J'ignore ce qu'est exactement ce lieu, une tête de pont, un autre système de brouillage ou un simple entrepôt... Mais une chose est certaine : je suis au bon endroit. Il y a ici plus d'alarmes et de systèmes de sécurité que dans tout le cœur de la Citadelle, et c'est la chance autant que le talent qui m'ont permis de ne pas être repérée. Comme souvent, la zone la moins protégée est la zone la plus en vue. C'est ainsi que je me retrouve à quelques 80 mètres du sol, accrochée à la flèche d'un gigantesque dôme de verre. Si un honnête habitant de Deslhan levait le regard sur le Diamant, il serait sans doute étonné d'y voir une petite silhouette en équilibre précaire. S'imaginerait-il qu'il s'agit d'une Exécutrice en train d'enquêter ? Heureusement, le soleil ne va pas tarder à se coucher et dans quelques minutes je serais parfaitement cachée aux yeux de tous. En attendant, je fais profil bas et je repère à l'avance le chemin que je vais emprunter pour m'introduire dans l'édifice. L'éclaireur Hécar n'a pas tort : la construction pourrait faire penser à une cathédrale, à ceci prêt que chacune des 4 branches est de même longueur. Il y a des trappes d'accès sur les toits des branches, et je suis persuadée que j'arriverais à en forcer une. J'en suis encore à déterminer le meilleur chemin pour accéder à ces trappes. Le Diamant est ancien, très ancien, c'est une certitude. S'il a bien été construit par les Zashes, il a plus de trois milles ans. J'applaudis à la prouesse que cela représente : construire un immense édifice, presque totalement en verre amorphe ! Mais même l'ingéniosité du peuple Zashe n'a pas pu tenir le Temps à l'écart. Raison pour laquelle je me garde bien de marcher sur ces immenses pans de verre, dont j'imagine qu'ils étaient transparents à une époque, et qui ne sont plus aujourd'hui qu'à peine translucides. Toutefois, l'immense charpente métallique qui soutient l'ensemble est toujours solide : elle dessine un entrelacs complexe mais robuste. C'est ce que j'utiliserais pour me déplacer sur les toits.
Un craquement sinistre me surprend, et il est si proche et si fort que mon premier réflexe est de m'accrocher plus solidement encore à la flèche. C'est sans doute ce qui sauve la vie à l'investigateur Taylor : en temps normal, une de mes doubles lames serait partie avant même que j'y pense. Mais que fait-il là, cet idiot ? En atterrissant aussi violemment, il vient de gâcher toute la discrétion dont j'avais fait preuve ! Il faut dire qu'il est plus chargé qu'un mulet, son glisseur ne pouvait pas tenir la charge. Je m'apprête à lui passer un de ses savons, quand je remarque tout à la fois son air terrifié et sa posture anormale... Une toile d'araignée blanchâtre est en train de se dessiner sous ses pieds : le verre ne va pas tenir.
"- La poutrelle, là ! lui crie-je, mais il est figé par la peur. Glissez-y maintenant, ou vous serez mort dans 15 secondes..."
Un instant, je me dis que c'est fichu, mais il finit par bouger et heureusement pour nous deux, son mouvement est fluide : le verre tient. Pendant qu'il se remet de ses émotions, je détaille son équipement. Il a son glisseur vissé sur le dos, et il a fixé devant lui une grosse bonbonne que je ne reconnais pas tout de suite. Il a accroché à sa hanche droite un aiguillonneur et à la gauche le fût d'un brisant. Dans le Protectorat, c'est le nom qu'on donne à leurs lance-grenades. Mais celui-ci est privé de son chargeur, et je me demande à quoi il peut lui servir.
"Mais, bougre d'âne, que faites-vous donc ici ? Avec bruit le que vous avez fait, ils ne vont pas tarder à nous tomber dessus !
- Je... je suis désolé. Je me suis dit que vous auriez besoin d'aide.
- Je suis une Exécutrice : ce sont mes ennemis qui ont besoin d'aide !
- J'ai dit que j'étais désolé !
- Peu importe. Venez, on va les attendre ici", lui dis-je en lui indiquant la flèche. "La vue est dégagée. Passez-moi votre aiguillonneur.
- Je suis un excellent tireur...
- Ce n'est pas un concours. Moi, je manie des armes depuis que j'ai 6 ans."
En suivant la structure métallique, il vient jusqu'à moi, et à regrets, il me tend son arme. Je lui explique comment nous allons procéder.
"Nous allons nous positionner dos-à-dos, contre la flèche. Vous couvrirez les ailes Nord et Ouest, pendant que je me charge du Sud et de l'Est. Compris ?
- Et si je vois des nématodes, je fais quoi ?
- Vous m'indiquez le nombre et la distance. C'est dans vos cordes, ça ?
- Par la Lumière ! J'ai dis que j'étais désolé."
Nous nous positionnons à la hâte, nos ennemis ne vont pas tarder à arriver. Si je meure à cause de cet idiot, pour sûr, je vais lui en vouloir. Et comment a-t-il réussi à me suivre ? Un Exécuteur vivant est un Exécuteur prudent. Je surveille toujours mes arrières. Soit il est plus doué que je ne le pense, soit...
"- C'est quoi cette bonbonne ?
- Euh, une solution de kéramyde. A Esmyrion, il s'en serve pour nettoyer les nématodes."
Je me souviens en effet des subordonnées d'Ida en train geler les sols pour éradiquer les nématodes. Cela pourrait se comprendre. Mais je ne suis pas convaincue. Nos ennemis ne sont toujours pas en vue, je glisse une autre question.
"- Et ce fût de brisant ? Vous comptiez en faire quoi ?
- Le brisant était trop imposant pour que je le prenne. Je l'ai démonté, en ne gardant que le fût, le percuteur... et une charge.
- Bon sang ! Il y a une charge prête à être percutée ?
- Eh bien... Oui.
- Décidément, vous êtes doué d'un courage sans limite. Ou vous êtes idiot !
- Feu d'ambre !... Bon, d'accord, je ne suis peut-être pas fait pour ce genre de mission."
Il a raison sur ce point. Et moi, je n'ai plus aucun doute : il n'est pas assez doué pour me suivre en vol. Autant jouer cartes sur table.
"- Pourquoi vous êtes venu, au juste, Taylor ?
- Je vous l'ai dit : pour vous aider. Je me rends compte que c'était... idiot !
- Non ! Vous mentez. Quand vous m'avez rendu ma double lame, sur la nef, vous aviez pris la peine d'y cacher une balise. C'est comme ça que vous m'avez tracé jusqu'ici.
- Mais...
- Et votre armement n'est pas idéal pour chasser le parasite, mais parfait pour s'occuper d'un Exécuteur. Le froid de la kéramyde est connu pour nous engourdir. Si ce n'était pas suffisant, vous avez pris un aiguillonneur. Et si le pire advenait, vous aviez toujours le brisant. Une seule charge, car vous aviez une seule cible. Je me trompe ?"
J'ai parfaitement raison, et son silence me le prouve. Dire que je le trouvais sympathique quand nous étions à la Citadelle. Je me sens lasse. J'aimerais que nos ennemis arrivent, j'ai envie de tirer sur quelqu'un.
"Vous pensez que je suis passée à l'ennemi... Ca n'a pas de sens : le froid de la kérostase tue les nématodes, et le cerveau d'un Exécuteur n'est pas sensible au contrôle mental." Je me garde bien de lui en expliquer la raison. Je préfère éviter de mentionner les Scalaires dans la conversation.
"- Je ne dis pas que vous êtes passée à l'ennemi. Bon, mettons que je l'ai peut-être pensé, oui... Mais mon raisonnement reste correct, Exécuteur ou pas. Le coordinateur Hornin a laissé les nématodes l'infecter. Il s'agit d'une histoire de choix plutôt que de contrôle mental."
Là, il marque un point. Même si j'ai du mal à le croire, il n'est pas impossible que l'un des Exécuteurs aide sciemment les parasites. Je me dis que si c'était le cas, Soulaï-Sym serait le premier à le savoir. Me le dirait-il ? Ou cela irait-il à l'encontre des règles qu'il a édicté ? Je pousse un soupir et je rends son aiguillonneur à Taylor.
"- Allez-y, abattez-moi si vous pensez que cela pourrait aider le Protectorat !
- Iz... Ne faites pas l'enfant. D'ailleurs, je vous aime bien. Mais Nebba est plus important que mes sentiments. Je pensais que vous aviez rendez-vous avec nos ennemis. Comprenez ma position.
- Et vous avez changé d'avis ?
- Il semblerait bien... Bon, on fait quoi ?"
J'hésite. Il serait plus sûr pour lui qu'il reparte, mais son avis pourrait bien changer encore une fois. Et je n'arriverais jamais à le convaincre de m'attendre ici.
"- S'ils ne sont pas encore arrivés, c'est qu'ils n'arriveront pas. Et moi, je veux inspecter ce bâtiment. Les nématodes y trament quelque chose. Accrocher votre glisseur et votre bonbonne à la flèche, et suivez-moi si vous vous en sentez capable.
- Mais... la bonbonne pourrait servir, la kéramyde peut éradiquer les parasites.
- Seulement quand ils ont quitté leur hôte. Si quelqu'un vous tire dessus et perce la paroi de cette bonbonne, vous mourrez et je serais ralentie. Nous voulons éviter cela, n'est-ce pas ?"
A ma grande surprise, il s'exécute sans insister. Très bien. Quitte à me trimballer un civil, autant qu'il m'obéisse. Nous jouons les équilibristes, passant de poutrelle en poutrelle, pour nous diriger vers l'aile Est. C'est celle qui a le plus subi les outrages du temps : les renforts y sont les plus nombreux, ce qui est un bon point pour nous. Quand le dôme s'incurve trop, nous en venons à glisser, d'abord lentement, puis de plus en plus vite. Pour finir, la paroi devient quasiment verticale sur quelques mètres. Cela ne m'effraie pas, et je manœuvre pour atterrir en douceur. Je m'inquiète plus pour Taylor, quand je songe à son arrivée bruyante sur le dôme. Je l'intercepte au passage, et je suis surprise par son poids. Il est plus léger que je ne pensais. Lui aussi se trouve surpris, mais pour d'autres raisons. Il se retrouve dans mes bras et les bordiens ne sont pas à l'aise avec le contact humain. Je le dépose sans un bruit, et je lui fais signe de me suivre. Le soleil est totalement couché maintenant, ce qui me convient parfaitement. Néanmoins, si nous nous écartons de la charpente, chacun de nos pas pourrait être le dernier.
Nous progressons jusqu'à une des trappes d'accès. Je suis sur mes gardes, mais jusqu'à maintenant, rien n'est venu troubler la sérénité des lieux. Après tout, cet endroit n'est peut-être qu'un entrepôt, et les nématodes se repose sur les systèmes de sécurité pour éviter toute intrusion. Dans ce cas, ils peuvent repasser, car il me faut à peine 10 secondes pour briser le loquet qui protège la trappe. Ca semble vide, alors je me glisse à l'intérieur sans hésiter. Pour éviter de heurter la sensibilité de mon co-équipier, je me contente d'amortir sa chute. Dans cette obscurité quasi-totale, je règle mes oculaires pour ne rien louper : je ne voudrais pas me faire surprendre. Il s'agit manifestement d'un dortoir, et s'il n'y a personne, il y a au moins une trentaine de paillasses réparties à travers l'espace. Je me demande s'il existe d'autres salles dans ce genre, et si c'est le cas, combien de nématodes elles peuvent héberger.
"- 1200 !
- Pardon ?
- Cet édifice pourrait aisément abriter 1200 nématodes.
- Comment savez-vous...
- Simple calcul basé sur la surface de la pièce, la surface au sol du bâtiment, et le nombre d'étages.
- Et vous avez calculé ça en une seconde ?
- Plutôt 5 ou 6, en fait. Je me suis posé la question dès que j'ai vu les paillasses.
- Un millier de nématodes ? C'est catastrophique.
- Ca pourrait faire pencher la balance, confirme-t-il. Deslhan pourrait tomber ! Mais cela n'arrivera pas. Certes, il y a assez de place pour en héberger autant, mais encore faudrait-il les nourrir ! Ca représente deux talents de nourriture par jour, au bas mot. La ville est grande, mais ça ne passerait pas inaperçu. C'est simplement impossible.
- Vous en êtes certain ?
- Positivement ! Pour passer inaperçus, ils ne peuvent pas être plus d'une centaine.
- Taylor, vous êtes doué dans votre domaine... Même si, malheureusement, ce domaine n'inclut pas les missions de terrain.
- Merci, enfin je crois. Je voulais savoir : qu'est-ce qu'un bougredane ?
- Un... ? Oh ! C'est en deux mots : un bon sang de..." Je comprends là où ça coince pour lui. Il n'y a pas d'âne dans le Protectorat, ni probablement dans tout Nebba. "Disons un équi-mate dont le servomoteur serait grillé.
- Je vois. Ce n'est pas très flatteur. Vous savez, Exécutrice, il y a des gens qui apprécient mes compétences : je suis particulièrement connu pour ma capacité à cerner les gens !
- Et vous pensiez que j'étais passée à l'ennemi...
- Je me suis excusé. Passons à autre chose. Vous repérez des nématodes sur vos oculaires ?"
Je cale les paramétrages de mon équipement. S'il y a des nématodes ici, je le saurais vite. Je tourne sur moi-même, mais à mon grand étonnement, je n'accroche pas de signal. Rien de clair en tout cas. C'est un peu déroutant...
"Alors ? insiste-il.
- J'ai quelque chose de léger à l'Ouest, plus bas. Mais ça vient par intermittence, on dirait que c'est brouillé.
- Brouillé ? On peut altérer la sensibilité des oculaires ?
- C'est peut-être un hasard. L'éclaireur Hécar m'a dit que le Diamant avait été construit avec un système de régulation de la température, à base de tuyaux qui courent dans les murs. C'est sans doute ça qui fausse ma lecture.
- Je vois. Ca expliquerait pourquoi ils ont choisi cet édifice. Allons voir ce signal."
J'ouvre la marche, et l'investigateur me suit à quelques pas. Il a sorti son aiguillonneur, et j'ai peur que s'il sursaute, il ne m'en tire une volée dans le dos. Avec un ami comme Taylor, on n'a pas besoin d'ennemis. Bon, je suis consciente que je ne suis pas objective à son sujet. Il avait prévu de s'opposer physiquement à moi. Rien que cela, ça requiert un certain courage. Ou une certaine dose de stupidité. Et il n'a pas l'air stupide. J'imagine qu'il mérite mon respect.
Nous nous engageons dans une série d'escaliers, et si mon instinct ne me trompe pas, nous sommes arrivés au rez-de-chaussée. L'absence de vie commence à me taper sur le système. Ont-ils évacués avant notre arrivée ? Pas tous, apparemment : le signal se renforce nettement. Nous nous rapprochons, porte après porte. Nous passons par un réfectoire, puis des cuisines. Je reste vigilante, mais la seule source de chaleur compatible avec un nématode est devant nous, à moins de cent mètres maintenant. J'arrive à une grande double porte, et Taylor me fait remarquer le rai de lumière qui en filtre. Par gestes, je lui intime l'ordre de m'aider en poussant la porte.
La pièce est immense, circulaire et immense. Nous sommes sous le dôme. La première chose que je remarque c'est le sol en damier. Les cases noires et blanches, chacune doit faire dans les deux mètres de long. Et au centre, tout au centre, il y a un homme. Mais ce n'est pas sa chaleur qui m'a attiré ici. Il tient un bâton ouvragé au bout duquel une sphère orangé rayonne. C'est comme si on avait retiré la lave d'un volcan et qu'on l'avait façonnée en un orbe parfait. Mes oculaires sont affirmatifs, la sphère irradie dans le cyan, c'est très chaud. Je reporte mon regard sur l'homme. Il porte un pagne de cuir et un étrange pectoral noir. Le reste de sa peau est à nu, et ce n'est pas un hasard : il veut qu'on voit ses innombrables cicatrices. Je l'ai déjà rencontré, dans la forêt des sauvés.
"- Iz ! clame-t-il. La fabuleuse et plantureuse Iz ! La sauveuse de tout Bordēn... Ah, quelle joie vraiment ! Je t'attendais.
- Et toi, tu es celui qui se fait appeler Dak'Yarod !
- Oui ! Oui ! Tu me connais ! Quel honneur, vraiment... Je suis enchanté par ta présence. Mais je pensais que tu viendrais seule. Qui est ton ami ?
- Je suis Taylor, pour vous détruire !
- Oh, qu'il est charmant ! Je suis désolé, Taylor, vous n'êtes pas encore assez célèbre pour que je connaisse votre visage. Mais rassurez-vous : votre nom est parvenu jusqu'à moi. L'Investigateur ! Je pourrais dire : le vilain petit canard. Voilà un étonnant duo."
Taylor est dans mon dos et même si je ne le vois pas, je sens qu'il ronge son frein. J'entends qu'il serre plus fort la crosse de son aiguillonneur. Mais à cette distance, il ne ferait guère de dégâts. Lentement, je commence à me rapprocher.
"- Tu ne nous fais pas peur. Tu ne seras ni le premier ni le dernier des nématodes que j'aurais supprimé.
- Voilà qui est dit ! Mais je manque à tous mes devoirs : approchez, approchez donc ! Tu n'es pas non plus la première Exécutrice que je rencontre, et pourtant je suis toujours aussi intimidé. Venez que nous parlions. C'est vrai, je ne sens pas ta peur. La sienne par contre... elle ruisselle ! Il est terrifié. Il sent la mort s'approcher. Toi et moi, nous n'avons pas peur de la mort, nous nous ressemblons sur ce point et quelques autres."
Je continue à m'approcher, dans un mouvement légèrement spiralé. J'ai un plan, ou disons une ébauche de plan. Ce nématode est trop sûr de lui. Je ne doute pas que son bâton soit une arme redoutable. Je laisserais Taylor engager les hostilités à l'aiguillonneur. Avec un peu de chance, il le blessera grièvement, au pire il le déstabilisera. Et là, j'entrerais en scène, il faudra que ça soit rapide et décisif. Je suis prête. Quand on sera assez proches...
"- Nous ne nous ressemblons pas ! Même si je dois avouer que Taylor croyait que j'étais de mèche avec vous...
- Oh vraiment ? J'adore cette idée ! C'est d'un romanesque. Et en d'autres circonstances, j'aurais abondé en son sens. Ne serait-ce que pour semer le trouble. Quel avantage tactique cela nous apporterait ! Malheureusement jusqu'à maintenant, cela ne s'est jamais produit. Pourquoi me parler de ça, Iz ? Tu envisages de virer ta cuti ?
- De quoi parle-t-il ?" me glisse Taylor. Il ne comprendrait pas que je cherche à faire parler notre ennemi. A le déconcentrer aussi.
"- Non ! Vous n'avez rien à m'apporter que je n'ai déjà.
- Voilà qui est bien péremptoire. Je suis comme toi, je ne crains pas la mort. Comme toi, je sers mon peuple, au delà de mes intérêts personnels. Mais moi, je sais pourquoi je sers les miens. A moi, on ne me cache rien. Je ne suis pas juste un pion. Je peux mener mes propres opérations. Comme celle-ci !
- Ah oui. Le Diamant ! Tout ça pour infiltrer un contingent de nématodes à Deslhan ? J'ai éventé ton plan...
- Vraiment ? Et vous n'êtes que deux pour me stopper ? Iz, regarde plutôt au-dessus de nous. Que vois-tu ?"
Au dessus, il y a un immense espace vide et encore au delà, le dôme. D'en dessous, et la nuit tombée, le verre amorphe est totalement noir. Seule la charpente métallique ressort. D'ici on dirait...
"- Une toile d'araignée ? Une nasse... Le Diamant n'est qu'un piège !
- Pas n'importe quel piège, Iz : un piège à Exécuteur. Tu es la première. Mais d'autres viendront.
- Comment ?
- Moi, je vois la Dame avant l'Exécutrice" proclame-t-il, avec l'intonation et la gestuelle de l'Éclaireur Hécar. "Eh oui, vous aviez un espion dans la place. A ce propos, ce brave Hécar a largement sous-estimé la taille et l'armement du détachement de nématodes qu'il a aperçu. J'éprouve de sérieuses craintes quant à la survie de vos fonceurs. Et puis, je me demande aussi si Hécar a pu saboter votre ridicule bateau volant. Si c'est le cas, votre petite Reine... eh bien, disons qu'elle est en paix maintenant !"
Taylor se met à tirer salve sur salve. Nous sommes à une douzaine de mètres, c'est encore trop loin. Sans réfléchir, je me lance. La distance qui nous sépare me parait infinie : j'ai le temps de m'équiper de mes doubles lames, le temps de repérer les endroits où je vais frapper, la gorge et le cœur. Je vois les aiguilles qui me précédent, Taylor avait raison : il est bon tireur. Et pourtant, les aiguilles semblent s'écarter au dernier moment, et les rares qui parviennent jusqu'à Yarod sont tellement ralenties qu'elles ne percent même pas sa peau. Quelque chose le protège. Mais pas pour longtemps : je suis sur lui. Mes bras dessinent un X parfait et les doubles lames foncent vers ses centres vitaux. Soudain je rencontre une résistance, comme si je me battais sous l'eau. J'ai mobilisé toute mes forces dans mon mouvement, alors cela ne fait que me ralentir. Assez malheureusement, pour qu'il esquive mon attaque. Son bâton siffle quand il s'élance vers moi. Comme le roseau, je ploie pour m'extraire de sa trajectoire. Peut-être que j'hallucine mais j'ai l'impression de voir la sphère de lave prendre de l'ampleur. Ce qui est certain c'est que je sens sa chaleur me brûler la peau au travers de mon harnais. Je me retiens de crier, mais je me replie de quelques mètres. En l'état, je ne vois pas comment l'atteindre.
"Eh bien quoi ? Vous pensiez qu'il serait aisé de venir à bout du Roi-Thaumaturge ? La magie me protège !"
Je dois bien reconnaître que pour l'instant il a très largement l'ascendant. Je recule encore un peu, pour me rapprocher de Taylor.
"- Une idée ?
- Je crois qu'il porte une étrive à résonance" explique-t-il en pointant son pectoral.
Je me souviens de ce genre de dispositif. Des champs de force personnels. Ils datent du temps des fils d'Hylion. Pour ce que j'en sais, il n'en reste que dans les musées, définitivement inutilisables. Sauf celui-ci, manifestement.
"- Tu n'as rien d'un Roi et encore moins d'un Thaumaturge. Tout ce que tu sais faire, c'est voler la technologie des autres. Il n'y a aucune magie en toi !
- Tu blasphèmes, Iz ! Magie et technologie, n'est-ce pas la même chose ? Regarde-toi : qu'est-ce qui te permet d'évoluer sur ce monde, si ce n'est la magie, ô toi, Iz la terrienne !"
Ses mots m'emprisonnent, littéralement. Je ne suis plus capable d'esquisser le moindre geste. Comment sait-il que je viens de la Terre ? Je n'ose pas me retourner vers Taylor. Je ne veux pas voir son regard. Que pense-t-il de moi, maintenant ?
"J'ai touché un point sensible ? Oh, j'en suis désolé. Mais il ne faut pas avoir honte de ce qu'on est, tu sais. Il reste une question, néanmoins. D'où viens-tu exactement ? Américaine ? Moi, je pencherais pour l'Europe, mais d'où ? Andalousie, peut-être ?"
Je dois le faire taire, au plus vite. Mais Taylor attire mon attention sur l'arrière. Quatre cases du damier se sont soulevées, et du sous-sol des dizaines de nématodes s'engouffrent dans la pièce. Ils sont au moins 30. Bon sang, j'aurais dû m'en souvenir : le Diamant a été construit sur une mine de verre amorphe. Le sous-sol doit être parcouru de galeries.
"Bien, il semblerait que la fête se termine ! A moins que l'un d'entre vous ne souhaite rejoindre notre cause, j'ai peur qu'il ne soit l'heure de se quitter définitivement.
- J'ai encore ma charge de brisant", me glisse Taylor en parlant de son lance-grenade.
"- Allez-y !"
C'est un baroud d'honneur, rien de plus. Il y a peu de chances que la charge passe au travers du champs de force, et s'il vise les autres parasites, ils sont trop éparpillés. Au mieux, il en aura 5 ou 6. J'entends le bruit sec du percuteur, mais l'explosion ne vient pas de là où je l'attendais.
Il a tiré en l'air. Je vois le dôme se fissurer, la charpente se tordre : une pluie de verre amorphe nous tombe dessus. Je me laisse l'espace d'une demi-seconde pour analyser les trajectoires des centaines de projectiles meurtriers, puis je me saisis de Taylor et ensemble nous roulons sur quelques mètres. La pluie nous a rejoint, et je protège Taylor du mieux que je peux. Des dizaines de tessons me lacèrent la peau, mais j'ai évité les plus gros blocs, capables de couper un homme en deux. Je garde la tête baissée, autant que possible. Mais je sens la chaleur sur ma peau. A l'endroit où se tenait Yarod, la sphère de lave a pris toute la place. Elle doit bien faire deux mètres de diamètre. J'imagine qu'elle le protège. Les autres nématodes n'ont pas eu autant de chance. Beaucoup sont au sol, souvent en plusieurs morceaux. Les autres sont blessés, mais ça ne les empêchera pas de se battre.
"- C'est fini ? J'espérais qu'ils y passeraient tous", fait remarquer Taylor.
Nos adversaires sont comme nous : ils surveillent le ciel, dans l'attente d'une autre catastrophe. La charpente continue à s'écrouler et à se tordre, lentement, presque en ralenti. De temps en temps, des blocs de verre se décrochent, mais ils ne sont plus assez nombreux pour représenter un vrai danger. Par contre, je repère ce qui reste de la flèche. Elle est déformée et il en manque un bout. Mais nos glisseurs y sont toujours attachés, ainsi que la bonbonne, retenue par sa courroie de cuir. Elle glisse par petits accoups timides. Le temps semble suspendu, je n'arrive pas à décrocher mes yeux. Je sens bien que les parasites sont en train de se réorganiser, mais mon cœur est là-haut suspendu à cette courroie. Et puis, enfin, la bonbonne bascule. Je me serre contre Taylor. Je sais parfaitement ce qui va se passer. La bonbonne va s'écraser au sol, libérant toute la kéramyde qu'elle contient. A part moi, tout le monde va mourir de froid, y compris Taylor. J'ai peut-être une chance de lui faire profiter de mon pouvoir. Je resserre encore mon étreinte.
Le choc est terrible, et tout l'air semble avoir disparu de la pièce. Je sens mon équipement geler sur moi, ma peau semble rétrécir. La douleur survient juste après. J'ai les yeux fermés, mais j'entends les parasites s'écrouler les uns après les autres, sans un cri. La douleur s'accentue encore, de seconde en seconde. J'en viens à espérer que Taylor soit déjà mort, cela lui éviterait de subir cette torture. Quand j'ouvre les yeux, la sphère est toujours là. Elle a viré au brun et elle s'assombrit à chaque instant. Des fissures apparaissent, et puis elle s'écroule sur elle-même. Il ne reste plus que Yarod.
Je me relève, bancale et endolorie mais vivante. Je me dirige vers mon ennemi. Au passage, j'achève un parasite qui rampait au sol. Il n'y a plus de sphère au bout du bâton de Yarod. Le combat va être plus équitable, il me reste juste à passer la protection de son pectoral. Il fait un pas en arrière. Il était le chasseur, il est devenu le chassé. Le nématode qui est en lui ne veut pas le croire, mais son corps d'humain commence à le trahir. C'est à son tour d'avoir peur.
"- Tu as encore le choix, Iz. Tu peux rejoindre ma cause, et je sauverais Taylor.
- Je le sauverais moi-même. Comment as-tu appris que je viens de la Terre ?"
Il ne répond pas, et se jette sur moi. Il est puissant et rapide, mais même affaiblis, mes réflexes me permettent de parer ses attaques. J'arrive à le tenir à distance, pas à le frapper. Son étrive à résonance. Le champs de force semble irradier depuis le centre du pectoral. Je feinte vers le haut, et il tente de se protéger. Je mets toute ma force pour frapper droit vers le pectoral. Je sens la résistance, mais elle n'est pas à son maximum. Ma double lame s'enfonce dans le métal dans un grésillement métallique. Yarod n'a pas l'air d'en croire ses yeux. Il me jette un regard éperdu puis nous sommes séparés par l'explosion de son pectoral. Je vole dix mètres plus loin.
Je crois savoir comment il en sait autant sur moi. Un Exécuteur s'est allié avec les nématodes. Mais qui et pourquoi ? Je me relève, tant bien que mal. Je vais lui faire cracher le nom du traître. Il est à terre, et quand je le retourne je me rends compte que sa cage thoracique n'est plus qu'un trou béant. Cette ordure emporte son secret avec lui ! Je repense à ce que m'a dit Ida : il suffirait que des nématodes le récupère pour qu'il revienne à la vie. Je dois choisir entre le fait de veiller son corps ou faire sortir Taylor d'ici. Je ne connais pas bien Taylor, mais je crois savoir ce qu'il choisirait.