Collée contre le mur, j'avance, centimètre par centimètre, le plus discrètement possible. Je cherche à m'approcher des volets sans être repérée. De là, à travers l'ouverture en croissant de lune, j'observe la rue. J'inspecte minutieusement chaque arbre, chaque muret, à la recherche d'un... maraudeur. Rien que d'y penser, je sens un vertige s'insinuer en moi. Je ne veux pas laisser la peur l'emporter et pourtant je recule un peu, le temps de reprendre mon souffle. Je dois d'abord me battre contre moi-même, contre les émotions qui m'assaillent, contre ma gorge qui se serre et les larmes qui montent à mes yeux. Je ne suis plus maîtresse de mon corps et c'est peut-être bien ça le pire. Je déteste être faible. En vieux français, débile voulait dire : qui manque de force physique et ou morale. C'est précisément comme ça que je me sens : débile. Ce n'est pas qu'une image, ou une impression. Mon corps me trahit, mes muscles me lâchent et ma volonté fout le camp.

Tant pis, je fais marche arrière : je reprendrais mon inspection plus tard. Essoufflée, je retourne vers la cuisine. Et même ça, je le fais en longeant les murs. Il ne se passe pas un instant sans que mes mains ne m'empêchent de tomber en se retenant aux meubles. Je n'ai pas faim, l'idée d'avaler quelque chose me révulse, mais je suis consciente que cela devient un impératif. C'est peut-être un concept un peu lointain, mais ma survie commence à être engagée. Il faudrait au moins que je boive. Un café, par exemple, ça serait bien. Avec le temps que j'ai passé dans l'eau, je ne devrais pas avoir soif pourtant. Je vis ici depuis toujours, avec mes parents d'abord, puis seule quand ils ont pris leur retraite, et je crois qu'on n'a jamais réussi à vider le ballon d'eau chaude à nous tous. Bon, achievement unlocked. Je me suis retrouvée quasiment gelée dans la baignoire au beau milieu de la nuit.

Ce qui amène une autre question : quand sommes-nous exactement ? Parce que, honnêtement, j'ai perdu le compte des jours et des nuits. J'hésite entre lundi et mardi, mais pas moyen de trancher. Je reviens vers la fenêtre, sans pour autant m'en approcher de trop près. Cette fois, j'ai juste besoin d'apercevoir le soleil. D'après sa position, on doit être l'après-midi. Si tant est que je puisse encore me fier à la course du soleil. Ça devrait être une évidence, je sais. C'est juste que tout est chamboulé en ce moment. Je peux pas totalement exclure que les lois de la physique partent un peu en vrille, elles aussi. Je m'en tiens néanmoins à ça : on doit être l'après-midi.

Je me laisse glisser au sol. Je dévire plus encore les coussins du canapé : mon téléphone doit bien être quelque part. Je manque de m'écorcher sur un verre cassé avant de tomber sur mon portable. Intact ! Mais il lui manque la batterie. Et je n'ai pas la force de chercher plus loin. Je crois me souvenir que je l'ai balancé de rage, je supportais plus de l'entendre sonner. C'est peut-être là que la batterie a sauté, ou alors je l'ai enlevée moi-même à un autre moment, je ne suis pas certaine. Je me traîne jusqu'à la télé, et comme je m'y attendais la box est en sale état. Elle a résisté quand j'ai essayé de la débrancher, ça je m'en souviens très bien. Les fils ont morflé. C'est sûrement réparable, mais pas par moi ! Ça veut dire que mon ordi n'a plus accès à Internet, ce qui ne va pas me simplifier la tâche. Je suis peut-être complètement déphasée, les administrations restent pour autant implacables. Et par bien des aspects, elles sont plus fiables que la physique elle-même. Bien que je ne sois pas encore en état de mettre un pied dehors, j'ai néanmoins un problème de la plus haute importance à régler. Mon employeur n'est pas très regardant sur la qualité de mon travail, mais il l'est quant à mon assiduité.

J'abandonne l'idée du café, et je me contente d'aller boire un peu d'eau directement au robinet. J'ai l'impression d'avoir la langue et la gorge râpeuses. Suis-je à ce point déshydratée ? J'ai dû passer trop de temps à Bordēn, et mon organisme a du mal à suivre. Si cela devait se reproduire (et cela arrivera, j'en suis certaine) il faudrait que je prenne des précautions. Des solutions de réhydratation, des barres énergétiques. Cela ne sera pas très compliqué de s'en procurer. Il faudra juste que je les planque au cas où quelqu'un passe. On me prendrait pour une survivaliste, ou pire : une folle. Bon, sur ce point, je suis la première à m'interroger. Arpenter un monde fantastique n'est pas exactement le genre d'activité qu'on évoque sur son blog ou sa page facebook, sauf si on tient à être invité à séjourner dans une cellule capitonnée par des messieurs à l'air aussi peu engageant que leurs blouses sont blanches. Très peu pour moi. Je préfère passer mon tour.

L'eau était rafraîchissante, je me sens revigorée. Un peu du moins. Assez pour tenter quelque chose. A grand peine, je tire le canapé. Bingo ! J'ai trouvé la batterie de mon portable. Il me manque toujours l'arrière de la coque, mais ça doit pouvoir marcher sans. Oui : l'écran s'allume. Je rentre mon code et j'attends quelques secondes interminables. Ding, ding : La litanie des notifications commence. Ça s'enchaîne trop vite pour que je puisse tout lire. Mais des noms reviennent. Il y en a un, en particulier, que je crains plus que les autres. Ça ne manque pas, il est là, il revient, plein de fois, trop de fois. J'en ai les mains qui tremblent. Nerveusement, mon regard coule vers la fenêtre. D'où je suis, je ne vois qu'un bout de ciel. Il n'y a pas de danger à s'approcher un peu... Mes yeux passent de l'écran au croissant de lune des volets. J'aperçois les arbres, et la rue commence à se dévoiler. J'avance à pas comptés, mais j'avance. Pas de promeneurs ou de joggeurs. Des voitures. J'en cherche une en particulier. Une golf rouge, immatriculée dans la Loire Atlantique. La chance me sourit : la seule voiture rouge que j'aperçois est une antique 2-CV rouillée. Ainsi donc Jeff est parti. Je sais bien qu'il pourrait revenir ; pourtant je me sens soulagée. Je pousse plus loin mon inspection, j'avance jusqu'à ce que mon front touche la vitre. Ce n'est pas un rêve, il est bien parti.

Je fouille dans la liste des contacts. Il doit bien y avoir une option, ou un paramètre. Pas si simple... Voilà, trouvé ! "Êtes-vous sûr de vouloir bloquer ce contact ?" Oh, ça oui, un peu que je suis sûre. Une bonne chose de faite ! Ça peut paraître insignifiant, mais ça me donne l'impression de reprendre l'ascendant, ne serait-ce qu'un peu. Quelques composants électroniques se sont pliés à ma volonté, et derrière, tout un paquet d'électrons a opéré sa magie. D'une part Jeff est sorti de ma vie, et d'autre part, les lois de la physique semblent reprendre leur place. Voilà qui est encourageant. Je profite du fait que mon téléphone soit bien disposé pour m'avancer dans ma mission. Je fais glisser les contacts, à la recherche de la bonne personne. Quelqu'un qui soit de mon boulot et qui soit bienveillant... Le petit Carpentier, Baptiste. Je sais que je lui plais bien. Et peut-être même un peu plus que ça, d'ailleurs. Je crois bien qu'il aurait essayé de me draguer s'il avait su comment faire. Mouais... Le problème, c'est qu'il est bien trop bas dans l'échelle sociale, trop transparent pour ce que je veux faire. J'ai pas vraiment le choix, en fait. Tout me ramène à Marie. Je ne me laisse pas tergiverser, je lance l'appel.

"- Coucou, ma belle ? Ça va ? On s'inquiétait ici !
- Ça peut aller, oui. Disons que je remonte la pente doucement.
- Qu'est-ce qui t'arrive ?
- Un foutu virus grippal", lui dis-je en mentant. Mais je n'ai pas besoin de faire semblant, ma voix éraillée transmet le bon message.
"- Tu es suivie ?
"- Tu veux savoir si j'ai des followers ou si je suis allée voir un médecin ? Écoute, j'étais trop HS pour sortir et j'avais de quoi me soigner à la maison...
- Tu t'es auto-médicamentée ?" Elle semble indignée, mais c'est du flan.
"- Dis-moi que tu l'as jamais fait, sérieux ? Je serais sur pied dans quelques jours.
- Tu es sûre ? Pourquoi tu as pas ouvert quand je suis passée avec Émilie ?"

Alors ça ?? Elle serait passée me voir... Bon ça irait bien avec son style ange-gardien. Mais si c'est le cas, je devais être inconsciente.

"- Oui je sais. J'étais à moitié dans les vapes, et je me sentais pas la force d'aller jusqu'à la porte... Mais ça va mieux !
- Bon, c'est une bonne chose. Tu veux que je t'apporte quelque chose ?
- C'est gentil, ça va aller. En fait, si ! Tu peux peut-être faire un truc...
- Oui ?
- Tu pourrais aller voir Babin ? Il me doit un service et j'ai pas d'arrêt de travail...
- Elisabeth ?! C'est pas sérieux... Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Une fausse ITT ! En plus on est Mercredi, ça fait déjà trois jours que tu es absente.
- Je te demande juste de transmettre un message. Je te dis que Babin m'en doit une, il refusera pas." Ca, je l'espère en tout cas.
- La direction doit être furax...
- Justement, j'ai besoin que quelqu'un m'arrange le coup !"

Je sens qu'elle rumine tout ça. Bah, je suis persuadée qu'elle va faire le bon choix. Je suis fatiguée, cette conversation a eu raison du peu de force qu'il me restait. Il faut que je trouve comment couper court. Mais elle me prend de vitesse.

"- Tes parents sont au courant au moins ? Et ton amoureux ?
- Ils sont en croisière", (ce qui est plausible), "et pour..." (bizarre, j'arrive pas à dire son nom) "mon amoureux, il est au courant," (ce qui est faux), "il a pris quelques jours pour venir m'aider. Marie, je retourne me coucher là."

Et faisant fi de toute politesse, je raccroche. Marie est la personne la plus adorable que je connaisse, et elle ne mérite pas ça. C'est que je dois être plus irritable que je ne l'imaginais : elle a réussi à m'énerver. Pour tout dire, j'étais à deux doigts de balancer mon téléphone encore une fois. Par sûr qu'il y survive... Je sais qui m'aiderait à coup sûr : c'est Lorenz. Dommage, je ne peux pas le contacter comme ça. Je ne me suis pas renseignée, mais je suis certaine que pour mon opérateur, le Protectorat est hors forfait. Une histoire de frais d'itinérance, j'imagine. Une histoire de fou, surtout. N'empêche, en plus de ce qui m'arrive à moi, apprendre à quel point Bordēn est menacé, ça, ça m'a mis un coup au moral. Un peu comme voir la maison de son enfance détruite par des bulldozers. Déstabilisant, choquant...

Non, je ne suis pas débile. C'est juste que j'en ai vu du lourd ces derniers temps. Et ça a érodé mes forces. Un peu. Mais ce n'est que temporaire. Je vais me remettre en selle, et les choses vont s'arranger. Le truc, c'est Jeff. Ça j'ai du mal à le digérer. Quand je m'énerve contre Marie, c'est plutôt à lui que je pense. J'ai déjà assez du Protectorat à gérer pour qu'on vienne m'emmerder aussi sur Terre. Surtout qu'on était amis depuis des années. Pourquoi il vient me faire ça maintenant ? C'est vraiment pas le bon timing.

On s'est rencontrés à l'école de soins infirmiers. J'imagine que les gens se rapprochent sous la pression, en tout cas pour nous c'est comme ça que ça s'est passé. C'était déjà un bosseur à l'époque, et moi, je sais pas, j'étais assidue aussi mais moins que lui. On s'entraidait. Je l'aidais à décrocher un peu de temps en temps, et lui... Eh bien, l'inverse : il me rappelait de m'accrocher. C'est marrant parce qu'en fin de compte, même si j'avais plus de facilités que lui, bah il s'en est mieux tiré que moi. Enfin, tu parles, il est jamais que kiné. Et accessoirement, mon seul ami mec. C'est peut-être là le problème. Je ne suis peut-être pas faite pour avoir ce genre de relations. Des copines, j'en ai eu des tas. Pour certaines, des feux de paille, et d'autres sont restées d'indéfectibles amies. Ou disons : aussi indéfectibles que nos vies puissent le permettre. Mais Jeff est un cas unique. Peut-être parce qu'il est asexuel... Je veux dire, à l'ESI, il sortait avec ses études, et maintenant il sort avec son boulot. J'adore Florence, et plus encore Valérie, mais soyons honnêtes, elles sont épuisantes de problèmes. Alors que Jeff, j'ai toujours pu compter sur lui.

Jusqu'à maintenant, du moins. C'est ça qui me fout en l'air. Pourquoi ? Et pourquoi maintenant ? Ça n'a pas de sens. Il y a un proverbe qui dit : "un ami c'est une personne dont la trahison vous surprend au plus haut point." Et c'est exactement ça ! Parce que ça parait impossible. Pourtant en tant qu'Exécutrice, l'impossible je suis censée connaître. Peut-être que c'est ça le problème, le fait que je sois une Exécutrice. Il ne devrait pas le savoir. Jamais je ne lui en ai parlé, bien sûr. Au pire Valérie lui aura évoqué les histoires fantastiques (et délirantes) que je lui racontais quand on était minots. Non, s'il connaît Iz, c'est que quelqu'un a pris contact avec lui, quelqu'un de Nebba, quelqu'un de mal intentionné.

C'est logique : les Exécuteurs sont quasiment intouchables dans le Protectorat. Quand nous habitons nos corps, nous sommes de vraies machines à tuer. Et le reste du temps, nous sommes protégés aux tréfonds des Maisons Froides. Il faudrait une force de frappe que les parasites n'ont pas. Alors qu'ici... Ici, je ne suis qu'une pathétique infirmière paumée, dont l'adresse est trouvable dans les Pages Jaunes, et dont la défense principale est une serrure qui a du jeu ! Alors tu penses que si les parasites ont trouvé un moyen d'entrer en contact avec la Terre, ils sont activement à ma recherche. Ont-ils retourné Jeff pour en faire un de leurs agents ? Bon, d'accord, je n'ai pas de preuve de ce que j'avance. Pas la plus petite ombre d'une preuve, en fait. Mais ça pourrait expliquer des tas de choses. Alors je me dois de prendre cette hypothèse en considération. Parce que j'ai une autre citation en tête, et celle-ci dit : "même les paranoïaques ont de vrais ennemis."

Et là, pas de doute, d'une façon ou d'une autre, Jeff s'est clairement positionné dans le camp de mes ennemis. Tout n'est pas super clair dans ce qui m'est arrivé l'autre soir (j'étais à moitié ici et à moitié là-bas) mais il en faisait partie et je me souviens bien de l'avoir vu camper devant chez moi dans sa voiture. Il me guettait comme pourrait le faire un charognard, attendant le moment de faiblesse d'une bête blessée. Je me souviens d'échos violents : il me criait dessus. Et dans le bain... Rien que d'y penser, je sens la pièce qui tourne autour de moi... Mais je suis pas lâche. Ou si je l'ai été, je ne veux plus l'être. Je sais ce que j'ai vu dans le bain... Impossible de ne pas voir les ecchymoses. J'aurais bien aimé pourtant. Je ne me souviens pas de quand ni de comment il me les a faites, mais je sais que les blessures que reçoit Iz ne remontent pas jusqu'à moi. C'est ici qu'on m'a fait ça, pas ailleurs, pas dans un autre monde, onirique ou non. C'est dans ce qui me tient lieu de réalité !

J'essuie mes larmes. C'est drôle, je pensais que j'avais dépassé ce cap. Ou c'est peut-être parce que j'ai recommencé à me réhydrater que les larmes reviennent. C'est pas grave. J'ai pas honte de ce que je ressens, ça ne fait pas de moi quelqu'un de faible. D'ailleurs, Jeff n'a qu'à bien se tenir : Iz va sauver le Protectorat, et moi, moi je vais lui faire payer la monnaie de sa pièce. Et avec des intérêts ! Puisqu'il le faut, je saurais me montrer aussi cruelle que pourrait l'être une Exécutrice. Je ne suis pas faible, pas du tout. J'ai juste besoin de reprendre des forces. Et une fois qu'Iz aura accompli sa mission, la mienne pourra commencer. Et je n'aurais pas la moindre pitié.