"Ici ? Vous en êtes sûr ?
- Exécutrice Iz, permettez que je résume. (Sa voix lente en rajoute encore à son imposante stature.) Vous êtes venue nous voir, moi et les miens. Vous avez défié notre concile, insultant ainsi nos dirigeants, nos traditions et notre mode de vie. Vous avez brandi une vague promesse, en espérant que nous marcherions tous derrière vous comme un seul homme. Vous nous avez demandé de prendre tous les risques. Est-ce exact ?
- Ce n’est pas comme ça que...
- Est-ce exact, Exécutrice ?
- Oui, Régent, on peut dire que c’est exact.
- Et maintenant, alors que je suis à vos côtés, vous me demandez si vous, vous pouvez me faire confiance ?"

J’évite de croiser le regard d’acier pour me concentrer sur le bâtiment. Il est si facile de prendre les Hommes Libres pour des brutes sans cervelle que j’en ai oublié dans quelle situation je les ai placés. Et pourtant, en inspectant l’édifice dans mes oculaires, je ne repère rien d’anormal. Il est certes plus haut que la moyenne, mais ce n’est pas illogique : nous sommes à la frontière du quartier administratif. La seule chose que ça prouve, c’est qu’il a été bâti par des gens du Protectorat, plutôt que par des locaux. J’ai beau m’esquinter les yeux, je ne vois pas la moindre trace de chaleur. Il n’y a pas d’habitants. Donc pas de nématodes. C’est forcément une fausse piste. Le truc, c’est que si j’insiste je vais froisser mon nouvel allié à l’honneur un peu rigide. Ainsi que les guerriers qui l’accompagnent. J’essaye de faire preuve de diplomatie.

"- Quand un Exécuteur fait une promesse, il la tient, ou il meurt en essayant ! Je demanderais à la Reine Orélia de vous rendre la cité.
- Et si votre Reine refuse ?
- Je me battrai à vos côtés pour reconquérir Gharr.
- Vous vous battrez contre les vôtres ? insiste-il.
- S’il le faut, oui ! Mais pour que cela puisse arriver, nous devons purger cette cité de la menace des parasites. Or même avec mon équipement, je n’en repère pas un seul ! Alors un lieu de rassemblement pour leurs troupes..."

C’est fou ce qu’il ressemble à Ven, il pourrait aisément être son frère. J’écarte cette pensée qui ne peut que me déconcentrer. Il se joue quelque chose de trop important cette nuit. Si j’ai raison, le chef des nématodes est sur place. Celui qui se fait appeler Dak’Ayan. Je suis persuadée qu’il dirige cette insurrection depuis une base opérationnelle, quelque part en ville. Qu’est-ce qui peut faire croire à Sorel que c’est justement ici ?

"- Votre équipement ? répète-il avec une certaine morgue. Moi, je crois qu’il vous aveugle. Utilisez vos yeux."

Il me fait perdre mon temps, et ce dernier est bien trop précieux pour que je le gaspille inutilement. Il y a trop de choses en jeu : l’avenir du Protectorat. Peut-être même celui de tout Nebba. Je jette un œil à Nad, en contrebas. Derrière son masque de cicatrices, le regard qu’elle me rend est chargé d’espoir. En langage de combat, je lui demande si elle a repéré des parasites. Elle me répond, poing gauche fermé, recouvert par son autre main : la zone est vide. Cela devrait me conforter dans ma décision et pourtant, avec un soupir, je me prête au jeu de Sorel. Ai-je le choix ?

"- Trois étages. Fortement décrépi. Aucune lumière. Pas de trace de vie. Et surtout pas l’ombre d’un parasite dans tout le quartier !
- Voilà qui devrait vous étonner : vous avez passé deux heures à nous convaincre qu’ils étaient partout."

Pour le coup, il n’a pas tort. Depuis que je suis en ville, j’ai repéré un certain nombre de nématodes, seuls ou en groupe. Mais aucun quartier n’était épargné. Qu’est-ce qui serait différent ici ? A regret, je ré-active mes oculaires. Je pousse leur sensibilité au maximum. S’il y avait quelque chose à voir, je le verrais. Et pourtant, je suis forcée d’admettre qu’il n’y a rien.

"- Désolée, Régent, tout irradie à la même température. Il n’y a pas la moindre... Attendez un instant... Même les fenêtres sont à la même température. C’est...
- Illogique ? demande-t-il d’un ton ingénu.
- Plutôt, oui ! Pendant la nuit, les différents matériaux renvoient la chaleur qu’ils ont accumulée pendant la journée. Chacun à son rythme. Là, on dirait que tout est en... pierre ?"

Il y a un mot dans le vocabulaire d’Elizabeth pour décrire ça : un trompe-l’œil. Bon, d’accord, Sorel marque un point. Pour autant, ça ne prouve rien. Cet immeuble est bien trop vieux pour avoir été construit par les parasites. Il faut que j’en sache plus.

"Expliquez-moi, Sorel !
- Vous avez raison : tout en pierre. Ce lieu n’a pas été construit pour y abriter des gens. Il devait servir pour observer les étoiles. Il y a un puits tout en haut qui traverse la structure, les trois étages que vous voyez et trois autres en sous-sol. Et tout au fond un miroir. Les murs sont si épais qu’aucune lumière ne vient filtrer de l’extérieur. Et plus intéressant pour vous : aucune chaleur ne filtre de l’intérieur.
- La cachette parfaite pour un parasite !
- Oui, c’est ce que je crois aussi. Alors : vous me faites confiance ?"

Tout en observant l’édifice, j’acquiesce. Un télescope vertical ? Je dois bien reconnaître que j’ignore tout de l’avancée de l’astronomie dans le Protectorat. Oh, les Scalaires, eux, ont la capacité de voyager entre les mondes. Bien sûr, ils se sont gardés d’instruire les humains dans ces domaines. J’essaye de me représenter l’idée de ce puits d’observation astronomique.

"- Il doit y avoir un... (Le mot que je cherche, c’est obturateur, mais il n’a pas cours ici.) Enfin, une sorte de protection. Ne serait-ce que pour éviter la pluie.
- Oui, Exécutrice.
- Alors, il doit y avoir une trappe tout là-haut pour y accéder ?
- Cela, je l’ignore. Toutefois, ce que vous dites est sensé."

Je fais signe à Nad de nous rejoindre, et ensemble, nous tenons un rapide conseil de guerre. Je sens bien que faire appel aux Hommes Libres ne lui plaît pas. Heureusement, je sais aussi qu’elle se rangera à mon avis. Non pas qu’elle ait perdu sa combativité. C’est juste qu’elle a conscience des enjeux. Rapidement, nous nous répartissons les tâches. Elle mènera un groupe de 30 loyalistes par l’entrée principale. Les hommes de Sorel se déploieront dans les égouts pour couper toute retraite. Dès que possible ils opéreront la jonction et remonteront les étages. Quant à moi... Eh bien, moi, je me glisserai dans le dos de notre ennemi. Je trouverais cette trappe si elle existe, et avec un peu de chance, je trouverais leur chef. Militairement, c'est une bonne tactique. Ceci dit, j'ai aussi des raisons plus personnelles de vouloir trouver Dak'Ayan en premier. Raisons que j'ai préféré ne pas exposer à Sorel. Ni même à Nad, d'ailleurs. Il sera bien temps de leur expliquer plus tard.

Pendant que nos troupes s'organisent, je m'équipe pour la tâche qui m'attend. Faute de double lames, je me servirais de dagues. Celles-ci sont de bonne facture et parfaitement équilibrées. Mon harnais est en mauvais état... Je le garde quand même, c'est celui qui me suit depuis le début, il en a vu de dures et il est toujours là. Je ne suis pas superstitieuse, pas comme Nad... Pourtant si ce harnais pouvait me porter chance encore quelques heures, cela me conviendrait parfaitement. Enfin j'emprunte un glisseur. C'est grâce à lui que je vais parvenir jusqu'au toit de l'immeuble sans être repérée. Les arguments de Sorel sont solides. Espérons qu'il ait raison...

Nous y voilà. Nad me fait un rapide signe de la tête, et elle me montre qu'elle croise les doigts. Ce n'est pas du langage de combat : c'est un geste de la Terre. C'est idiot mais ça me fait un bien fou. Je lève un pouce et je m'élance. Dans un long cercle, je survole le quartier. Je repère aisément nos hommes en train de se déployer, et mes oculaires sont formels : rien n'irradie au-delà de 100 degrés. Aucune présence nématode. Dans le plus grand silence, je me pose sur le toit du bâtiment. Bien au centre, on peut voir le système d'ouverture du puits d'observation. Manifestement, il s'active à la main. L'absence d'échelle renforce ma conviction : il y a une trappe quelque part. Il me faut un peu de temps pour la trouver. Non pas qu'elle ait été sciemment cachée. Il doit s'agir de la même raison que pour tout le reste : éviter les flux thermiques. Ainsi la trappe est en pierre, et sacrément lourde. Même si j'y mets toute ma force, je vais devoir faire preuve de douceur : l'assaut n'a pas encore commencé, je ne voudrais pas nous griller prématurément.

Quand j'arrive à m'introduire à l'intérieur, c'est le noir complet. Pour autant, au vu de la lueur cyan dans mes oculaires, il y a des sources de chaleur ici qui avoisinent les 104 degrés. Bien sûr, j'avais pris le parti de faire confiance à Sorel, néanmoins j'ai le cœur qui accélère en prévision de ce qui va suivre. Mes mouvements deviennent aussi fluides que mon corps le permet, je me déplace comme une onde, sans à-coup. Au détour d'un couloir, je les vois. Deux parasites qui gardent une porte. Leur attention est attirée par les bruits qui montent de l'escalier. Que ce soit Nad ou pas, cela m'offre une occasion parfaite. Une dague dans chaque main, je me faufile jusqu'à eux. Et avant qu'ils ne soient retournés, je les embroche proprement. C'est si facile que cela en est presque triste. Au moins pour les hôtes... Je dois me convaincre que ce sont les parasites qui les ont tués.

Bien. Qu'est-ce qui se cache derrière cette porte ? Elle semble épaisse, mais pas assez pour masquer la présence de chaleur. Je prends quelques secondes. Pour essuyer mes armes, calmer les battements de mon cœur et plus encore : me préparer mentalement. Je me trompe peut-être. Dak'Ayan n'est sans doute pas derrière cette porte... Pourtant tout me dit que j'y suis, que c'est le moment de vérité.

D'un coup d'épaule, j'entre. La pièce est presque totalement vide, digne d'un ascète. Dans un coin, il y a bureau, et assis devant : Dak'Ayan. Il est de dos mais c'est bien celui que j'ai vu dans la forêt des Sauvés. Une vraie montagne de muscles, le bureau en paraît ridiculement petit en comparaison. Je n'ai pas peur, je sais comment me débarrasser d'ennemis plus puissants que moi. Le problème n'est pas là, non : celui-ci, je veux le garder en vie, au moins pour un temps. J'ai des questions à lui poser. J'avance sur lui, sans cacher le bruit de mes pas. Je souhaite qu'il m'entende approcher. S'il pouvait même en ressentir de la peur...

Il lève une main nonchalante dans ma direction et se fend de quelques mots indolents : "- Je suis à toi dans un instant, Elizabeth."

Malgré moi, je me stoppe. Pas à cause du geste, encore moins à cause du ton. C'est qu'il m'a appelée Elizabeth... Comment sait-il ? Mon sang se glace dans mes veines. Dak'Yarod lui aussi en savait trop sur mon compte, et sur la Terre en général. D'où tiennent-ils ces informations ? Pendant un temps, j'avais formulé l'hypothèse qu'un Exécuteur les aidait. Cela aurait expliqué beaucoup de choses. Mais pas ça : je n'ai révélé ce prénom ni à Nad ni à Ven... Seul le Scalaire le connaît. Et s'il était leur allié, nous serions déjà tous morts, nous les Exécuteurs. Je suis devant lui, et j'ignore presque tout. Cela alimente ma rage. Je n'ai aucune raison de lui obéir. Alors je marche sur lui et d'un jab vif et sec, je le frappe sur la pomme d'Adam.

Un humain se serait écroulé. A cause de la douleur, l'impression d'étouffer. Oh, il étouffe bien, mais il reste étrangement stoïque : il se masse la gorge pour tenter d'y faire passer le moindre filet d'air. Son calme est perturbant. Il fait face à la mort par asphyxie (pas la plus agréable), et ses réactions sont intelligentes, mesurées, rationnelles. Non, il n'a clairement rien d'un humain. Seule l'apparence me trompe. Mon regard change, je le vois maintenant tel qu'il est. Une créature malfaisante en train d'agoniser, et qui singerait de loin l'essence de ce que nous sommes. Je devrais le tuer. Peut-être d'ailleurs que je l'ai tué. S'il ne retrouve pas le contrôle de son pharynx dans quelques secondes, il tombera inconscient et il mourra... Je ne suis qu'une idiote : j'avais un plan, ce nématode me doit des réponses.

Il tient bon, son massage doit être efficace car il ne s'évanouit pas. Je vois même que l'oxygène recommence à alimenter ce corps puissant. Qui sait, je vais peut-être les avoir mes réponses.

"- Je comprends", coasse-t-il, les cordes vocales encore toutes enrouées de douleur, "ton temps est précieux, jeune femme.
- Je pourrais te tuer !
- Et tu ne l'as pas fait. Car ce n'est pas l'Exécutrice qui est entrée dans cette pièce, c'est Elizabeth. Non ?"

Je me retiens de le frapper encore. C'est sans doute ce qu'il veut : me faire sortir de mes gonds, que je lui arrache la langue. S'il meurt, les informations qu'il conserve meurent avec lui. J'aimerais autant éviter ça.

"Non ? En tout cas, je ne peux que te féliciter d'être arrivée ici. Très sincèrement ! Et la fin de Yarod ?! C'était magistral ! Bon, il aura fallu que tu lui fasses tomber tout le Diamant sur la tête. Un édifice vieux de 3000 ans... mais on ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, comme on dit ! Cela me fait penser que j'ai quelque chose pour toi..."

Quand il me tend une feuille de papier savamment pliée, j'hésite à la prendre. Tout ce qu'il fait (ou peut faire) est par définition un piège. D'un autre côté, si je veux des informations, je dois entrer au moins un peu dans son jeu. Du bout des doigts, je me saisis du pliage.

"- Qu'est-ce que c'est ?
- Oh, ça ? C'est une preuve. Quelque soit la façon dont se finira cet entretien, tu en auras besoin. Mais il est trop tôt. En attendant, pose-moi tes questions. Tu es bien là pour cela, non ?"

Si. Je suis là pour ça, et pourtant il semble avoir une longueur d'avance sur moi. Dois-je être directe, ou essayer de louvoyer. Qu'est-ce qui marcherait le mieux avec lui ?

"- J'ai longtemps soupçonné qu'un Exécuteur travaillait pour vous...
- Oh, dit-il, surpris. J'aurais tant aimé. Mais ils sont incorruptibles. En fait, je pensais que tu avais compris. Je veux dire : le fait que tu arrives jusqu'à moi... je supposais que tu serais plus avancée dans ta quête.
- Bon sang, je sais : vous avez trouvé un moyen de pirater le maître-relais !"

Il a l'air déçu, voire fatigué. Pesamment, il se réinstalle sur sa chaise. Sous le poids, celle-ci craque douloureusement.

"- Elisabeth ! Tu me parles de comment quand je te parle de pourquoi... Voyons, par où commencer ? N'as-tu jamais trouvé que nous étions décidément trop méchants, nous les 'parasites' ? Je veux dire : les Huns, les Nazis, les Khmers Rouges et tous les autres, ils avaient des revendications territoriales ou politiques, et certes ils tuaient plus qu'à leur tour, on ne va pas se mentir. Et pourtant, comparés à nous... Tu vois où je veux en venir : nous, on ne laisse pas de vivants.
- Vous êtes des... parasites, dis-je, faute d'un autre mot pouvant expliquer ce qu'ils sont.
- Sérieusement, Liz, un effort ! Ça te suffit comme raison ? Tiens, je vais essayer d'une autre façon : sais-tu pourquoi les tournesols suivent la course du soleil ? Fais-moi ce plaisir, dis-moi."

Je ne sais pas où il veut m'emmener et ça ne me plaît guère. Qui plus est, il en connaît bien trop sur la culture terrienne. Néanmoins, je puisse dans la culture scolaire d'Elisabeth pour lui répondre

"- Eh bien... Je dirais que c'est du phototropisme positif ?
- Tu m'en diras tant. Tu viens d'utiliser un terme qui veut littéralement dire : qui se déplace vers la lumière. Donc si les tournesols suivent la course du soleil, c'est parce qu'ils suivent la course du soleil. Et si je suis aussi méchant, c'est parce que je suis un parasite. Moi, je vais te dire : j'appelle ça un argument circulaire !
- Je ne suis pas là pour un cours de rhétorique. Donc : pourquoi êtes-vous ainsi ?
- Parce que tu en as besoin, Liz. J'incarne le pire ennemi. Je suis le meilleur des pires ennemis. Quelqu'un qu'on peut (qu'on doit) combattre sans état d'âme. Le mal absolu.
- Vous cherchez à ce que je vous tue, tout de suite. Vous voulez échapper à mes questions. Comment en savez-vous autant sur la Terre, et sur moi ?"

Il ferme les yeux, se penche en arrière et soupire : son cou est totalement offert. Je pourrais frapper maintenant et être débarrassé de lui à jamais. Bien sûr, ce serait trop facile, j'en suis bien consciente.

"- Liz : pour quelqu'un qui veut éviter tes questions, tu ne trouves pas que j'y réponds pourtant beaucoup ? Le truc, c'est que je ne peux pas te donner toutes les réponses, je ne peux que te montrer la bonne direction. Tu te souviens de l'article de Konrad Lorenz sur les stimuli super-normaux ? Si ! Tu t'en souviens forcément, au moins un peu, sinon je ne t'en parlerais pas. Ce brave Konrad avait remarqué que les oies cendrées avaient tendance à s'occuper des œufs les plus gros. Probablement pour des raisons évolutionnaires : les œufs plus gros donnant des rejetons plus vigoureux. Là où ça devient marrant, c'est que si on introduit un faux œuf exagérément gros dans la couvée, l'oie va tenter de s'en occuper au détriment des autres. Et même (je devrais dire : et surtout) si la taille de l'œuf est trop importante pour qu'elle puisse réellement s'en occuper. J'ai toujours trouvé ça passionnant !
- Je ne vois pas de quoi tu parles, et ça ne répond pas aux...
- Le plus drôle, c'est que ça se vérifie pour des tas d'animaux et des tas de stimuli. Bien sûr, les humains... eh bien ce sont des animaux aussi.
- Je... Attends, tu es en train de dire que si vous êtes à ce point des monstres... C'est pour que nous ayons une compulsion à vous chasser et vous détruire ??
- Pas vous. Juste toi, Liz. Je crois que tu es prête. Veux-tu enfin ouvrir la porte ?"

Oh non, je ne le veux pas. Mais je ne peux pas m'y dérober. Et puis, je ne crois pas à toutes ses élucubrations. Il sous-entend que les nématodes n'existent que pour moi. Ça n'a pas le moindre sens. Je veux dire, j'en ai déjà vu des choses à peine croyables ici, mais là ça dépasse tout. C'est juste impossible.

"- Mettons que je vous croie... Comment en savez-vous autant sur la Terre et sur moi ?
- Je le sais parce que tu le sais. Regarde : ça te n'a jamais étonné tous ces points communs entre ta vie ici et là-bas ? Ce que tu vis, les gens que tu côtoies. Je ne t'apprends quand même pas quelque chose, si ?"

Je ne vois pas de quoi il parle. Il n'y a pas grand chose de commun entre les terriens et les Nebbiens. Il a l'air si sûr de lui que je fais un effort. C'est vrai qu'on pourrait peut-être faire un parallèle entre le visage à moitié fondu de la maître-Machiniste Dorkchēn, et celui semi-paralysé de ma psychologue Doris Quesnel-Chastain. Même leur coiffure... Et puis il y a l'interne, le salace Double J, Jarod Jacoby, tatoué de partout, et l'infâme Dak'Yarod, scarifié de partout. Si je vais par là... En regardant le corps puissant de Dak'Ayan, je ne peux que penser à ce type. Zut, il est là quelque part dans un recoin de ma mémoire. Un culturiste, je crois. Il me faut un long moment pour retrouver son nom : Brian. Oh bon sang : même leurs noms se ressemblent. Si je reste stoïque, intérieurement je m'effondre.

"Visiblement non ; je ne t'apprends rien. J'en suis désolé, crois-le bien.
- Je ne suis toujours pas sûre de comprendre.
- Ou au contraire, tu comprends trop bien. Stimulus super-normal. Tu nous a créés, nous, et l'intégralité de ce monde pour échapper à ta réalité. Pour échapper à l'indicible. Personne ne te veut de mal ici, Elizabeth, à part toi-même. Tu te sens coupable, et je suis ta culpabilité. Tu as fait tout ce long chemin, ce processus intérieur pour apprivoiser tes propres peurs et arriver jusqu'à moi. Je sais combien cela est dur.
- C'est impossible !
- Je dirais plutôt que c'est inacceptable. C'est pour ça que tu as choisi une voie alternative."

Je recule d'un pas. J'aimerais fuir ses paroles. Il parle sûrement de quelqu'un d'autre. Pas de moi, je suis Exécutrice, je n'ai peur de rien, personne ne peut me faire de mal.

"Elizabeth... Cela ne t'a jamais paru étrange d'avoir une petite voix dans ta tête. C'est quand même un comportement...
- De psychotique, oui.
- Ce n'est pas ce que je voulais dire. Et maintenant, elle est où cette petite voix ?"

J'invoque Soulaï-Sym. Il me dira que je suis Iz, celle qui punit, pas celle qui subit. Mais personne ne me répond. Je n'ai personne vers qui me tourner. Alors je l'interroge lui, mon meilleur pire ennemi.

"- Alors maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?
- Tu as le choix. Soit tu repars définitivement dans ton monde. Tu pourras alors faire le premier pas pour régler tes problèmes. C'est l'acceptation. Ou alors tu me supprimes, niant ainsi tout ce qui t'est arrivé. Et tu restes Iz l'Exécutrice. Tu deviens même la sauveuse de tout Bordēn. C'est à toi de voir. Moi, je ne t'en voudrais pas. Voilà, la porte est ouverte !"

Il n'a pas le temps de se rendre compte de mon mouvement que la dague s'est déjà enfoncée à la base de son crâne. Il est mort. Je vais appeler des machinistes pour laver cette pièce à la kéramyde. Rien ne doit survivre ! Alors que je vais sortir, je me rends compte que je tiens encore son stupide pliage. Personne ne peut me voir, et pourtant le combat fait rage à l'intérieur de moi. Finalement, je le déplie.

Luca