Au centre de tout, il y a ce sentiment de tiraillement. On se sent comme écartelé. Et ça arrive presque d’un coup. Parce que tout ce que l’on fait, dans sa vie, on le fait en conscience, parce que ça a du sens. Au moins pour nous-même. C’est ça la clé : tout ce qu’on fait a du sens pour nous.
Il y a des années de cela, je suis sortie avec un homme plus vieux que moi. Divorcé en fait, et père d’une petite fille. Elle avait quatre ans à l’époque. Et comme je suis restée avec son père plusieurs mois, forcément, elle et moi on a fait connaissance. J’ai un souvenir très précis : elle avait pris un de ses livres, l’histoire d’un éléphant qui cherche à retrouver son troupeau. Parce qu’elle m’aimait bien, elle me le lisait. Non, elle ne savait pas encore lire, c’était juste un exercice de mémoire pour elle. Et à chaque fin de page, elle levait le livre au-dessus de sa tête. Je ne comprenais pas pourquoi, et quand je lui ai demandé, elle a haussé les épaules devant mon ignorance crasse. Je n’ai pas osé insister, je ne voulais pas qu’elle se sente mal à l’aise. Je n’ai eu l’explication que bien plus tard, quelques mois après. La relation avec son père évoluant, j’en suis arrivée à aller chercher la gamine à la sortie des classes. Oui, à moi aussi ça me faisait bizarre... Je devais avoir 25 ans à l’époque et je me retrouvais maman de substitution. Enfin bon, passons : ce n’est qu’un détail de l’ensemble.
Je suis arrivée en avance, je voulais faire bonne impression je crois, et donc sa maîtresse était en train de leur lire une histoire : tous les enfants étaient assis en rond autour d’elle. Et à la fin de chaque page, elle levait le livre et le tournait pour que chacun puisse voir les images. La petite ne faisait que reproduire ce qu’elle avait vu sans vraiment le comprendre. J’y repense souvent. Est-ce que nous ne sommes pas tous comme ça ? Nos comportements se sont forgés dans la répétition de milliers, si ce n’est de centaines de milliers de petits actes isolés qui nous paraissent cohérents (dans la limite de notre compréhension), mais qui pourraient tout aussi bien être erronés et vides de signification. Tout ce qu’on fait a du sens pour nous. Mais potentiellement aucun fondement.
Mais si je pars dans cette direction, autant douter de tout. N’est-ce pas ? Et si j’écris ceci, c’est justement pour m’accrocher à des certitudes. Par exemple : qui je suis. Je suis Elizabeth Anne Victoria Charpet. Oui, j’ai été nommée en l’honneur de reines anglaises... J’ignore ce qu’on peut en conclure, si ce n’est que mes parents ont un sens très particulier de l’anthroponymie. Eh oui, il y a un terme précis et c’est une chose éminemment sérieuse que d’étudier les noms de personne. Comment je le sais ? Je me documente beaucoup, je passe énormément de mon temps libre (c’est à dire pas tant que ça) à fouiner sur le net et parfois dans les bibliothèques. Ces derniers temps, la vérité est devenue comme une obsession. Mais je m’égare encore. Revenons-en à moi.
Je suis infirmière bloc-op. Dans un bloc opératoire, donc. Vous savez : les petites mains de l’ombre et les “passez-moi l’écarteur”. Les urgences, c’est mon quotidien. Je me plains pas, au contraire. J’ai toujours voulu faire ça. Depuis que je suis enfant. J’hésitais entre aide-soignante et chirurgien. Me voilà quelque part entre les deux. Pas si mal, non !? Ma sœur pense que je n’étais pas assez volontariste pour devenir chirurgien. Tu parles ! C’est par choix, pas par paresse, que je suis devenue ce que je suis maintenant. Et je ne regrette rien.
Quand j’avais une dizaine d’années, j’ai souffert d’une infection urinaire (oui, je sais, c'est pas très glorieux). Je suis restée quelque temps à l'hôpital, et là j’ai bien compris qui faisait tourner la boutique. Pas les médecins, c’est certain. Beaucoup sont des prétentieux arrogants qui ont juste la chance d’être doués pour les études. Ils se prennent pour des virtuoses. Tu parles, ce sont des outils entre les mains autrement plus expertes du personnel hospitalier. Bref, le choix était vite fait.
Tout ça pour dire que ma sœur peut pas plus se gourer. C'est toujours un peu comme ça avec elle. Si ça gagne pas plus de cent mille euros par an, c'est que c'est un métier de looser. Ah ma sœur, je l'aime. Je l'aime malgré tout. Elle est data scientiste, elle bosse pour des grosses boîtes de l'autre côté de l’Atlantique. Elle est en couple avec un type qui écrit des textes de chanson. Personnellement, je ne les aurais jamais vus ensemble... Mais ça les a pas empêchés de faire deux beaux enfants, des jumeaux. On les voit pas souvent ces gamins, ou bien alors sur Skype. J'imagine que dans leurs têtes blondes, les grands-parents et les marraines sont des créatures toutes plates qui vivent à l'intérieur de la tablette. Je suppose que c'est ce qu'on appelle le progrès.
Un autre fait, une autre certitude : ma sœur n'a pas échappé à la malédiction familiale. Elle s'appelle Marisol Carmen Teresa. À moi les reines britanniques, à elle les saintes espagnoles... Elle dit souvent que les parents se sont trompés dans l'attribution de nos prénoms. De son point de vue, ça devrait être elle la reine et moi la sainte. Mouais... ce qui est sûr c'est qu'on ne choisit pas ses parents. J'ai pas grand chose à leur reprocher, d'ailleurs (enfin hormis mes prénoms). Ma mère est une honnête employée de banque. Et mon père ? Il est infirmier. Oui, je suis consciente que ça fait cliché : la petite dernière qui marche dans les pas de son père. Mais au risque de me répéter, c’est par choix que j’en suis arrivée là. Pas par défaut, ou pour faire plaisir à quelqu’un, et en particulier pas à mes parents.
Qu’une chose soit claire, j’aime mes parents. C’est une évidence. Mais aussi et surtout un automatisme. Je leur suis reconnaissante, mais je n’ai pas de grands élans non plus. Parfois, je me dis que si on avait pas été là, Marisol et moi, leur vie n’en aurait pas été bouleversée. Ils se sont bien occupés de nous, mais... je ne sais pas... Disons que je trouve qu’ils ont été meilleurs éducateurs que parents. Mon père, avec ses horaires décalés, était pris dans son boulot. Et ma mère, elle était bien là et elle assurait le quotidien, mais elle passait son temps à planifier nos prochaines vacances. Alors, oui, on a voyagé... mais de là, à dire qu’on était ensemble, je suis pas sûre.
Bon je vais être honnête, c’est un peu un regret. Si un jour j’ai des enfants à moi, je ne sais pas, mais j’essayerais de faire autrement. Et je me doute que c’est plus facile à dire qu’à faire. La bonne nouvelle, c’est que ma sœur se trompe : je suis pas si sainte que ça, j’ai un petit copain. C’est encore récent, quelques mois maintenant, mais c’est prometteur. Trop tôt pour parler de famille et tout ça, mais disons que ça laisse un espoir. En fait, je voulais éviter de parler de Nicolas dès le début, parce que bon, il n’est pas dans ma vie depuis assez longtemps pour être une certitude. J’ai même peur qu’il finisse par ouvrir les yeux et me voit telle que je suis...
Donc je m’étends pas sur le sujet petit ami. Et j’ai fait les chapitres famille et boulot. Il reste les amis ! Pas que j’en ai des tas, mais ceux que j’ai comptent chacun pour dix. Valérie, Florence et Jeff pour l’essentiel et trié dans l’ordre chronologique. Je connais Valérie depuis le CP, c’est dire. Florence depuis le lycée, c’est pas mal non plus ! Et Jeff, à l’école de soins infirmiers. Il a tourné casaque depuis, il est devenu kinésithérapeute (la honte...). Ils sont tous partis à droite et à gauche, donc c’est pas toujours simple de se retrouver, entre Paris, Marseille et Nantes. Il n’y a que moi qui soit restée... Bref, on se voit moins : le boulot, les petits copains, les enfants. D’ailleurs, si on y pense, c’est plutôt partagé. Florence a les enfants (trois mais pas de papa...), Valérie les mecs (j’ai du mal à garder les comptes) et Jeff, eh bien, il est kiné comme je disais, et il passe son temps à se faire une clientèle. Ils me manquent un peu, mais de mon côté je pourrais aussi faire plus d’effort pour les voir. Ces derniers temps, je passe mes week-ends avec Nicolas, donc...
Bref, les voilà mes certitudes, mes piliers. C’est ça qui fait qui je suis. Avec mes victoires, mes défauts, mes prétentions, mes petits arrangements avec le quotidien. Je ne suis pas mieux que qui que ce soit, ni moins bien. Je suis assez contente de mes choix, et où ils m’ont mené. Bref, je suis comme tout le monde.
Comme tout le monde, mon univers personnel a du sens pour moi. Et c’est là que ça se gâte... C’est quand on commence à se confronter aux autres que ça bloque. Comme la gamine et son livre. J’ai des absences. C’est idiot, non ? J’ai vu un psy, il m’a dit : faites le tri et revenez me voir. Tu parles, j’ai déjà écrit deux bonnes pages et des milliers de caractères, et je n’arrive même pas à poser les mots. Des absences. Un peu léger comme diagnostique. Surtout que c’est un peu plus que ça. C’est mon univers, ça fait partie de moi. Depuis... sans doute depuis toujours. Quand j’étais enfant, c’était quelque chose de normal. Valérie, si elle avait une meilleure mémoire, pourrait vous en parler. Je lui racontais parfois. Parce qu’elle était mon amie et que j’avais confiance. Mais au CP déjà, je pressentais que c’était particulier.
Tous les enfants ont des amis imaginaires. Je pense pas que ça soit problématique. C’est des sortes de doudous améliorés. Moi, j’ai des absences. Ou je devrais dire, je m’échappe. Je vais ailleurs. J’ai inventé une ville fabuleuse et immense, hérissée de tours qui défient la gravité. Les gens qui y habitent sont aventureux et ingénieux, et ils y créent de ces choses improbables, que ce soient des armes ou des moyens de transport. Il y a un conseil qui édicte les règles, et un commodore qui a pour charge de les faire respecter, et une reine pour maintenir l’équilibre. Tout là-bas est ordonné, tout là-bas est chaotique. Comme ici.
Mais l’ai-je vraiment inventé ? Je pourrais vous en parler des heures durant. Il y a des milliers, des millions de détails dont je pourrais vous rebattre les oreilles. Cette cité, et le monde qui l’entoure, est si vaste... A l’école, je n’étais même pas douée pour les rédactions. Studieuse, oui, imaginative... non. Valérie a oublié, pas moi. Je lui racontais la Mer Opaline, et les pagodons d’écume, les montagnes du Khol, et la forêt de pierre, les cycles du soleil, et la ceinture de Naya. Elle me disait : tu connais tout de ce monde, tu devrais en être la reine. Mais elle se trompait. Doublement ! Car il y a déjà une reine, la grande monarque Orélia. Et car je ne connais pas tout de ce monde, loin s’en faut. Il est simplement trop grand. D’ailleurs, tout ce qu’en j’en apprends me convainc de sa cohérence.
Quand j’étais enfant, je n’avais pas d’absence, pas vraiment. Je m’évadais, je rêvais sans rêver, je m’échappais là-bas. Quand mon esprit vagabondait, il se retrouvait invariablement dans la cité dorée. Je passais d’un monde à l’autre avec une facilité déconcertante. Tantôt ici, tantôt là-bas. La transition était douce et feutrée. La voix d’un professeur me berçait ? L’instant d’après, c’est un opérateur qui m’expliquait le fonctionnement d’un dispositif ésotérique. Comme la vague sur le sable, je passais de l’un à l’autre.
Au collège, les choses étaient plus tranchées. Il m’arrivait encore, un peu à l’improviste de basculer, mais c’était déjà plus rare. Parfois encore, cela se passait quand je me plongeais dans un bouquin soporifique, ou un film roboratif. Souvent, je me réveillais dans la maison froide, parfois dans mon cubitum. Mais chaque nuit, sans exception, mes songes me ramenaient là-bas. Il m’arrivait parfois de rêver, des rêves normaux, mais ça c’était différent.
Et puis, ça c’est espacé. Il se passait parfois des jours sans que j’y retourne. Et quand cela arrivait, c’était comme d’enfiler des chaussures neuves : inconfortable voir douloureux. C’est toujours comme ça, maintenant. Il y a une sorte de temps d’adaptation. Un moment où le corps semble se révolter, puis finit par lâcher prise. Cela fait partie du processus, semble-t-il.
Mon thérapeute me dira que l’esprit humain est phénoménal, que ses capacités sont quasi-infinies et très nettement sous-estimées. Ce sont des lieux communs, mais admettons que je les crois. Même comme ça, je ne me crois pas capable d’avoir tout inventé. Je ne suis tout bonnement pas assez intelligente. C’est pour ça que j’en parle jamais, avec personne. On me prendrait pour une folle. Je ne suis pas folle. Je suis différente, c’est tout.
Mais les choses ont changé. Depuis quelque temps, une guerre fait rage. Et quand ils ont besoin de moi, ils me convoquent. Je m'éveille alors dans mon caisson. Cela peut arriver n’importe quand. Ce que je disais : c’est quand on commence à se confronter aux autres que ça bloque... C’est mon univers, je peux le dessiner les yeux fermés.
Mais maintenant j’ai une vie, un petit ami... Je veux garder les yeux ouverts !
