trouvé la machinerie qui alimente la parabole. Malheureusement, je compte une dizaine de parasites, sans oublier celui de la surface. Et manifestement, il y a d'autres salles que je ne vois pas d'ici. Donc d'autres parasites. Qu'est-ce que je disais : une armée de parasites.
Je ne comprends ni à quoi servent toutes ces machines, ni comment elles fonctionnent. Mais au vu des câbles à grosse section qui les relient, elles ont besoin d'une importante quantité d'énergie. Quelque chose me dit que je dois me focaliser sur le générateur. Il y a fort à parier pour qu'il soit à proximité. Les câbles semblent tous se diriger dans la même direction. Je descends de la passerelle, avec toute la discrétion dont je suis capable. Au moins, le vacarme ambiant couvre le bruit de mes pas. Je quitte la salle sans attirer l'attention, et je m'engage dans un couloir.
L'activité semble moins frénétique ici. Je continue de suivre les câbles. Ils m'amènent dans une nouvelle pièce. D'instinct, je dirais qu'il s'agit d'une salle de contrôle. Des parasites surveillent des écrans. Bon sang ! Des écrans ? Cela aussi vient du monde d'Elizabeth : je n'en avais jamais vu sur Nebba. Je ne m'attarde pas, ils ne sont que cinq, mais je préfère ne pas engager le combat. Tant qu'ils ne m'ont pas vu, cela me convient. N'empêche, moi j'ai vu quelque chose, un schéma, qui se répétait sur plusieurs des écrans. Je me dis que cela doit avoir une importance. Des cercles, une quinzaine, certains réunis par des lignes. Cela ne me dit rien, mais cela fait penser à un plan. Sauf qu'il n'y a que sept cités sans le Protectorat. Dans l'un des cercles, il y avait un petit symbole, comme un carreau d'arbalète ou une pierre précieuse. C'est forcément important, sinon ça ne serait pas là, mais ça ne me dit rien. J'éluciderais ça plus tard.

Je continue à suivre les câbles, et quand je me faufile dans la pièce suivante, je tombe nez à nez avec un nématode. Avant que le moindre son ne sorte de sa bouche, je lui brise le larynx. Il recule sous l'effet de la surprise, signant sa perte : j'ai le temps de récupérer ma double lame qui trouve aisément le chemin de son cerveau. Pas très élégant, mais efficace. Je suis triste pour l'hôte que je viens de tuer, aussi sûrement que j'ai tué son parasite. Je n'avais pas d'autre choix... Je fais glisser le corps à l'ombre d'une grosse armoire. La pièce empeste l'odeur âcre du Khol. Je suis au bon endroit : j'ai trouvé mon générateur.
"- Et je fais quoi maintenant ?"
Aucune réponse ne vient. Assez logique : je suis en plein cœur de la zone de brouillage. Mais j'avais un petit espoir. Tant pis, il va falloir que je me débrouille toute seule. Il y a encore beaucoup d'énergie dans la lance-à-feu, mais comment l'utiliser. Je dé-sangle la batterie, et je me penche sur son fonctionnement. Ça ne doit pas être si dur à ouvrir... Voilà. L'intérieur est plutôt bien fait, très compact. On reconnaît aisément des polarisateurs, intercalés entre l'alimentation et le multiplexeur de sortie. J'imagine que c'est renvoyé vers un condensateur de flux... C'est quoi ce délire ? Comment je peux savoir ce qu'est un multiplexeur ? Il s'agit encore d'informations que le Scalaire a laissé dans mon esprit. Mais ça me donne une idée. J'ignore comment je le sais, mais les polarisateurs sont là pour empêcher des retours énergétiques vers l'alimentation. Si je branche une sortie du générateur de Khol directement dessus, ça va finir par mettre tout en court-circuit, et la batterie libérera toute son énergie en une seule fois. A quoi il faudra ajouter l'énergie potentielle du générateur. Ça doit suffire pour faire sauter l'installation.
Je m'équipe de la blouse du pauvre type que j'ai tué, et je commence mes branchements. J'espère que Soulaï-Sym ne s'est pas gouré sur ce coup-là... Dès que les circuits sont reliés, les polarisateurs commencent à émettre des étincelles colériques. Dans quelques minutes les polarisateurs tomberont en rideau et tout sautera. Je quitte la pièce, en longeant les murs. Cette fois-ci, je ne peux pas me permettre de rester à couvert. La chance est avec moi, les parasites sont disciplinés, et ils ne s'intéressent pas à moi. Une fois la passerelle passée, j'appuie dix fois sur le bouton pour remonter.
Enfin l'air libre. Je retourne à mon fonceur aussi vite que mes jambes me portent, sans me soucier d'être vue. Je n'ai aucune idée de la force qu'aura l'explosion, mais je préfère ne pas prendre de risques. Je démarre le fonceur et je dois éviter les arbres pour décoller. Cette fois, c'est sûr, j'ai été repérée : j'entends les cris des parasites. Je me penche sur la machine pour éviter d'éventuels tirs, mais je ne tarde pas à être hors de portée. Je me relève, et j'entame un virage sur l'aile. Je veux voir ça, je veux être certaine que personne n'en réchappera.
Ça ne tarde pas. Cela fait comme une vague de terre qui ébranle toute la colline, puis la colline toute entière décolle et s'éparpille dans toutes les directions, et enfin vient le bruit. Je suis bien trop près, j'essaye de décrocher, mais c'est trop tard. Quand l'onde de choc m'atteint, le fonceur est balayé comme un fétu de paille et je suis éjectée. Je tombe, au ralenti me semble-t-il, vers la surface. Avant de m'écraser sur le sol, j'entends une pensée qui n'est pas la mienne.
"- Tu as réussi Iz !"