Cette douleur, je la connais bien. C'est celle de la synchronisation. Mais il s'y ajoute quelque chose d'autre. Une peur sourde. Je me suis désynchronisée trop tôt. Je n'ai pas eu le temps de briefer le Gouverneur Sakin... Je lui ai demandé de m'envoyer à Gharr sans pouvoir lui donner le moindre détail. Or la Passe du Sel est tenue par les nématodes. La moindre erreur pourrait m'être fatale : si mon caisson est intercepté par l'ennemi, alors je ne me réveillerai jamais, et cela en sera fini de Iz. Je m'accroche à ma souffrance. Après tout, elle signifie que je suis en train de me synchroniser, et donc que je ne suis pas encore morte.
Je m'extrais de mon caisson, mais l'opération est mal-aisée : je me sens gauche, comme si je n'étais pas totalement raccordée à mon corps. Et puis ma vue n'est toujours pas revenue. Surtout j'ai l'impression de me cogner contre des murs. Quelque chose ne va pas, il y a eu comme un bug. Mes sens semblent sans dessus dessous. Habituellement l'ouïe revient en premier, et là, je n'entends qu'un sifflement aussi aigu que désagréable. Je suis frigorifiée. C'est anormal : les Exécuteurs sont censés être insensibles au froid. Peut-être une fuite de kéramyde ? Cela expliquerait la température, mais aussi pourquoi le processus de synchronisation n'a pas totalement abouti.
A tâtons, j'explore mon environnement. Je suis dans un lieu exigu. Si je ne connaissais pas si bien mon caisson, j'aurais pu croire que j'y étais encore. Le sol est métallique, les murs aussi. Oh je comprends : la vision m'est revenue, je suis juste dans le noir. Et il y a une vibration, elle est parfaitement accordée au sifflement que j'entends. On dirait... Je suis dans une machine volante. Oui, cela fait sens : mon caisson a été chargé dans un orni-mate. Je me sens rassurée. Un peu seulement, car on m'a dit qu'aucun orni ne pouvait traverser la Passe. Les machinistes auront trouvé un moyen de programmer mon réveil de façon automatique. Si je suis encore en vie, c'est qu'ils ont fait du bon travail. Je continue mon inspection, en commençant par moi-même. Je suis revêtue de ma combinaison, de mon harnais et de mes armes. J'espère que le séjour dans le caisson ne les aura pas détériorés. Ce n'est pas la procédure habituelle, mais je comprends pourquoi on m'a laissé mes affaires. J'aurais eu bien du mal à m'habiller dans le noir et contorsionnée comme je le suis. D'autant que je suis toujours engourdie à cause du froid. Au moins je sais maintenant que c'est dû à l'altitude, pas à la kéramyde.
J'ai l'impression d'être enfermée dans l'une de ces machines à froid du monde d'Elizabeth, celles dont la lumière s'éteint quand on ferme la porte. J'ai besoin d'un éclairage, même minime, sans quoi je ne pourrais jamais sortir d'ici. Malheureusement pour moi, les orni-mates ne sont pas connus pour leur confort. En fait, pour ce que j'en sais, je suis peut-être bien la première personne à avoir voyagé ainsi. On ne les utilise que pour les marchandises. Ceci dit je devrais être habituée, il en allait de même pour mon périple dans le Tube. Après tout, les Exécuteurs ne sont rien de plus que des outils. Je finis par dénicher une sorte de petit panneau que je fais glisser non sans mal. La lumière inonde enfin l'habitacle, et si c'était possible le froid se renforce encore. Quelque part, heureusement que je ne suis pas tout à fait humaine.
Le Gouverneur a eu la bonne idée de faire charger un fonceur. Avec ça, j'ai une chance de traverser les lignes ennemies sans trop de risques. Je ne sais pas encore comment je vais pouvoir le faire démarrer dans un espace si confiné. Pas moyen de m'installer dessus. J'en suis à étudier les différentes options quand l'orni-mate fait une violente embardée. Cela m'envoie bringuebaler contre mon caisson. Je colle mon œil au panneau sans rien y voir de particulier. Pourquoi donc cet idiot se comporte-il comme ça ? A cette altitude, il n'y a pas d'obstacles ! La seule chose qu'on peut rencontrer, c'est... Bon sang, une autre machine volante. Forcément des nématodes !
Frénétiquement, je cherche un moyen d'ouvrir la soute. Il ne leur faudra pas lentement pour détruire l'orni. Je n'ai toujours pas de solution pour démarrer le fonceur, mais le problème est relégué au second plan. Ma priorité est de sortir. J'ai trouvé la trappe. J'actionne le mécanisme, et je me retrouve happée par un vent furieux. Je tourne en tout sens, je suis en chute libre, totalement désorientée. Pourtant, mon cerveau capte quelques images qu'il analyse. Les nématodes qui sont en train de tirer sur l'avant de l'habitacle, mon caisson qui tombe et va aller se perdre loin en bas et surtout, surtout, le fonceur qui chute lui aussi et qui s'éloigne de moi. Je me débats contre l'air, je n'arrive à rien contrôler. Le vent me vole mon souffle. Il faut que je retrouve mon calme. Je viens coller mes bras contre mon corps, et c'est comme si je me faufilais entre deux lames d'air. Je tourne encore un peu sur moi-même, mais au moins je me rapproche du fonceur. J'essaye d'ajuster la trajectoire pour compenser la dérive. Pas facile de garder les yeux ouverts sur ma cible. Concentrée sur mon mouvement, je n'ai pas suffisamment surveillé ma vitesse et je percute violemment le fonceur sans pouvoir accrocher le moindre support. Sonnée, et l'épaule luxée, je me remets aussitôt en position. Cette fois, je ralentis un peu trop et le fonceur manque de m'échapper encore. Mais de mon bras valide, j'agrippe l'appareil et tant bien que mal je finis par l'enfourcher. Je n'ai pas le temps de m'assurer que les turbines sont dégagées, j'ouvre directement le clapet d'admission de kéramyde. La machine s'ébroue, et pendant quelques secondes j'ai l'impression d'être sur le dos d'un taureau. La bête finit par se calmer à mesure que les puissants moteurs se mettent à générer de la poussée. J'ai perdu pas mal d'altitude dans ma chute, pourtant je continue à piquer. Je n'ai pas oublié les nématodes qui s'en sont pris à l'orni-mate. Ils étaient équipés d'aiguillonneurs. J'ai eu de la chance qu'ils aient préféré s'acharner sur l'appareil. Je risque un regard en arrière, mais ils sont trop loin pour représenter un quelconque danger maintenant. Je repense à mon caisson. Je sais à quel point ils sont des trésors de technologie. Peut-être que nous en sommes là, à sacrifier nos plus précieuses merveilles, dans l'espoir que cela nous aide à remporter cette guerre !
Ma trajectoire m'amène près du sol, presque en rase-motte. Le pilotage requiert toute mon attention, mais au moins je suis à l'abri des tirs ennemis. A cette altitude, ma vitesse angulaire est bien trop élevée pour qu'on puisse m'atteindre. Mon regard passe du gyro à l'horizon, mon cap est fixé sur Gharr. J'espère qu'il n'est pas trop tard, que tout cela n'est pas vain. Il y a là-bas des gens à qui je tiens. Comme Ven. Je ne sais pas comment il s'en sort. La dernière fois qu'on s'est vu, je l'avais méchamment égratigné. Le corps d'un Exécuteur régénère, il n'en va pas forcément de même pour son ego. Qu'est-ce que je peux être idiote : il doit avoir bien d'autres problèmes à gérer à l'heure qu'il est. Ou peut-être même que... Non, je ne préfère pas y penser. Ma mission est justement d'empêcher que la ville ne bascule. Je viens sauver des gens. Le plus possible. La mission l'emporte sur tout. C'est un dicton d'Exécuteur, et pour l'instant, il me donne un certain courage. Qui sait ? Un peu d'espoir aussi.
Je n'ai plus besoin du gyrocompas, c'est la fumée qui me guide maintenant. Je survole la ceinture d'adobe, qui à mon grand étonnement a été plutôt épargnée, en revanche plus j'avance, plus les dégâts apparaissent. Je me décide à reprendre un peu d'altitude. Je me dis qu'il y a très peu de constructions à étages ici, je n'ai pas vraiment à craindre des tireurs embusqués. Quoi qu'il en soit, je prends le risque : j'ai besoin d'une vision d'ensemble. La vue de la cité dévastée est un crève-cœur. Bien sûr, Gharr n'a jamais été la plus belle cité du Matriarcat. Mais là, toute cette désolation... Certains quartiers sont en ruine. Des barricades bloquent de nombreuses artères. De petits groupes se déplacent ici et là, sans qu'il soit possible de dire dans quel camp ils sont. Loyalistes ou émeutiers ? Mon survol m'amène en vue de Dak'Tohur, le parc royal, le joyau de la cité. Une partie est en cendre, le reste brûle encore. Ici aussi, des barricades. Toutefois le parc est trop vaste pour qu'elles entravent bien longtemps le mouvement. Alors, ici et là, on se bat. Avec acharnement. Une fois de plus, impossible de dire qui l'emporte. Enfin si, d'ailleurs. L'émeute profite aux nématodes. Ils exploitent le chaos pour s'infiltrer partout dans la cité, pour infecter les combattants, quel que soit leur camp.
Plus que jamais, j'ai besoin d'alliés. Et je sais où je vais les trouver : à la maison froide. Malgré ma position, j'ai bien du mal à m'orienter. Mes points de repères sont brouillés, comme si les quartiers de la cité avaient été mélangés par un cerveau dérangé. En me calant sur la position du parc, et en estimant la direction générale du quartier administratif, je trace grossièrement un itinéraire. Pour l'approche finale, je m'aide de mes oculaires. Aussitôt j'accroche le bâtiment : il rayonne dans l'indigo. Je vérifie les réglages : ils sont corrects. C'est beaucoup trop intense. Cela voudrait dire que la température doit y avoisiner les 10 degrés Celsius. Étrangement bas. Plutôt que de venir me poser, je boucle en spirale, le temps d'observer les lieux plus en détail. A part cela, tout semble normal. Peut-être un dysfonctionnement de mes oculaires... Je scanne la gamme de fréquence, et à l'exception d'interférences sporadiques, je ne repère rien. En fait, pour une ville en pleine guerre civile, c'est diablement trop calme. Je remets les gaz, mais je n'arrive pas à quitter la zone. Je suis tellement proche, la tentation est forte. Ce sont mes oculaires qui attirent mon attention ailleurs. Ces satanées interférences sont revenues, et elles semblent plus régulières. J'isole une résonance de faible amplitude. C'est un signal, pas très stable mais assez net pour que je le remonte. A regret, je quitte le seul endroit où j'avais une chance de retrouver Ven.
Je suis le signal avec prudence, je suis peut-être en train de me diriger dans un piège. Mon pressentiment se renforce quand je me rends compte qu'il me guide à l'intérieur du quartier funéraire. J'en viens à me dire que j'ai lâché la proie pour l'ombre. Et je la repère, là, sur un toit. Je connais cette silhouette, mon cœur palpite. Je dois rester vigilante, bien sûr, mais une joie tenace me chatouille tout le corps. Dans mon excitation, je ne me rends pas compte qu'elle cache sciemment son visage. Ça devrait me sauter aux yeux, pourtant je ne vois rien. Et d'un coup...
"Nad ?!"
Toute sa peau est horriblement grêlée. Je ne peux pas m'empêcher de penser aux tatouages tribaux qu'elle nous dessinait parfois. On en dirait une version cauchemardesque.
"Ton visage ?
- Et tout le reste de mon corps, ma chérie. T'inquiète, malgré les apparences je vais bien. Je t'expliquerais. Ne restons pas là, le ciel a des yeux."
A sa suite, je me glisse par une lucarne. Je ne sais pas où je suis tombée exactement, ça ressemble à une base d'opérations. Faite de bric et de broc. Il semblerait que la situation n'ait pas tourné en faveur des Exécuteurs. Je repère des opérateurs, dont les visages ne me sont pas inconnus, ainsi que d'autres personnes que j'identifies comme des machinistes. Je rejoins Nad, qui parlent à l'un d'eux.
"Tu peux arrêter, pas besoin d'attirer les vers. Iz, je te présente le Technicien Araz. C'est lui qui a eu l'idée d'utiliser des cristaux de quarium pour t'envoyer un message.
- L'interférence sur mes oculaires... C'était bien vu. Mais comment as-tu su que j'étais là ?
- On a laissé un guetteur près de la maison froide. Elle est... tombée, ça fait quatre ou cinq jours."
J'accuse le coup. La maison froide de Gharr a été prise par l'ennemi. Notre principal bastion. J'en ai le tournis.
"Si tu étais entrée... Disons que tu as bien fait de ne pas y entrer, ma chérie.
- Pourquoi la température y est si basse ?
- L'édifice est encore saturé de vapeur de kéramyde. Quand c'est devenu intenable, les opérateurs ont déclenché un système de défense. Cela a tué tout le monde, ami ou ennemi, en inondant les couloirs de kéramyde pure. Seuls les Exécuteurs pouvaient y survivre. Mécanisme ingénieux, si on est prêt à accepter autant de pertes."
Je repense à la jeune femme insouciante avec qui je partais en mission à Bordēn. Je me demande ce qui est le plus brisé en elle, son corps ou son esprit ? Je retarde la question qui me taraude.
"- C'est là-bas que tu as été brûlée ?
- Oh ça ? Non... Ce n'est pas un mal, c'est plutôt un remède. Comme nous n'avons plus accès aux caissons, il a fallu trouver une solution pour la kérostase. C'est un tout jeune Ingénieur qui nous a peaufiné un truc. Ça vaporise une brume de kéramyde extrêmement fine pour recréer les mêmes conditions. Le corps se régénère. Juste pas assez vite pour cicatriser les brûlures de la peau."
Dire que j'ai laissé perdre mon caisson... La vérité fait son chemin en moi : nous sommes en train de perdre. Le Protectorat pensait détenir une carte maîtresse dans son jeu : les Exécuteurs. Or je vois à quoi nous en sommes réduits. L'ennemi savait où frapper.
"- Quelle est la situation ?
- C'est pas brillant. Sans renfort, on tiendra pas. Regarde."
Elle me montre une carte de la situation.
"Les loyalistes se sont concentrés ici, dans le quartier administratif.
- Une zone facile à défendre.
- Oui, c'était l'idée. Malheureusement les émeutiers peuvent attaquer de plusieurs fronts, et ils s'en privent pas. La royale se bat bien et on les épaule de notre mieux.
- Mais ?
- Je t'apprends rien, ma chérie : notre objectif, c'est les parasites. Ce sont eux les vrais ennemis.
- Je suis d'accord, Nad. Si on ne repousse pas les nématodes, peu importe qui des loyalistes ou des émeutiers l'emportera. Je... je ne vois pas Ven. Il est en opération ?"
C'est sorti malgré moi. Il faut dire que ça me brûlait les lèvres depuis un petit moment. Au regard de Nad, je sais déjà que la réponse ne va pas me plaire.
"- Je l'ai perdu, Iz. C'était il y a deux nuits. On a été séparés. C'était tendu. Le fait qu'il ne soit pas rentré...Elle a un soupir lourd de sens. Bon, il a de la ressource. Il va revenir, j'en suis persuadée."
Deux nuits. Au moins 36 heures. Je ne m'écroule pas, quoi qu'il m'en coûte. Ce conflit dépasse ma petite personne. Je dois avancer. Pourtant j'ai besoin d'en savoir plus. Je me renferme dans mon esprit.
"- Soulaï-Sym, vieux serpent ! Je connais tes réticences, et elles t'honorent. Mais là, j'ai besoin de savoir si Ven est toujours en vie !
- Mon enfant ! Je n'ai pas le don de double vue...
- Ne joue pas à cela avec moi. Tu partages ses pensées !
- Seulement quand il est synchronisé. Or la liaison a été brutalement coupée...
- Alors, il est mort.
- Pas nécessairement, non. Depuis que nous les côtoyons, les nématodes font preuve d'une grande curiosité en ce qui concerne le programme des Exogènes. Il n'est pas impossible qu'ils le le gardent en vie pour l'étudier.
Pas impossible ? Tu parles ! Ai-je l'air naïve ? Je préfère être honnête, et me nourrir de ma rage. J'ai une raison de plus d'abattre les parasites, et je ne m'en priverais pas. Ils payeront pour cela et pour tout le reste. Je sens la main de Nad sur mon épaule.
"- Iz ? Tu es avec moi ? Je te demandais si tu avais des nouvelles de la Reine ?
- La Reine ? Eh bien, elle doit être à Esmyrion à l'heure qu'il est !
- Il y a des rumeurs qui courent. Sa nef aurait été abattue.
- Écoute Nad, j'étais avec la Reine il y a peu de temps. Et depuis j'ai volé sur les ailes de la tempête. Si quelqu'un a des informations fraîches dans cette cité, c'est bien moi. En conséquence les bruits qui circulent viennent forcément des Nématodes. Ils cherchent à saper notre moral.
- C'est ce que je me disais. C'est une information capitale. Il faudrait trouver un moyen de la relayer."
Je garde l'idée. Cependant il en faudra plus si on veut battre notre ennemi. Beaucoup plus. J'inspecte les cartes. On y voit les positions défendues par les loyalistes, et des estimations sur les groupes d'émeutiers. Aucun doute, c'est très mal engagé.
"- D'après toi, Nad ? Comment pourrait-on renverser la situation ?
- On a besoin des troupes de Prac'h. Il n'y a pas d'autres solutions.
- Sauf que ce n'est pas une solution. Ils sont bloqués à la passe du Sel. Qui plus est, la Reine se méfie du Commodore. Il faudra faire sans.
- C'est impossible. Les émeutiers sont trop nombreux, trop mobiles. On a à peine repoussé un assaut qu'une brèche se forme ailleurs. Les loyalistes l'ont appris à leurs dépends. Depuis ils économisent le peu de force qu'ils leur restent."
L'assaut frontal n'est pas envisageable, ça je l'ai bien compris. Il faut autre chose : une façon radicalement différente de reprendre l'avantage.
"- Et les machinistes ? Certaines de leurs inventions peuvent s'avérer dévastatrices !
- Iz, souffle-t-elle, les seuls machinistes encore en vie sont dans cette pièce : leur tour a été détruite, corps et biens."
Un autre espoir s'effondre. Je repense à mon survol de Gharr. Il me manquait un repère visuel, je comprends maintenant lequel. Je replace mentalement la tour. Je revois le quartier totalement en ruine, toujours fumant.
"- Il y avait une technicienne, grande et blonde. Cydaelle, je crois.
- Les seuls machinistes encore en vie sont dans cette pièce", répète-elle d'une voix froide.
Je m'enfonce dans une mer sanglante. Chaque vague m'arrache une parcelle de moi-même. Et rien ne semble pouvoir inverser la tendance. Je croyais débouler pour sauver la cité, sauf que j'arrive trop tard. Nad a été plus forte que je ne le serais jamais. Et Ven, il a donné sa vie ! De colère, je balaye les cartes.
"Iz ! Mais qu'est-ce qui te prend ?
- Tes cartes, elles racontent la mauvaise histoire. Tout ceci n'est qu'une opération de diversion. L'ennemi, c'est les nématodes !
- Tu crois que je l'ignore ?! Il faut pourtant bien qu'on appuie les loyalistes. C'est les seules troupes à notre disposition.
- Toute la population s'est rangée derrière les émeutiers ?
- Non, par la Lumière, non ! Beaucoup ont fui la cité pour les forêts alentours. D'autres se barricadent chez eux en attendant de voir dans quel sens le vent tournera. Il y a aussi des bandes de pilleurs...
- Des pilleurs ? Sûrement des émeutiers !
- Eh bien, il semblerait que non. Ils évitent le combat. Nous pensons qu'ils nourrissent les populations encore terrées ici.
- J'ai du mal à comprendre.
- Moi aussi, ma chérie. Moi aussi. Ven les a traités d'hommes libres. Je ne sais pas ce que ça veut dire."
Si quelqu'un connaît Gharr, c'est bien Ven. Même si je suis sans doute en train de me raccrocher à quelque espoir futile, j'ai envie de creuser dans cette direction. Des hommes libres ? Ça n'évoque pas le moindre souvenir en moi. Lors des discussions avec Ven, ou quand j'écoutais les histoires de l'opérateur Lorenz ? Non, rien ne me revient. Mais tout comme Nad, je suis une pure bordienne.
"- S'il vous plaît ! Machinistes, approchez-vous un instant. Certains d'entre vous sont en garnison ici depuis longtemps, je suppose. Avez-vous jamais entendu des hommes libres ?"
C'est quelque chose que j'aime chez les machinistes : quand on leur pose une question, ils ne cherchent pas pourquoi, ils se contentent de répondre.
"- Milady, c'est une légende, lance un jeune. Si tu ne manges pas ta soupe, les hommes libres viendront te prendre. Vous voyez ?
- C'est un peu plus compliqué que ça, renchérit un autre. A l'origine, il s'agissait des Barbares qui se sont opposés à Dak'Ayan quand la paix a été signée avec le Protectorat. Ils ont été pourchassés. D'où le lien avec le croquemitaine.
- Se pourrait-il... dis-je avant d'être interrompu par un troisième.
- Non, non, non ! Enfin, oui, vous avez peut-être raison tous les deux. Mais c'est pas ça le plus important. Milady n'ignore pas que Gharr est gangrenée par divers trafics plus abjectes les uns que les autres. C'est l'œuvre de plusieurs gangs. Ils se font appeler collectivement les Hommes Libres."
Je suis obligée de puiser dans le jargon d'Elizabeth pour comprendre de quoi il me parle : une mafia. Ainsi donc les crapules de Gharr se seraient fédérées ? Ce n'est pas impossible et cela expliquerait comment ils ont fait pour ne pas être éradiqués par la milice locale. Je continue à presser les machinistes, mais je n'en apprends guère plus. Leurs connaissances des bas-fonds sont trop limitées. Qu'à cela ne tienne ! J'ai un plan. Ou disons une esquisse de plan.
Le plus dur, c'est de garder Nad en dehors de tout ça. Elle connaît les réalités du terrain bien mieux que moi. Pourtant je dois me déplacer seule. C'est à regret qu'elle finit par me laisser partir, non sans m'avoir assommée de conseils. Je fais mon possible pour les assimiler. D'accord, mon fonceur est trop bruyant. Se déplacer sur les toits ? Pas bête, ils sont plats par ici, et ça permet d'éviter les barricades. Et elle n'en finit pas. Je crois qu'elle a peur de me perdre si peu de temps après m'avoir retrouvée. Ah, ce que je chéris de sentir la Nad fleur-bleue de Bordēn ! Par trois fois, je dois lui promettre que je ne vais pas mourir.
Je quitte sa base opérationnelle en prenant vers le Nord. Je n'ai pas de raison de croire qu'il y ait des traîtres, mais je préfère rester prudente. Quand je suis certaine d'être seule, j'oblique vers l'Est. Passer de toit en toit reste un exercice assez physique, ce qui n'est pas pour me déplaire. Je m'absorbe à la tâche. Mon corps tout entier est à la manœuvre, ce qui offre à mon esprit un peu de répit. J'ai l'impression de voler, d'avoir la maîtrise. Le contrôle ! C'est bien de ça qu'il s'agit. J'étais naïve de croire que je pourrais venir sauver Nad et Ven. La vérité c'est que je ne contrôle rien du tout. J'ai vu une braise, ou plutôt la possibilité d'une braise et je vais faire mon possible pour l'attiser.
En ce qui concerne le feu, je suis au bon endroit. Il y a pas mal de choses en train de brûler, ici, dans Dak'Tohur. Ce parc était probablement le plus beau de tout le Protectorat. Puissamment beau, devrais-je dire, très loin de toutes ces fioritures qu'on trouve à Deshlan. Je m'installe comme une araignée dans un recoin pour y attendre quelqu'un de particulier. Malheureusement, le parc est plus passant que je ne l'espérais. En tout cas, ce ne sont pas de simples promeneurs. Faute de pouvoir dire dans quel camp ils sont, je me contente de les laisser passer. Mais quand mes oculaires m'indiquent la présence de nématodes, alors je plonge dans l'action, je viens faucher les parasites. Je me faufile à l'intérieur des groupes pour en extirper la vermine. Dès mon forfait accompli, je disparais, laissant les survivants désemparés. Ils ignorent que je les ai sauvés de l'infection. Après tout, émeutiers ou loyalistes, ils restent des êtres humains. Cette sélection m'occupe plusieurs heures. J'essaye de me persuader que je nettoie la cité. C'est puéril : quelques nématodes de plus ou de moins ne feront aucune différence. La vérité c'est que je cherche juste à me venger.
Je viens de décimer un autre petit groupe quand je repère ma proie. Solitaire, il marche dans les ombres, furtivement. Sans mes oculaires, il aurait bien pu m'échapper. Je rejoins les hauteurs, et je le suis. Pas très longtemps. Il a tôt fait de s'engager dans une ruelle obscure. Avec l'aisance de la chasseuse, je me glisse juste derrière lui. A dessein, je lui laisse sentir ma présence.
Son mouvement est vif, toutefois la dague est encore un peu lourde pour son bras, et d'une pichenette je l'envois voler au loin. Plusieurs émotions passent sur son visage. La peur quand il comprend qu'il est à ma merci. Ensuite, le soulagement quand il voit que je suis une femme. Enfin la colère, quand il me reconnaît.
"- Vous ?!
- Oui, moi. Je viens récupérer mon dû.
- Mais... je ne vous dois rien, crie-t-il. Vous n'avez pas idée de ce que vous m'avez fait. Plus personne ne veut me laisser participer à la moindre opération."
L'adolescent a remonté sa manche. Même cicatrisée, la marque de chair est très nette. C'est bien là mon œuvre.
"- Et cela t'a aussi protégé. Aujourd'hui, tu dois payer pour la protection que je t'ai offerte.
- Vous êtes folle ! Je n'ai pas le sous vaillant, et c'est votre faute.
- Ce soir tu vas me servir, et je te rendrais ta liberté. A toi, et peut-être à tout ton peuple.
- Comment ?
- Je dois voir les Hommes Libres.
- Les régents ? Mais c'est...
- Non, pas seulement les chefs ! Je veux tous les voir. Dis-leur que s'ils la veulent, je leur offre la cité de Gharr !"