Quand je suis sur Terre, au travail ou bien avec Nicolas, il m’arrive parfois de douter de l’existence de Nebba et de Bordēn. Est-ce que j’invente tout ça ? Est-ce que je fais de la divergence mentale ? Je n’en sais rien, mais même si c’est sans doute le plus probable, je n’arrive pas à y croire. Là, j’ai à mon bras la Reine Azlana. Je devrais dire l’ex-Reine, mais à cet instant précis, cela n’a aucune importance pour moi. Ses cheveux ont blanchi, bien sûr, mais elle reste une des plus belles femmes du Protectorat. Sa noblesse est comme une évidence.

“- J’ai l’impression d’être dans un rêve, lui dis-je. C’est la première fois que je rencontre une Reine.
- Dites-vous qu’en ce qui me concerne c’est la première fois que je rencontre une Exécutrice. Je ne sais pas laquelle de nous deux devrait être le plus impressionnée !
- Je n’ai pas de doute, ma Dame : les Exécuteurs sont une douzaine, alors que vous êtes unique. Je... Je croyais qu’il nous était interdit de vous rencontrer.
- Il vous est interdit de rencontrer la Reine, c’est juste. Il y a une très vieille loi qui remonte aux tous premiers jours du Matriarcat. Par mesure de sécurité, la Souveraine du Protectorat ne doit jamais se trouver en présence d’une arme...
- Si votre Majesté le souhaite, je peux me séparer de mon équipement.
- Iz, je ne suis plus la Reine. Et vous : vous êtes une arme !”

Cette idée m’accapare un moment. J’ai été entraînée à des dizaines de techniques de combat. Une arme, oui, c’est ce que je suis. Entre autres... Mais pas une oratrice. Quand nous pénétrons dans la salle où nous sommes attendues, je ne peux m’empêcher d’être envahie par le trac. Assis à une grande table de grès, cinq personnages nous attendent. Leurs visages sont graves et leurs regards inquisiteurs. Je reconnais le conseiller Warren - et même si j’ai décidé que je ne l’aimais pas, sa présence me rassure, un peu. Au gant de cuir rouge qu’il porte à la main droite, je reconnais aussitôt le Commodore Prac’h, l’Épée du Protectorat, le général en chef des armées. Les autres me sont inconnus. À la droite de Warren, il y a une femme. Elle tente de faire passer dans ses yeux un certain dédain. Elle va bien avec Warren. Sans doute l’une des six conseillères. Dans le fauteuil suivant, il y a un homme au visage en lame de couteau. Ce que je remarque tout de suite, c’est qu’il garde ses mains sous la table. A-t-il quelque chose à cacher ? Représente-il un danger ? Voilà qui serait étonnant, mais je me promets de rester vigilante. Un Exécuteur vivant est un Exécuteur prudent. Encore à droite, il y a une femme. Sans doute la créature la plus excentrique de tout Bordēn : ses cheveux bouclés sont teints dans toutes les couleurs du spectre. Mais ce qui retient le plus l’attention, douloureusement, c’est son visage. Toute une partie semble avoir fondu. On aperçoit à peine un œil à la pupille blanchâtre, caché par un repli de peau. Il n’est pas aisé d’estimer son âge, je dirais la soixantaine. Son œil valide me fixe avec une rare intensité. Ce qu’elle voit doit la satisfaire car elle abandonne son inspection pour se concentrer sur son simili-graveur.

“Exécutrice Iz, laissez-moi vous présenter Warren et Phillis, respectivement conseillers de Bordēn et de Gharr. L’investigateur Taylor. Vous connaissez sans doute Dorkchēn, maître-Machiniste des 7 cités. Et enfin, le Commodore Prac’h. Bien, installez-vous à mon côté, et que ce conseil reprenne !”

Je me retrouve entre la Reine et le conseiller Warren, en face du Commodore. Si un parasite armé entrait dans cette salle, il pourrait faire des dégâts considérables à tout le Protectorat. Sans préambule, la Reine lance le sujet.

“Nous sommes réunis ici pour relater, évaluer et si possible régler le problème du coordinateur Hornin et de notre système de détection du parasite. Toutes les personnes au courant du problème se trouvent dans cette pièce, ou à l’isolement (c’est le cas de quelques laborantins et enquêteurs). Comme elle vient de faire un long trajet, je propose que nous écoutions l’Exécutrice Iz.”

Et voilà, j’y suis. Tout le monde me regarde. Tous les exposés, les oraux et autres entretiens d’embauche me reviennent en tête, en même temps et affreusement mélangés. Cette impression de faire une chute sans fin. Je me jette à l’eau. Je retrace pas à pas tout ce qui m’est arrivé lors de ma dernière synchronisation : le conseiller Warren, mon départ en tube pour Gharr, ma filature d’Hornin jusqu’à cet estaminet de seconde zone. Je parle de la rencontre avec les deux individus à 97 degrés. Mon altercation avec Ven, ce qu’il m’a dit sur le bureau du gouverneur. Les parasites que j’ai repéré dans la forêt des Sauvés. Et enfin, juste avant ma désynchronisation, le baptême du parasite. Je finis le souffle court, et mes auditeurs semblent avoir pris la mesure de mes paroles. Il y a quelques questions, à propos de Ven principalement, et je les éclaircis au mieux. J’essaye d’être le plus sincère possible quand je défends Ven.

“- Merci pour tous ces détails, Iz, déclare la Reine. De toute façon, un Exécuteur ne peut pas être contaminé par un parasite. Dorkchēn, expliquez cela à tout le monde.
- S’il plaît à ma Reine... Conditionnement mental et suspension kérostatique. Le premier limite la contamination, et le second élimine par le froid les vecteurs d’infection. Testé et validé. Par contre vous parlez de parasite, le terme me semble impropre, car s’il reste exact, il est imprécis. Ce sont des nématodes. Il est plus rigoureux de les appeler ainsi.
- En parlant de rigueur, je croyais que vos tests étaient infaillibles, intervient le Commodore. Si vous vous trompez, c’est tout le Protectorat qui est en danger. Peut-être même tout Nebba !”

Le poing rouge frappe sur la table avec véhémence. Prac’h n’est pas connu pour être un homme patient.

“- Le Commodore soulève un point intéressant, remarque la Reine. Comment fonctionnent ces tests au juste ?
- Ces tests ont été mis au point à la fin du septième cycle, pendant la guerre du nématode. Comme nous pensions avoir détruit les nématodes, les tests n’ont pas servi pendant le huitième cycle. Ces dernières années, nous les avons repris et perfectionnés. L’infection se caractérise par l’augmentation de la température corporelle, l’apparition d’une macula dans le fond de l’œil et la décomposition par le sang des nématodes morts. Nous testons ces trois effets. Le système est fiable, le risque d’erreur est sous la barre des un pour dix millions.
- En ce cas, comment expliquez-vous le coordinateur Hornin ? demande la conseillère Phillis.
- En vérité, je ne l’explique pas. Mais j’ai des hypothèses. La première étant que le coordinateur n’était peut-être pas contaminé. Tout simplement. Soit, cela semble improbable au vu du récit de l’Exécutrice Iz. Mon autre hypothèse, c’est qu’il venait juste d’être contaminé quand nous avons effectué les tests. L’élévation de température apparaît dans les 90 minutes qui suivent le début d’infection. Mais cet effet a été masqué par la manduliche. L'apparition d’une macula détectable prend une dizaine d’heures, rarement plus. Quant à la détection de cytomembranes de nématodes dans le sang, cela peut prendre jusqu’à quelques jours...
- Étonnant, glisse le mystérieux Taylor. J’ai remonté la chronologie du coordinateur, et selon moi, il a dû être contaminé à Esmyrion. Ce qui veut dire au moins 20 heures avant de passer votre contrôle aléatoire. Pourtant vous dites n’avoir pas détecté de macula.
- C’est troublant, en effet, fait remarquer le conseiller Warren. Troublant et effrayant. Les parasites auraient-ils trouvé un moyen d’échapper à ces deux tests ?”

Si c’est le cas, c’est gravissime. La maître-machiniste me donne l’air de réfléchir à toute vitesse. Je lui accorde un petit répit.

“- Je partage vos craintes, conseiller Warren. Mais il y a une bonne nouvelle : la manduliche fait descendre la température des sujets bien en dessous de 100 degrés. Ce qui fait que d’une certaine façon, ils sont aussi repérables qu’auparavant. Je l’ai vérifié sur le terrain.
- Cela nous sera utile”, confirme le Commodore, du bout des lèvres.

Mais Dorkchēn vient doucher nos espoirs.

“- Utile ? Pas très longtemps, je le crains. Les nématodes manquent de finesse, mais ils vont adapter la posologie, les doses. Très bientôt, nous ne pourrons plus guère nous fier à ce test. En ce qui concerne le test oculaire du coordinateur Hornin, une nouvelle fois je ne peux que vous proposer une hypothèse. L’étude des hôtes nous a montré qu’une partie des nématodes élisent domicile sur les nerfs optiques. Quelques milliers, en général. Une enzyme qu’ils sécrètent vient opacifier le cristallin, ce qui génère la macula. Nous avons toujours pensé qu’il s’agissait d’un acte instinctif, automatique, de la part des nématodes. Il est possible... Je ne sais pas, mais il est possible que les nématodes qui ont infectés Hornin aient choisis de ne pas coloniser cette partie de son corps.
- Cela ferait sens, intervient Taylor. Mais seulement si on considère qu’ils sont intelligents.
- C’est une évidence pour moi.
- Voyons, Dame Azlana ! réagit le conseiller Warren. À ce qu’on m’a dit, sur le champs de bataille, ils agissent comme des bêtes.”

Assurément, et pourtant, ce que j’ai vu dans la forêt semble raconter une autre histoire. Celui aux cicatrices, je l’ai entendu psalmodier une sorte de rituel... Impossible de les prendre pour de simples animaux.

“- Nous ne les comprenons pas, c’est un fait, précise Dorkchēn. Mais les études se poursuivent, ici et à Albreich pour l’essentiel. Nous avons par exemple découvert qu’un nématode ne survit pas très longtemps dans un corps humain, une quarantaine d’heures tout au plus. C’est bien loin de la durée de survie que j’obtiens dans du gel nutritif.
- En êtes-vous sûre ? Et quand bien même, en quoi cela nous est utile ? demande Prac’h.
- Cela prouve qu’ils ne sont pas adaptés à des hôtes humains. Nous ignorons d’où ils viennent, mais probablement pas de Nebba.
- Excusez-moi, maître-Machiniste, mais je suis certain qu’on a vu des hôtes infectés depuis plus de 40 heures...
- C’est exact, Investigateur Taylor. Ils se reproduisent plus vite qu’ils ne meurent. Si bien que la colonie de nématodes à l’intérieur d’un corps tend à augmenter dans le temps. On spécule encore sur le nombre de...
- Il suffit, clame le conseiller Warren. Je suis persuadé que vous prenez beaucoup de plaisir à étudier ces créatures. Mais nous sommes ici pour parler de Gharr ! L’heure est grave.”

Les regards se tournent vers la conseillère Phillis quand elle s’éclaircit la voix. Il est facile d’oublier qu’elle est née là-bas, qu’elle y a forcément des proches. Elle s’adresse à Dame Azlana, mais ses propos nous concernent tous. Elle explique que Gharr n’est assurément pas le joyau du Protectorat, que dans une salle d’école, ce serait même plutôt le mauvais élève. Que Gharr ne peut se résumer en quelques mots, qu’il faut prendre en compte son histoire, sa jeune histoire au regard des autres cités. Que son peuple, descendant des envahisseurs Barbares, est fier et indiscipliné. Je ne l’apprécie guère plus que Warren, mais elle a raison. Gharr est assurément la plus complexe des sept. Ses habitants sont passés du statut de farouches guerriers qui faisaient trembler tout un continent, à celui de sédentaires désœuvrés... D’un coup, je comprends un peu mieux leurs mœurs étranges. Je repense à ce petit voleur à la tire qui doit vivre dans la crainte de me revoir un jour. Et bien sûr, je repense à cet idiot de Ven. Ils ne sont pas préparés à une attaque massive de parasites, ou de nématodes comme les appelle Dorkchēn.

“- D’accord, d’accord, c’est une belle cité, l’interrompt le Commodore. Mais vous avez entendu l’Exécutrice : le gouverneur est compromis, très certainement contaminé. Nous sommes coupables de ne pas l’avoir vu venir. Mais nous devons agir en conséquence. La question n’est pas : est-ce que Gharr va tomber ? Ni même : quand ? La vraie interrogation, qu’allons nous faire pour qu’elle n’entraîne pas tout le Protectorat dans sa chute !!
- Ce n’est pas ce qu’a dit l’Exécutrice, tempère l’investigateur Taylor. Elle a parlé de quelqu’un au bureau du gouverneur. La nuance me paraît d’importance.
- Mais bien sûr ! Et quand bien même ?! Demandez à la machiniste la vitesse de propagation de l’infection... À cette heure, le gouverneur est un parasite. Vous pouvez considérer cela comme un fait ! Gharr est perdue.”

L'idée nous prend tous de court. Je ne veux pas y croire, mais et si Prac’h avait raison ? Le Protectorat se retrouverait pris en étau.

“- Commodore, même si je conviens que la situation est grave, je ne crois pas que la cité soit perdue. Pas encore. Toutefois, en admettant que vous y ayez raison, comment devrions-nous réagir ?
- Ma Dame le sait : toutes nos troupes sont massées à l'Ouest. Il faudra des jours et des jours pour faire revenir une force qui soit suffisante pour résister à un assaut d'envergure... Cela pourrait s'avérer insuffisant. Je préconise de faire sauter la passe du Sel.”

Je suis interloquée par les propos du Commodore. Et à voir le visage des autres, je ne suis pas la seule. Même Dorkchēn a lâché son simili-graveur. Le Commodore reprend.

“Cela peut sembler extrême. Mais cela limitera les attaques contre Bordēn à des assauts aériens. Et par chance, nous sommes la cité la mieux équipée pour les repousser.
- Faire sauter la passe du Sel ? C'est de la folie... Je ne crois pas que nos réserves de détonnant le permettrait, fait remarquer Warren.
- Si vous utilisez du détonnant, non. Mais demandez à la machiniste. Ils ont mis au point quelque chose de bien plus efficace.”

Tout le monde se tourne vers la maître-Machiniste. Elle soutient nos regards mais se tait. D'une voix de Xie, la Reine l'interroge.

“- Dorkchēn, est-ce vrai ?
- Ma Reine sait à quel point je suis une garce, mais il est des secrets que je ne peux dévoiler.
- Dork, je ne vous demande pas des détails. Je veux juste savoir si c'est possible.
- Je m'y opposerai de toutes mes forces, mais oui c'est possible.”

Le Commodore se rengorge. Pour lui, l'affaire semble entendue. Je sens le désarroi submerger Phillis.

“- Je vous en conjure, Dame Azlana. Il doit y avoir d'autres options.
- D'autant que dans ce cas, nous perdrions l'Exécuteur Ven. Définitivement ! ajoute Dorkchēn.
- Et alors ? demande Prac'h. C'est arrivé à Esmyrion, et vous l'avez remplacé votre Exécuteur, non ?
- C’est un peu plus compliqué que cela... Les Exécuteurs ont la peau dure, et ils peuvent être régénérés, c’est vrai. Ils peuvent même être remplacés en cas de mort définitive, comme ce fut effectivement le cas à Esmyrion, pour l’Exécuteur Ort. Mais le processus est complexe, et surtout le remplaçant grandit et apprend comme n’importe quelle créature. Pour suivre votre exemple, Téo n’a que 4 ans. Il ne sera opérationnel que dans une dizaine d’années.”

Ort et Téo... C’est un peu une légende parmi nous. Je ne connaissais pas beaucoup Ort. Je sais toutefois qu’il était en première ligne quand les parasites ont attaqué Esmyrion. On dit qu’il se battait comme un diable et qu’il a galvanisé les défenseurs de la Cité. Jusqu’à se sacrifier. Son corps n’a jamais été retrouvé... J’en frissonne : cela aurait pu m’arriver, il y a peu, dans la forêt des Sauvés. Après la mort de Ort, un nourrisson a été amené à la maison froide d’Esmyrion : Téo, son remplaçant. Ce gamin, un futur Exécuteur, est une source de discussions sans fin entre nous. J’imagine qu’on aimerait tous se revoir tel qu’on était à 4 ans...

“- C’est ce que je disais : vous pouvez remplacer Ven s’il ne survivait pas ! En conséquence de quoi, cette option est tout à fait envisageable.
- Vous n’écoutez pas, Commodore. Je l’ai dit : c’est plus compliqué. Si nous perdons la maison froide de Gharr, nous aurons perdu un Exécuteur à jamais.”

En tant qu’Exécutrice, je me sens dans l’obligation d’intervenir.

“- Nous pourrions rapatrier son cubitum à Bordēn. J’en ai récemment fait l’expérience, c’est tout à fait faisable.
- Malheureusement non, Iz. Les caissons sont nécessaires, mais pas suffisants. Ma Reine, puis-je ?
- Allez-y Dorkchēn, elle a le droit de savoir.
- Bon... Voyez-vous, il y a un dispositif sous chaque maison froide. On les appelle des répétiteurs. S’ils sont détruits, la synchronisation devient impossible. Celui de Gharr est lié à Ven.
- Un répétiteur ? On ne m’a jamais rien dit de tel...
- Peu de personnes le savent. Et c’est tant mieux. J’espère bien que les nématodes l’ignorent.
- Un Exécuteur de perdu, onze de retrouvés ! tente le Commodore. Je continue à...”

Jamais je n’aurais cru que la conseillère Phillis puisse couper la parole au Commodore Prac’h. J’ai l’impression qu’il en est aussi surpris que moi.

“- Commodore, vous vouez à la mort des centaines de milliers de personnes. D’aucuns pourraient considérer cela comme de la haute trahison !
- Mais...
- D’autant qu’il existe une autre solution. Comme nous l’a expliqué l’Exécutrice Iz, certains des nématodes ont pris des noms. Et pas n’importe lesquels : Dak’Ayan et Dak’Yarod. Ces noms résonnent tout particulièrement à Gharr. Ayan a été le dernier roi barbare, c’est lui qui a signé l’accord qui entérinait la fondation de la cité et la paix avec le protectorat. Paradoxalement - ou pas -, il est vu comme un héros par les citoyens de Gharr.
- Et Dak’Yarod ? demande l’investigateur Taylor.
- Il est connu, lui aussi, précise Phillis. Mais à ce stade, il s’agit plus d’une légende. Il aurait vécu dans la première moitié du quatrième âge. Comme vous le savez sans doute, le Peuple des Mers - tel qu’il se nomme lui-même - ne tient pas de registre de son Histoire. Ce que l’on en sait est arrivé jusqu’à nous par la tradition orale. D’après les chansons, Yarod fut un grand Roi, à la fois bâtisseur et destructeur. On disait de lui qu’il pouvait invoquer les démons et plier ses ennemis à sa volonté. Il est parfois appelé le Roi-Thaumaturge.
- Des fadaises ! éructe Prac’h.
- Des légendes, en effet... Mais pourquoi avoir pris ces noms ? Je crois qu’il y a une explication logique.”

La conseillère a réussi son effet : tout le monde est pendu à ses lèvres, Dorkchēn a même reposé son simili-graveur. D’un geste, Dame Azlana l’encourage à continuer.

“Toutes nos troupes sont à Esmyrion. Toutes les leurs aussi, j’en suis persuadée. Ils veulent faire tomber Gharr, sur ce point je rejoins notre Commodore. Mais pas par la force, non. Par la ruse ! Ils ont recours à des noms prestigieux car ils savent que les citoyens de Gharr respectent le passé glorieux des Barbares. Voici ce qu’ils veulent : déclencher une insurrection.
- D’où tenez-vous ça ? demande Prac’h, qui ne semble pas partager l’avis de Phillis.
- Il s’agit de bon sens : les parasites veulent ouvrir un nouveau front et la cité de Gharr est la moins stable de tout le protectorat, ce n’est un secret pour personne. Lancer une insurrection, c’est l’opération idéale pour eux : cela ne nécessite pas ou peu de ressources, c’est sans risque. Et dans le pire des cas, ça ne marche pas.
- Eh bien, c’est une possibilité à prendre en compte, confirme Dorkchēn.
- Pas du tout, s’acharne Prac’h. Il s’agit de pures spéculations !”

D’un regard, Dame Azlana le fait taire. Elle se retourne vers Taylor.

“- Votre avis, Investigateur ?
- Cela demande réflexion. Il s’agit de spéculations, c’est certain. Mais pas plus que la théorie que le Commodore a défendue devant nous. Il nous faudrait un spécialiste des nématodes, ou disons quelqu’un qui connaît bien leur façon de se comporter.
- Comme l’Exécutrice Ida ? propose la Reine. Elle est en poste à Esmyrion.
- Oui, par exemple. Il faudrait aussi mettre l’Exécuteur Ven dans la confidence, qu’il puisse investiguer depuis l’intérieur de Gharr. Peut-être faudra-t-il planifier des éliminations ciblées. Il sera le plus à même pour ça. Il faudra aussi...
- Ida est sur le front, il semble impossible de la relever de son poste, intervient Dorkchēn.
- Envoyez Iz à Esmyrion, suggère Warren. En utilisant le tube, elle pourrait y être en une journée.”

L’idée de revivre l’expérience du tube ne me plaît pas le moins du monde. Pourquoi ne pas envoyer Nad plutôt ? Et puis une journée complète de tube, je serais folle avant d’arriver, c’est certain. Je suis prête à donner ma vie pour le Protectorat, mais pas ça !

“- Exécutrice, cela vous semble envisageable ?
- Oui, ma Reine, m’entends-je répondre.
- C’est tout de même un très long trajet dans une très petite boîte, fait remarquer Dorkchēn.
- Et alors ? C’est une Exécutrice après tout, commente Warren.
- Si j’ai bien compris, les Exécuteurs se mettent en stase lorsqu’ils ne sont pas actifs... La stase pourrait lui éviter les désagréments du voyage, non ?”

Intérieurement, je ne peux pas m’empêcher de remercier Taylor. L’idée du tube devient presque acceptable.

“- Nous reprendrons la séance dans quelques instants, le temps que je m’entretienne avec Iz et Dorkchēn.”

Dame Azlana m'entraîne à l’écart. La maître-Machiniste nous suit de près.

“- Alors je vais voir l’enfant ? Téo, je veux dire.
- Par l’Opaline, qu’est-ce que vous avez tous avec cet enfant ? Mais non, vous ne le verrez pas... Par sécurité, il a été déplacé à Farol. Vous savez, il est exactement comme vous l’étiez à son âge.
- Justement, ma Reine.
- Iz... J’ai personnellement approuvé le programme des Exécuteurs, c’est peut-être même la dernière chose bien que j’ai faite en tant que Reine. Alors faites-moi confiance : vous aurez l’occasion de le rencontrer, un jour.
- Ma Dame...”

J’hésite un peu, j’ai l’impression de profiter d’un instant de faiblesse.

“Avons-nous des alliés dans cette guerre ?
- Bien sûr. Que voulez-vous dire ?
- Je parle d’alliés spéciaux. On m’a raconté que juste avant l’apparition des parasites, des créatures avaient été aperçues autour de la montagne du Khol. Or... je sais que cela ne me concerne en rien... mais les technologies de synchronisation, de stase et de régénération, toutes ces technologies nécessaires au programme des Exécuteurs, eh bien, il n’existe rien de tel dans tout le reste du Protectorat. Donc je m’interroge.
- Vous avez l’esprit vif, Iz, répond-elle, tout en coulant un regard vers Dorkchēn. Vous êtes une alliée précieuse. Faites taire vos questions, les réponses viendront d’elles-même. Mémorisez ces mots, ils vous seront utiles : la Reine protège ses enfants coûte que coûte. Et maintenant, partez pour Esmyrion : une nouvelle mission vous attend.”