"- C'est tout simplement impossible, IMPOSSIBLE !" m'assène l'ingénieur Maccena.
Ce n'est pas le bon moment pour ça : il y a trop de choses en jeu pour que je me contente de ce genre de réponses. Je m'apprête à faire quelque chose, et je ne le fais pas de gaîté de cœur. Alors j'aimerais autant qu'on arrête de me mettre des bâtons dans les roues. Je regarde Maccena. Il est fermement campé sur ses deux jambes, a les bras croisés sur sa poitrine. Je dirais qu'il a un caractère dominant et qu'une fois qu'il a pris sa décision, il n'y a pas de moyens de l'en faire changer. Heureusement pour moi, il n'est pas le seul ingénieur autour de la table. Du fait de la proximité de Farol et de Guedzem, l'ingénieur Tori nous a rejoints. Bien qu'elle semble l'ignorer, elle ne manque pas de charme et ses boucles rousses pourraient faire fureur si elle les laissait s'épanouir. Manifestement, elle a un caractère plus réservé que son collaborateur, et sans mon intervention, elle ne risque pas de le contredire. Ce n'est pas forcément très charitable de ma part, mais on dit que la fin justifie les moyens : j'attaque bille en tête.
"- Ne me dites pas à moi que c'est impossible. J'ai déjà voyagé via le tube, plusieurs fois. Et je suis consciente que Farol et Guedzem sont des cités commerçantes, mais j'ai l'habitude de m'opposer à tous ceux qui me disent que les machinistes n'y sont pas aussi bons qu'ailleurs. Aurais-je tort ? Dois-je dire à la Reine que deux ingénieurs ici, c'est un de trop ?
- Pas du tout, Exécutrice, pas du tout. Ce que voulait dire l'ingénieur Maccena, c'est qu'il y a de nombreux problèmes, et que, s'il est vrai que chacun individuellement peut être résolu, l'ensemble rend la tâche éminemment complexe.
- Ca, je le sais déjà, ingénieur Tori. Entrez dans les détails.
- Pour commencer, si on oublie qu'il est interdit d'aller à la Cité Capitale, il faut néanmoins se souvenir que plus personne n'a emprunté le tube qui y débouche depuis trente ans. Il est tout à fait possible que des sections se soient écroulées. Au vu des combats qui s'y sont déroulés, c'est même très probable. Nous pourrions programmer un traîneau pour qu'il fasse un aller-retour. Cela nous prendrait à peine une demi-heure pour le paramétrage.
- Plus deux fois quarante-cinq minutes pour l'aller-retour. Donc deux heures pour vérifier que je peux faire le trajet sans danger ? Non : je prendrais le risque.
- Cela ne me paraît pas..." commence-t-elle, avant de se raviser. "Admettons. Je sais que vous avez déjà utilisé le tube, mais c'était dans un traîneau modifié, spécifiquement rallongé pour pouvoir y loger un humain. Nous ne disposons pas d'un tel traîneau. Il faudrait au moins six heures pour faire les modifs nécessaires, et on ne serait même certains du bon fonctionnement du traîneau.
- Alors on ne change pas le traîneau : je me glisserais dans le compartiment actuel. Ça ne sera pas confortable, mais j'y arriverais" dis-je avec toute la conviction dont je suis capable. "Quoi d'autre ?
- L'écoutille de sortie. Elle est sûrement fermée, et ces écoutilles ne s'ouvrent pas de l'intérieur du tube. Il n'y aura personne à la Capitale pour vous ouvrir !"
Elle marque un point. D'ailleurs, soit il n'y aura personne, soit il y aura des ennemis. Et contorsionnée comme je le serais, je ne pense pas que je serais capable de forcer l'écoutille.
"- Le système de freinage du traîneau ? Il est modifiable ? Vous pourriez en changer les paramètres pour que le traîneau vienne frapper l'écoutille avec assez de force pour la faire sauter ?
- Mais on a aucune idée de l'état dans lequel se trouve cette écoutille, intervient Maccena. Si ça se trouve elle a été scellée par les parasites lorsqu'ils tenaient la Capitale ! Si ça se trouve elle est ouverte, ce qui ne serait pas meilleur pour vous.
- Je comprends bien. Pour l'instant, nous allons partir du principe qu'elle est fermée mais pas scellée. Estimez la vitesse à laquelle le traîneau doit la frapper, et faites le nécessaire. Quoi d'autre ?
- Il reste le plus évident, explique Tori. la Cité a été détruite, quasiment rasée. La tour des machinistes s'est effondrée. Vous risquez fort d'arriver dans des décombres.
- Les chambres d'arrivée des tubes sont plusieurs niveaux sous la surface, j'ai bon espoir qu'elle ait tenue.
- Même si c'est le cas, rien ne dit que vous pourrez en sortir.
- Je sais, ingénieur Maccena, je sais. Prévenez-moi quand le traîneau sera prêt."
J'espère que ces deux-là vont réussir à travailler ensemble, j'ai déjà bien assez de soucis comme ça. Je ne voudrais pas que l'avenir du Protectorat soit mis en péril à cause d'une rivalité de machinistes. Je glisse une graine de kavèh sous ma langue. Je suis déjà bien assez excité, mais je ne veux en aucun cas m'endormir. Si je m'endors, je risque de me désynchroniser. Et si cela arrive...
Mon prochain interlocuteur m'attend, et il veut que je sache qu'il est impatient. Après tout, personne ne fait attendre un Gouverneur. Lui, ce qu'il voit surtout, c'est que Bán n'est pas sorti de stase, et qu'il n'a plus aucun Exécuteur pour protéger ses deux cités. Sauf moi, bien sûr. Je ne dois pas le laisser guider la discussion.
"- Gouverneur Faïs, on m'a dit que vous aviez fait jouer tous vos contacts. Comment ça se présente ?
- En vérité : mal. Très mal. Les parasites ont lancé un assaut d'envergure sur Esmyrion. Ida et Tom font de leur mieux, mais Nès est inopérante, bloquée en stase, elle aussi. Nous avons perdu tout contact avec Gharr depuis plusieurs heures, mais nous savons que des émeutes se sont déclenchées. Le quartier administratif est particulièrement visé. Ven et Nad sont sur le coup.
- Nad ?
- Oui, elle a été dépêchée de Bordēn, justement en prévision d'une possible insurrection.
- Ils sont en vie ?
- Leur situation était déjà inconnue il y a trois heures. Comment voulez-vous que je sache ? demande-t-il, à deux doigts d'exploser.
- D'accord, d'accord. Je sais que la situation est compliquée, Gouverneur Faïs, mais vous vous en sortez bien. On a des nouvelles des autres Exécuteurs ?
- La cité d'Albreich a été la première à répondre. Ael et Lèn sont bloqués en stase. Ce qui veut dire que leur cité est en sans protection. Tout comme l'est Bordēn, en votre absence et celle de Nad. Et tout comme le seront Farol et Guedzem si vous vous entêtez à nous quitter !"
Farol et Guedzem, tu parles ! Ce crétin s'inquiète simplement pour sa sécurité personnelle. Il n'a pas de nouvelles de Vèn et de Nad. Nès, Lèn, Ael et Bán ne sortiront peut-être jamais de stase... Ignore-t-il que ce sont ma famille, mes amis ? Sans doute qu'à ses yeux, je ne suis qu'un genre de robot dénué de sentiments. Je devrais lui trancher la gorge juste pour qu'il se rende compte qu'il se trompe. Le kavèh est un stimulant, mais aussi un excitant. Il faut que je garde mon calme, je dois m'efforcer à penser comme Elizabeth.
"- Je comprends votre inquiétude, Gouverneur. Je la partage. Mon souhait est de rester ici. Mais soyons honnête, si je reste, ma protection ne durera que jusqu'à ma prochaine désynchronisation. Après quoi, vous serez livrés à vous même. À tout jamais, peut-être. Mon devoir, ma mission, est de régler ce problème qui touche les Exécuteurs.
- Parlons-en de votre mission. J'ai reçu des ordres très clairs du Commodore vous concernant, il souhaite que vous retourniez à Bordēn séance tenante. Allez-vous me dire que vous obéissez à une autorité supérieure ?"
Cet idiot ne croit pas si bien dire. Depuis que Téo m'a fait comprendre que quelque chose n'allait pas, je ressens le besoin impérieux d'agir. C'est presque plus fort que moi... J'en suis presque à trépigner. À moins que ça ne soit les effets du kavèh, bien sûr.
"- Vous avez parfaitement raison, Gouverneur Faïs. Même si j'accorde une grande importance au Commodore, le dernier mot revient toujours à la Reine, n'est-ce pas ? C'est fort dommage qu'elle ne soit pas joignable, mais vous avez remarqué que je connais le code-fréquence de l'omnigraphe de la Reine
- En effet, reconnaît-il, amèrement.
- Ainsi vous savez d'où me viennent mes ordres. Maintenant que ceci est établi, avez-vous des nouvelles de Dorkchēn ou d'un haut-machiniste ?
- Oui, j'ai pu contacter l'ingénieur d'Albreich. Il a longtemps été l'assistant de Dorkchēn, et, euh, il aurait tendance à corroborer votre sentiment : s'il y a un relais-maître, il doit être au centre du Protectorat. Et il est exact de dire que la cité capitale était la plus centrale de toutes. De plus, il présume que les Spécialistes venaient de là-bas.
- C'est parfait. J'irai donc jusqu'à la cité des Dieux, la cité capitale."
Il ne faut pas que je m'attarde longtemps ici, mon bluff ne tiendra pas longtemps. Faïs ne me croit pas, mais il mesure les risques qu'il a de s'opposer frontalement à moi. Il va se renseigner, et bientôt mon mensonge sera dévoilé. Mais s'agit-il vraiment d'un mensonge ? Je n'en suis pas certaine moi-même. J'essaye de me rassurer en me disant que c'est une question d'interprétation.
Il me reste une personne à voir. Pas la plus méchante, la plus puissante ou la plus vindicative, mais pourtant la seule qui aurait une chance de me retenir : je dois encore parler à Lorenz. Pour plusieurs raisons. Il n'est pas dur à trouver, lui aussi doit vouloir me parler.
"- C'est de la folie, n'est-ce pas ?
- Sans doute un peu, oui.
- Tu sais ce qu'on dit : un Exécuteur vivant est un Exécuteur...
- Prudent ! Oui, je sais. Mais si j'ai raison, et j'en suis persuadée, ce que je m'apprête à faire est la seule façon de sauver les Exécuteurs. Et je crois que le Protectorat ne peut pas se passer de nous, pas en ce moment en tout cas.
- Je ne débattrai pas sur ce point puisque je suis d'accord. Mais ce que je veux savoir, c'est : pourquoi forcément toi ? Il doit bien y avoir quelqu'un d'autre, non ?
- Mais qui d'autre ? Entre les Exécuteurs bloqués en stase, et ceux qui sont au combat, il ne reste que Cod et Abi. Cod est un sage, et Abi est une farouche guerrière, mais dans ce cas je suis la plus apte. Appelle-ça le destin, ou le hasard, peu importe, n'empêche que je suis l'Exécutrice qui en sait le plus sur les répétiteurs, grâce à toi. Je suis la mieux placée pour agir, c'est MA mission.
- Et Téo ? Il n'est pas atteint par la désynchronisation, mais si tu as raison, il est en danger. Les parasites le cibleront personnellement. Qui le protégera, si ce n'est toi ?
- Toi ! C'est TA mission. Tu m'as protégé pendant trente ans, c'est toi le plus apte pour ça."
Ses épaules s'affaissent un peu. Ses derniers espoirs de me retenir viennent de s'envoler. S'il savait que ça me brise le cœur à moi aussi... Je suis consciente que je m'engage sur une route à sens unique. Cette fois-ci, je ne reviendrais probablement pas. Lorenz me tend une carte.
"- Je l'ai faite de mémoire, explique-t-il. Les archives concernant la cité C ont été détruites, il ne reste rien. Si ce n'est les souvenirs d'un ancien voyageur comme moi. Lesquels sont probablement inexacts, néanmoins. Il faut dire que la cité était immensément dense, construite par niveaux. Si tu cherches autre chose que la tour des machinistes, cette carte pourra t'être utile."
Je la prends sans un mot, je ne vois pas comment lui dire adieu. Et quant à ce que je cherche ? C'est un autre problème, je saurais ce que je cherche quand je le verrais. J'imagine que, d'une façon ou d'une autre, le relais-maître doit ressembler un peu aux répétiteurs puisqu'il s'agit d'une technologie analogue. Mais où est-ce que cela sera caché ? Je mise sur la tour des machinistes ou l'ancien palais du Matriarcat. Peu importe, je trouverais le relais-maître, je n'ai pas le choix.
Le temps que les machinistes préparent le traîneau, moi je vérifie une dernière fois mon paquetage. Mes armes (les doubles lames que m'a offert Lorenz), un tube avec deux entomo-mates et mes oculaires. J'ai l'habitude de voyager léger, mais vu la place disponible dans le traîneau, aujourd'hui je n'ai pas le choix.
Décidant que je ne peux plus attendre, je retourne voir Tori et Maccena. L'ingénieure me tend un masque respiratoire et un drôle de couteau incurvé, pendant que son confrère m'explique :
"- Trois marques à l'heure, c'est la vitesse à laquelle vous devez frapper l'écoutille. C'est assez fort pour l'ouvrir et assez faible pour vous laisser une chance de survivre. Nous avons rajouté un rostre rudimentaire à l'avant du traîneau : il devrait dissiper une partie de l'énergie dégagée par l'impact.
- C'est une idée de l'ingénieur Maccena, fait remarquer Tori.
- Je suis heureuse de voir que vous avez finalement travaillé en équipe ! Et au fait, c'est quoi ce truc, dis-je en indiquant le couteau incurvé.
- Une lime.
- Une... lime ? Précisez..."
D'un geste vif, elle s'en saisit et presse sur la partie arrondie. Une longue flamme bleue fuse entre les deux bords.
"- Il est probable que le traîneau soit endommagé lors du choc. Si c'est le cas et que vous n'arrivez pas à en sortir, la lime vous servira à découper le métal. Il n'y a que quelques minutes d'autonomie, mais cela devrait être plus que suffisant."
Je récupère l'outil, puis après m'être équipée du masque respiratoire, je me glisse, à force de contorsions dans le réduit à matériel du traîneau. Quand je suis en place, j'ai les genoux sur le menton et la cage thoracique si comprimée que j'arrive à peine à respirer. Je fais néanmoins un signe pour leur indiquer de continuer. Ils font entrer le traîneau dans le tube, un peu comme une balle à l'entrée d'un canon. J'essaye de rester calme : certes le voyage en lui-même sera stressant, mais je suis prête à parier que ce n'est pas le pire de ce qui va m'arriver aujourd'hui. Pour me calmer, j'essaie le mantra des muscles du corps humain. Mais rien ne vient... C'est idiot, je les connais par chœur ! Ne pas m'en rappeler, c'est comme d'oublier les lettres de l'alphabet, c'est impossible. Pendant mes études, je n'arrêtais pas de...
Sauf que je n'ai pas fait d'études de médecine, pas plus que je n'ai de neveux. Tout ça, c'est Elizabeth qui l'a fait, pas moi. Et la chose qui bloque mes camarades en stase m'affecte aussi : je n'arrive plus à invoquer les souvenirs d'Elizabeth. Je sais que je ne suis pas elle, pas vraiment en tout cas. Mais d'ordinaire j'ai tous ses souvenirs et elle tous les miens. En temps normal, nous partageons une conscience commune, unique. J'aurais tendance à dire que cela fait de nous la même personne. Mais sans elle, qui suis-je ? Et dans ce cas, qu'advient-il de son corps, là-bas, sur Terre ? Sans Elizabeth pour me guider, je n'ai aucune chance de mener cette mission à bien. Je tape du poing sur les arceaux de métal pour que quelqu'un me vienne en aide, mais le traîneau est déjà en mouvement.
Me voilà contorsionnée et sanglée dans un cercueil de métal qui fonce à une vitesse scandaleuse dans un boyau souterrain que personne n'a emprunté depuis plus de trente ans alors que je ne suis que l'ombre de moi-même, à peine plus qu'une coquille vide. Une crise d'angoisse, je suis en train de faire une crise d'angoisse. Il faut que je reprenne le contrôle de moi-même, mais je ne peux pas m'appuyer sur les mantras d'Elizabeth pour me calmer. Je ne sais pas comment m'en sortir : il va falloir que je trouve une façon de faire, par moi-même. Le problème principal, c'est que je ne sais pas vraiment qui je suis, parce que, jusqu'à aujourd'hui, j'ai toujours été une autre.
Je suis inondée de la lumière bleue qui accompagne les trajets dans le tube, je pense qu'on a dû atteindre la vitesse de croisière. Je le sais parce que j'ai déjà vécu ça. Ce n'était pas Elizabeth, c'était moi. Bon, d'accord, elle était aux commandes, mais c'était dans ce corps-ci, pas dans le sien. Et j'ai accès à mes souvenirs à moi, tous ceux qui concernent Nebba, le Protectorat et Bordēn. Et ce qu'Ael nomme la mémoire musculaire, je suis persuadée qu'elle est toujours là, en moi. D'accord, je suis peut-être seule, mais je ne suis pas totalement dénuée de qualités. Cette pensée m'apaise un peu. D'ailleurs, même si j'ai perdu accès aux détails de la mémoire d'Elizabeth, il m'en reste des bribes. Par exemple, si je n'arrive pas à me souvenir du prénom de son neveu, je sais néanmoins qu'elle en a un. Tout n'est pas perdu.
J'en suis là de ce trajet qui ne semble pas vouloir en finir quand il y a comme un choc énorme et le traîneau se met à tanguer dans une gerbe d'étincelles spectaculaire. J'en sens s'insinuer dans le réduit à matériel, certaines viennent mourir sur ma peau, où elles me brûlent avec voracité. Mes mouvements sont extrêmement limités alors je fais de mon mieux pour m'en débarrasser. Quand je reprends conscience de mon environnement, je me rends compte que je suis dans l'obscurité la plus complète : le traîneau s'est arrêté, quelque part au milieu du tube.
Tiens, c'est drôle. Malgré toutes leurs idées alarmistes, ni Tori ni Maccena n'avaient envisagé cela. Je me retrouve coincé, loin sous terre, sans aucun moyen de me dégager ni du traîneau, ni du tube. A ce stade, je ne suis pas certaine que les choses puissent empirer. Par la Lumière, pourquoi est-ce que c'est bloqué ? Millimètre par millimètre, je fais glisser ma main jusqu'à la poche qui contient la lime que m'a donnée Tori. Quand je l'active, elle ne donne pas une belle flamme bleue, mais une flamme jaune-orange, maladive. Manque d'oxygène, sans doute. Je me concentre sur le peu de lumière qu'elle me donne. Je n'aperçois pas grand chose. Le tube n'a pas l'air effondré en tout cas. On dirait que le traîneau a frotté contre les parois, c'est sans doute de là que venaient les étincelles.
Tori avait sans doute raison : le tube doit être endommagé. Il ne s'est pas effondré (sans quoi je serais morte) mais il a dû y avoir du jeu entre deux sections, et c'est pour ça que le traîneau a frotté sur les bords. Mais pourquoi cela ne repart pas tout seul ? J'essaye de me souvenir de ce que m'ont dit les machinistes sur le fonctionnement de cette machinerie. Les sections. Elles sont... diamagnétiques. Je dois faire un effort. Voyons, cela veut dire qu'elles génèrent un champ magnétique quand elles sont soumises à un champ magnétique de direction opposée. Oui, c'est un truc comme ça. Et c'est le moteur du traîneau qui engendre ce champ contraire. Que disait Tori ? Que le diamagnétisme des sections n'est pas constant, il monte et il descend, que cela fait comme une crémaillère et c'est ça qui entraîne le mouvement du traîneau !
Sauf que là, il est immobile... Pourquoi ? Je me souviens que la force de propulsion augmente avec le champ magnétique et que celui-ci augmente avec la vitesse, jusqu'à ce qu'un équilibre s'établisse entre toutes les forces. Sauf que ça ne bouge pas. Donc pas de force de propulsion. Peut-être qu'avec un mouvement même faible ? Je m'écorche les doigts pour les faire passer entre les arceaux jusqu'à toucher la paroi du tube. Et je m'arque-boute pour pousser. Et je recommence encore et encore jusqu'à ce que mes muscles endoloris me lâchent. Est-ce donc la fin ?
Est-ce que mon Créateur va m'apparaître dans une Lumière bleutée et me révéler le sens qu'a eu ma vie ? Non... Il y a bien une légère lumière, fluctuante, incertaine. Mais c'est parce que c'est reparti, c'est en mouvement. Très lentement, certes, mais même si je sens pas l'accélération je comprends qu'on est en train de prendre de la vitesse. On est reparti ! On dirait bien que je suis sauvée ! Pour l'instant, en tout cas... Si d'autres sections sont dans le même état, ou pire, ma chance va tourner court.
J'ai du mal à estimer le temps dans cet univers uniforme, mais je me dis qu'on doit avoir atteint (si ce n'est dépassé) les quarante-cinq minutes de trajet. Je devrais arriver à destination. Et comme s'il répondait à mes pensées, je sens mon véhicule ralentir. La prochaine étape de mon périple va commencer. Qu'a dit Maccena ? Que la machine devait frapper l'écoutille à une vitesse de trois marques à l'heure. J'ai encore assez de souvenirs de la Terre pour savoir que ça fait 145 km/h. C'est un peu tard pour s'en inquiéter, et de toute façon, je ne peux rien y faire. J'essaye de me préparer à l'impact du mieux que je peux. Jusque-là, je suis toujours en vie. Et puis c'est la collision !
C'est la douleur, cette vieille amie, qui me ramène à la conscience. Bon sang, ai-je été désynchronisée ? Non, sinon je ne reprendrais pas conscience. J'essaye de rassembler les morceaux épars de mon esprit. Je saigne, j'ai des os cassés et je suis plus que jamais enfermée dans ce cercueil de métal, dans une obscurité totale. Une nouvelle fois, j'essaye d'attraper la lime de Tori mais mon bras droit ne répond pas convenablement. Machinalement, je change de main. Je dois lutter contre les lames de cuivre qui se sont déformées lors du choc, mais au moins ma main progresse. La lime semble intacte, mais sa flamme n'est pas plus vigoureuse que dans le tube. Cela sera-t-il suffisant pour découper le métal ? Et ce qui devrait m'inquiéter encore plus : si la flamme n'a pas repris sa couleur d'origine, c'est que cette salle manque d'oxygène. Même si je me libère de mon carcan, rien ne dit que je pourrais rejoindre la surface. Je continue à attaquer le métal, mais cette idée vient me tarauder. Et si je me trompais depuis le début ?
Le premier arceau finit par céder, ce qui me donne quelque chose sur quoi me concentrer. Un problème à la fois. Je vais me dégager, et ensuite on verra bien. Au troisième arceau, la lime commence à donner des signes de faiblesse. Est-elle déchargée, ou bien ai-je épuisé tout l'oxygène de cette pièce ? Il faudra que je me contente de ça, elle ne découpera rien de plus aujourd'hui. Je pousse de toutes mes forces sur mes jambes pour m'extirper des décombres, le métal torturé me tailladant au passage. Mais c'est quand j'arrive enfin à me libérer que, dans ma chute, je viens m'embrocher sur une tige de métal. Seul le masque respiratoire m'empêche de hurler.
A tâtons, et de la main gauche, je récupère la lime. Même si elle ne peut plus rien découper, elle me permettra de vérifier l'étendue des dégâts. Là, juste entre ma hanche et mes côtes, la tige s'est enfoncée de plusieurs centimètres. Impossible de dire combien. Je m'inspecte rapidement. J'ai d'autres blessures. Mon bras droit est salement brisé, et j'ai une fracture du tibia du même côté. Oh, et dans le choc, une de mes propres doubles lames m'a profondément entaillée sous le sein. C'est idiot, je me mets à pleurer. Je ne crois pas aux signes, mais être blessée par une de mes armes, tout de même, voilà de quoi ébranler ma détermination. Normalement, c'est Nad qui voit et qui interprète les signes. Pas moi.
Nad ? Où est-elle en ce moment ? Bloquée en stase ou en train de se battre contre les émeutiers à Gharr ? Si je suis arrivée jusqu'ici, c'est pour elle et tous les autres. Je n'ai pas le droit de flancher. Je pleurerais après, toute une semaine s'il le faut, mais pas maintenant. Chacune de mes blessures est préoccupante, mais la pire de toutes c'est la perforation. Si j'étais dans le monde d'Elizabeth, j'attendrais que les secours viennent me chercher. Je crois me souvenir qu'il est dangereux de retirer un objet d'une plaie. Mais je suis Iz, et je n'ai pas le choix. D'un coup sec, je m'extrais de la tige de métal, et sans réfléchir je pose la lime contre la plaie jusqu'à ce que la flamme s'éteigne pour de bon. Le mot cautérisation flotte à la limite de ma conscience.
J'ai fait un choix : j'ai sacrifié le peu de lumière qu'il me restait pour me préserver d'une hémorragie massive. Je veux croire que j'ai fait le bon choix. Je re-serre mon harnais pour appuyer sur mes plaies. Ça tiendra peut-être assez longtemps. Et puis pour la lumière, j'ai peut-être une autre solution. Je m'équipe de mes oculaires. Un des verres est cassé et l'autre ne marche plus qu'à moitié. J'essaye de passer sur la vision de nuit, ou sur les plages températures, sans succès. Il va donc falloir que je sorte d'ici à tâtons ? J'ai une autre idée. J'essaye de récupérer le tube aux entomo-mates. Le verre a explosé en mille morceaux, et je m'y entaille les doigts. Un des lépidoptères n'est plus que bouillie et l'autre a l'air plutôt esquinté. Il bouge néanmoins. J'active sa balise, et par miracle, j'attrape sa fréquence sur mon oculaire. Toutes les deux secondes, j'ai un léger flash de lumière. C'est peu, mais cela devrait me suffire pour inspecter la pièce. En fait, la salle d'arrivée est plutôt en bon état si on exclut le cadavre de métal enchevêtré. Mon problème vient de l'escalier qui remonte vers la surface : il est totalement obstrué par des éboulis. La tour des machinistes s'est écroulée, m'avait prévenu Tori, mais je n'ai pas voulu écouter.
Je relâche le lépidoptère moribond pour m'attaquer à l'éboulis. C'est une tâche impossible : le couloir qui remonte fait au moins cinq mètres de long. Il faudrait des jours à une équipe de sapeurs pour dégager le passage, et moi je suis seule, blessée et pas du tout équipée pour ça. Mon masque respiratoire sera vide dans quelques heures, tout au plus, mais qu'est-ce que je peux faire d'autre ? A la lumière intermittente de la balise, je fais tomber pierre après pierre, mais c'est comme vouloir détourner un fleuve. Je m'accorde une pause quelques instants pour faire le point. Même s'il est vite fait...
J'ai fais ce que j'ai pu, je suis allée bien plus loin que je ne l'aurais cru possible. Pas si mal, tout compte fait. J'aurais aimé que les choses tournent différemment bien sûr. J'aurais aimé sauver les Exécuteurs, trouver le maître-relais, j'en aurais appris plus sur la technologie qui me donne vie. J'aurais aimé revoir Nad, et Ven, et Lorenz. Et Elizabeth ! Elle est une composante de moi, après tout. J'essaye de profiter du calme, une dernière fois, mais il y a ces gratouillis énervants qui viennent me déconcentrer.
Je regarde d'où ça vient. C'est mon entomo-mate qui gratte de ses dernières pattes valides un gros pavé au centre de la pièce. Le choc a dû endommager son cerveau, normalement il est programmé pour retourner à l'air libre. Je viens m'asseoir à côté de lui, en claudiquant. Je passe la main sur le pavé, il est étonnamment rugueux. Je pense savoir de quoi il s'agit : une pierre poreuse, elle laisse passer les fluides. En général, on les installe au-dessus des canalisations d'égouts. Qui sait ? Je me mets à faire comme mon petit lépidoptère, je gratte le pourtour du pavé pour le desceller. Mais il est si bien enchâssé que je m'y reprends à plusieurs fois avant de pouvoir le déloger. Il y a bien un conduit. Je peux peut-être sortir par là. Je laisse le petit insecte choisir la direction, et je me faufile tant bien que mal à sa suite. Le conduit est si étroit que mon avancée est mal-aisée. Mais mon petit camarade n'est pas non plus au mieux de sa forme. Il ne s'arrête pas pour autant et je fais comme lui : je tourne là où il le décide et j'avance comme son ombre.
Et puis une lumière grise vient remplacer le flash rougeoyant de sa balise... La lumière du dehors ! Il ne s'y est pas trompé, c'est bien vers l'extérieur qu'il me mène. Je rampe un peu plus vite, aussi vite que j'en suis capable, en fait. Il y a une grille mais elle est si rouillée qu'elle ne me résiste pas, nous sommes enfin à l'air libre. Après l'avoir remercié, je libère mon petit compagnon d'infortune de sa balise et je laisse s'envoler, il l'a bien mérité.
Je suis au milieu des gravats et si c'est bien le ciel que j'aperçois au-dessus de moi, je suis toutefois prisonnière à l'intérieur d'une tour effondrée. Il va encore falloir que je grimpe si je veux m'en sortir. Je ne pose pas d'autres questions et j'entame mon ascension. C'est lent et compliqué, mes fractures me ralentissent beaucoup. Je grimpe néanmoins, pierre après pierre. A mi-chemin, je me fige. Il y a du mouvement au-dessus de moi. Un fonceur ? Non, j'aurais entendu le bruit. Plus sûrement un glisseur. La cité capitale est censée être déserte. Cela me conforte néanmoins dans mon choix de venir ici. Je risque un œil. C'est bien là, mais ce n'est pas un glisseur. Je mets du temps à comprendre de quoi il s'agit...
C'est un cerf-volant. Il est tout argenté et le soleil le fait briller de mille feux. A quoi peut-il servir ? Est-ce un système de surveillance ? Je dois être extrêmement prudente. Je reprends mon ascension, en prenant garde de ne pas me retrouver dans la ligne de vue du cerf-volant. Quand j'arrive en temps de la tour, je peux enfin contempler la cité, et le ciel qui la domine. Il y en a plusieurs de ces engins brillants : j'en compte neuf, survolant les ruines, et chacun doit faire dans les dix mètres d'envergure. Je ne pourrais jamais passer inaperçu de tous en même temps. Il va falloir ruser... Mon regard retourne à la cité, ou du moins à ce qu'il en reste. Je suis sans doute dans la partie la plus haute et la plus centrale de la ville. L'ancien palais du Matriarcat. Et à l'exception des pierres noircies que j'ai gravi, il n'en reste rien. Je regarde vers le sud-ouest, en direction de la tour des machinistes. Mais ce n'est qu'un champ de décombres. Où que je porte mon regard, c'est pareil. Ruines et gravats, il n'y a que cela ici. L'ocre de la rouille le dispute avec le noir de la suie. Ce qui ne s'est pas effondré a brûlé. Ce qui n'a pas brûlé a été vaporisé. Je ne sais pas quelles armes ont œuvré ici, mais le résultat est sidérant. Certains murs donnent l'impression d'avoir été tranchés nets. C'est proprement hallucinant. Je ne sais plus guère ce que je venais chercher ici : il n'y a plus rien qui tienne debout.
Plus au nord, une forme attire mon attention. Il s'agit de deux tourelles mitoyennes à moitié effondrées. Pas en meilleur état que le reste. Alors pourquoi est-ce que je n'arrête pas de les regarder ? D'ici, de la hauteur d'où je me trouve, elles ont un peu la forme de... Non, c'est un hasard. N'empêche que, de plus haut encore, elles auraient tout à fait la forme d'un papillon. Ça ne veut rien dire, je le sais bien, mais j'entreprends néanmoins de me diriger dans cette direction. C'est idiot, il n'y a rien là-bas qui puisse me servir. C'est juste la voix de Téo que j'entends : "Tu as promis d'aller à la chasse aux papillons." C'est vrai qu'il l'a dit, mais c'est juste un enfant. Un enfant particulier, certes, mais rien de plus.
Je marche pourtant jusqu'aux tourelles, en essayant de me cacher autant que possible des immenses cerfs-volants argentés. J'y vais aussi vite que mes membres meurtris me le permettent. Il y a en moi comme un sentiment d'urgence. Je passe par le chemin le plus à couvert, mais je sais où je vais : à l'endroit où les deux tourelles se rejoignent. J'ignore pourquoi, mais quand j'y arrive, il y a bien une ouverture, presque une porte. Je m'y engage avec détermination. Je ne sais pas comment tout cela va finir, mais je sais que je serai là, quand ça finira, dans cet endroit quel qu'il soit.
A mon entrée, un feulement sourd m'accueille. Ma main gauche s'est déjà équipée de sa double lame. Je repère d'où vient le bruit. C'est un qwetal, un serpent ailé. J'en ai rarement vu d'aussi grand et surtout jamais d'aussi près. Je suis impressionnée, mais plus encore étonnée. Les qwetals sont craintifs, ils ne vont jamais à l'affrontement avec des humains. Ai-je l'air si diminué que celui-ci veuille me prendre pour cible ?
A sa couleur bronze, je déduis que c'est une femelle. Et si elle est si grande, c'est qu'elle a pondu récemment. Son nid doit être tout prêt. C'est cela qu'elle protège. Si je longe le mur... Je l'entends encore feuler, sa colère me poursuit plusieurs mètres, mais j'arrive à m'enfoncer dans la structure. A mon grand étonnement, cela finit en cul de sac. J'inspecte les murs à la recherche de quelque chose, un mécanisme ou n'importe quoi. Ce que je trouve en premier sont des inscriptions : plusieurs lignes courtes, des instructions peut-être, ou une mise en garde. L'alphabet runique du vieux parler. Voilà qui ne m'arrange pas. Heureusement, je connais les runes de la première ligne : Bordēn. La seconde... Farol. C'est ça : Bordēn, Farol, Deslhan, Albreich, Esmyrion et Guedzem. Six des sept cités du protectorat. Qu'est-ce que cela veut dire ? Et pourquoi Gharr n'est-elle pas mentionnée ? Voyons... Gharr n'était qu'une cité sous tutelle à l'époque de la destruction de la cité capitale. D'accord, soit. Mais pourquoi graver le nom de ces six cités ici ?
Je continue à chercher, et sur l'autre mur, je trouve autre chose. Une sorte de clavier avec neuf touches, bien rangées en trois lignes de trois. Comment dirait Elizabeth ? Un digicode. Et autour, gravé comme un filigrane, un étrange dessin dans un cercle. Qu'est-ce cela peut vouloir dire ? Je présume que l'indication des cités doit m'aider à trouver un code. Mais quelle est la règle ? Trouvez l'intrus ou au contraire celui qui manque ? Plutôt celui qui manque : le nombre six n'a guère de sens dans le Protectorat, contrairement au sept. Bien. Donc la septième cité. Il ne peut s'agir que de Gharr, mais je l'ai déjà exclue. Il ne reste que la cité capitale.
Quelle ironie : c'est la seule cité de tout Nebba dont j'ignore le nom. Son souvenir a été banni. Voilà qui serait drôle si ce n'était triste. Et même si je trouve le nom de la cité détruite, en quoi cela m'avancera-t-il ? Le pavé est numéroté de un à neuf. Je ne vois pas comment traduire un nom en chiffre. Cette figure est particulière, et je l'ai déjà vue quelque part. Voyons... Un cercle divisé en neuf parties égales et dont six des points sont reliés entre eux. Neuf points, neuf chiffres. C'est lié au code, c'est certain, mais comment ? Si seulement je pouvais retrouver l'origine de cette figure. Était-ce sur Terre ou sur Nebba ? Disons que c'était sur Nebba, ça m'arrangerait. Lorenz m'en aurait parlé ? Étonnamment, c'est le visage de l'instructrice Lantys qui me revient en mémoire. Elle me montre le linteau de la porte Nord de Bordēn. L'ennéagramme y est dessiné, pas très visible, mais bien présent.
Je me souviens, c'est lié aux décimales de un septième. Bordēn était à l'origine la deuxième des sept cités. Deux septième, 0.285714285714... avec toujours les mêmes chiffres qui se répètent à l'infini : 285714. Je tape sur le code sur le clavier mais rien ne se passe.
D'accord, je me suis trompée : ce n'est pas le code de Bordēn qui est attendu, mais celui de la première des sept cités. Un septième, 0.142857142857... et encore une fois les mêmes chiffres à l'infini : 142857. Cette fois-ci quelque chose se passe : un bruit sec derrière le mur. Et ? Je pousse de tout mon poids, et ça commence à tourner. Dès que je le peux, je me faufile par l'interstice. J'ai le cœur qui bat la chamade, j'y suis presque.
Une nacelle m'attend, elle est assez grande pour quatre ou cinq personnes. Je m'y installe. Il y a une manivelle qui semble reliée à un système de poulie. Fort bien, je vois ce que j'ai à faire. Je tourne la manivelle, et en même que le passage se referme, la nacelle s'enfonce dans les profondeurs. Ça descend, pas très vite mais très loin. Je suis une nouvelle fois dans l'obscurité absolue quand la nacelle se bloque à son point d'arrivée. Mes oculaires ne me sont pas plus utiles ici qu'ils ne l'étaient la tour des machinistes.
"- Il y a quelqu'un ?"
Je ne sais pas vraiment ce qui m'a pris. J'ai perdu tout effet de surprise, mais j'ai la conviction que rien de mal ne m'attend ici. Et c'est étonnant, j'ai cru apercevoir une lueur quand j'ai appelé. Je recommence, et cette fois je suis sûre de mon coup : il y a des appliques aux murs, et elles se sont brièvement allumées un bref instant. C'est comme dans les vieilles histoires de Lorenz. Il y a un cristal harmonique de Ryman quelque part, et si je trouve la bonne fréquence, il générera assez de puissance pour tout allumer. Je frappe ma main contre le cuir de mon harnais, je frappe des pieds, mais c'est quand j'entre-choque mes doubles lames entre elles que la lumière se fait.
Je suis dans une... Je ne sais pas trop ce que c'est, en fait. Une sorte de laboratoire, je dirais. Il y a des équipements qui parleraient à Elizabeth. On dirait des cuves. Avec, je ne sais pas trop, des genres de systèmes de régulation. Et à côté de chaque cuve, un truc plus petit. Ah zut, Elizabeth saurait comment ça s'appelle. D'ailleurs j'ai le nom sur le bout de la langue. Ça va me revenir, c'est des... j'ai un frisson qui me traverse l'échine quand le nom me revient : des couveuses. Je fais un compte rapide, il y a treize cuves et autant de couveuses. C'est ici que je suis née dans ce monde, j'en ai l'intime conviction, moi et tous les autres Exécuteurs.
C'est prodigieux, c'est comme si j'avais découvert le saint Graal. C'est d'ici que je viens, c'est ici que j'ai été conçue. Et même si c'est différent, cela ressemble beaucoup à la technologie des répétiteurs. J'ai été créée ici, dans ces machines. Je suis venue au monde et j'ai été soignée dans l'une de ces couveuses. J'en ai le vertige, c'est proprement hallucinant. J'ai tout à la fois envie de pleurer et d'éclater de rire. Je suis Iz, fille de personne, enfantée par une machine. Je suis face à face avec mon créateur, et c'est tout sauf un visage accueillant. C'est Faïs et Warren qui seraient contents de voir ça. C'est eux qui avaient raison : je ne suis que du matériel, le fruit d'une expérience.
Je m'écroule dans un coin, complètement vidée. Et triste comme une pierre. Ida m'avait dit que je posais trop de questions. Ce qui est certain c'est que je n'aime pas les réponses que j'ai obtenues... Est-ce que tout cela ébranlerait la foi d'Ida ? Probablement.
Ida, et les autres. C'est pour eux que je suis venue. Trouver le maître-relais, et si ce que j'ai découvert est prodigieux, ce n'est pas ce que je cherchais. Il doit y avoir autre chose. Ce n'est pas possible autrement. Je ne veux pas que les autres restent bloqués en stase. Je dois pouvoir au moins trouver un indice, je ne sais pas.
Pourquoi treize cuves ? Il n'y a que douze Exécuteurs. Il y a quelques choses qui ne collent pas. La treizième est peut-être celle de Téo... Non, ça ne tient pas debout. Manifestement, cet agencement prend tout l'espace, les treize cuves ont été construites en même temps. Treize cuves complètement identiques... Peut-être trop.
Je les inspecte toutes. Peut-être la même ruse que dans la maison froide, un objet anodin qui cache une entrée secrète. Une énigme cachée à l'intérieur d'une autre. J'arrive à ouvrir le mécanisme à la base d'une des cuves. Une échelle... Je n'hésite pas, je descends.
Ce que je vois en dessous, je n'arrive pas à l'interpréter. C'est le maître-relais, ça c'est sûr, mais... Il y un orbe, il est immense et il y a des tas de tuyaux qui en descendent et qui se rejoignent sur... Je n'arrive pas à appréhender ce que c'est. C'est grand, très grand, géant même. Un genre d'animal. C'est un...
"- Par la lumière, c'est un foutu Dragon !! Est-ce que je suis dans un rêve ?
- Bienvenue, mon enfant. Je suis un Scalaire, et tu es effectivement dans un rêve. Tu es dans mon rêve !"